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Aurélien Bellanger est le Michel Houellebecq de gauche, le talent en moins (le Point, 2024)

Sep 9th, 2024
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  1. Gilles Clavreul : « Aurélien Bellanger est le Michel Houellebecq de gauche, le talent en moins »
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  3. Le Point, samedi 7 septembre 2024
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  5. Propos recueillis par Erwan Seznec
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  7. Pour le cofondateur du Printemps républicain, le livre d'Aurélien Bellanger, « Les Derniers Jours du Parti socialiste », cumule contresens politiques et faiblesses littéraires.
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  9. Haut fonctionnaire, cofondateur en 2016 du Printemps républicain, Gilles Clavreul a lu Les Derniers Jours du Parti socialiste, d'Aurélien Bellanger. Sans surprise, il n'a pas aimé le livre, qui attribue l'effondrement de la gauche à un courant minoritaire, inflexible sur la laïcité et la liberté d'expression, représenté par le Printemps républicain, Charlie Hebdo et, aujourd'hui, Franc-Tireur.
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  11. « Toute cette histoire de laïcité était un prétexte depuis le début », dit dans le roman un certain Sauveterre, personnage qui porterait la voix d'Aurélien Bellanger, dans cette fiction à clé. « Votre conception de la laïcité cache quelque chose d'obscurément fascisant et on est sans doute engagé plus loin que je ne l'aurais cru dans un processus de fabrication d'un ennemi intérieur. » En l'occurrence l'islam et les musulmans.
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  13. Selon Gilles Clavreul, on est au-delà du malentendu ou de la malveillance. Aurélien Bellanger, explique-t-il, arrive à contretemps sans comprendre l'histoire qui se déroule sous ses yeux.
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  16. Le Point : Que représente le livre d'Aurélien Bellanger, à vos yeux ?
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  18. Gilles Clavreul : L'auteur le dit lui-même, c'est un très long tweet. Il soutient une thèse absurde à coups d'arguments d'autorité et d'infos glanées sur Wikipédia et les réseaux sociaux, sans le moindre effort de vérification documentaire, d'où de nombreuses erreurs et contresens. Contrairement à ce qu'il laisse entendre, il ne s'est jamais approché du Printemps républicain, ni de Franc-Tireur ou de Charlie.
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  20. Son roman est à la croisée du politique et du littéraire, mais il me paraît raté sur les deux tableaux. Côté littéraire, c'est terriblement emprunté, à tous les sens du terme. On dirait un Houellebecq à la camomille, sans humour, sans autodérision, sans cette tendresse qui surgit de façon un peu miraculeuse, surtout, chez l'auteur de Plateforme et des Particules élémentaires. Dans le roman d'Aurélien Bellanger, Michel Onfray part en guerre contre l'islam après l'attentat de Charlie : ce n'est pas de l'invention romanesque, c'est juste un grossier contresens ! À cette époque, Michel Onfray accusait « l'Occident islamophobe » d'avoir provoqué la colère du monde musulman.
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  22. Côté politique, c'est pire encore. Il attribue à un groupe de quelques personnes le pouvoir magique d'ouvrir la voie du pouvoir à l'extrême droite en prenant les commandes de l'État. C'est d'autant plus ridicule que, lorsque le Printemps républicain a été créé, le Front national était déjà le premier parti dans les urnes (27,8 % aux régionales de décembre 2015). Comment faire tenir debout une histoire aussi fumeuse, sinon en imaginant une conspiration ? C'est l'expédient littéraire utilisé par l'auteur, mais, là non plus, ça ne fonctionne pas. Il se dégage de son livre un parfum de complot qui plombe tout le récit, avec une obsession assez malsaine envers la franc-maçonnerie - même si, à ma connaissance, aucun des personnages cités dans son livre n'est franc-maçon - et une lourde insistance sur les moeurs, supposément dissolues, des protagonistes.
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  25. Qui cible-t-il, selon vous ?
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  27. Le Printemps républicain n'est pas tellement en cause, puisque seul Laurent Bouvet, parmi ses personnages, en a fait partie. Aurélien Bellanger vise avant tout Charlie Hebdo, en donnant une forme romanesque à la charge d'Edwy Plenel contre Charlie, entré « en guerre contre les musulmans ». Sauf que le fondateur de Mediapart, lui, a regretté ses propos.
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  29. Tout cela surgit sur fond de remise en cause de la liberté d'expression au nom du respect dû à la religion. Pour certains auteurs, critiquer ou moquer la religion, ou même seulement en dénoncer les versions fondamentalistes, c'est faire offense aux croyants. Aurélien Bellanger s'inscrit dans le raisonnement d'un François Héran qui, dans sa Lettre aux professeurs sur la liberté d'expression (2021, La Découverte), s'en prenait à Samuel Paty, à Charb et à Coco.
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  31. Sa thèse est absurde. Elle penche nettement du côté de l'ordre moral et du procureur Pinard, celui qui a fait condamner Baudelaire et Flaubert. Elle est surtout servie par une mise en scène assez glauque. Le 7 janvier au soir, la bande à Charlie, auquel il joint de façon tout à fait improbable Michel Onfray, se réunit, non pour pleurer les amis assassinés, mais se réjouir de la « divine surprise » : une occasion en or pour mettre à exécution un vaste plan de chasse aux musulmans, que l'auteur ira jusqu'à imaginer comme ayant pour objet la déportation de « 6 millions » de musulmans, en appuyant lourdement sur la symbolique de ce chiffre.
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  34. Le livre est applaudi par une partie de la critique, manifestement ravie de voir le Printemps attaqué. Pourquoi ce mouvement suscite-t-il autant d'hostilités ?
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  36. Probablement parce qu'il touche quelque chose de sensible, et qui concerne principalement la gauche : son éloignement croissant d'avec les classes moyennes et populaires, dont Laurent Bouvet, bien avant l'aventure du Printemps républicain, avait été l'un des premiers à s'inquiéter. Cela s'est traduit, entre autres choses, par l'effacement de la question sociale au profit d'un surinvestissement des sujets de société. Ce découplage s'est illustré de façon spectaculaire par la fameuse note de Terra Nova en 2011 , actant le divorce entre la gauche et les classes populaires au profit d'une alliance entre urbains diplômés et minorités.
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  38. Ayant versé du sel sur la plaie, le Printemps républicain a joué un rôle « d'intégrateur négatif », pour reprendre l'expression de Denis Maillard [premier président du Printemps républicain, NDLR]. Il est devenu un prête-nom, une poupée vaudoue, que l'on pouvait charger de tous les vices, y compris et d'abord ceux qui n'étaient nullement les siens.
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  41. Comment résumer la position du Printemps républicain sur l'immigration en général, et l'islam en particulier ?
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  43. Ayant quitté le Printemps républicain il y a deux ans, je ne suis pas habilité à parler en son nom. Mais si vous regardez ce que ce mouvement a dit et écrit depuis sa création, vous constaterez vite que toutes les accusations d'obsession envers l'islam ou de complaisance envers l'extrême droite relèvent du procès d'intention. Le Printemps républicain a été créé par des républicains de gauche soucieux de remettre la question civique au coeur de la conversation démocratique en repoussant les mâchoires de la « tenaille identitaire », extrême droite d'un côté, décoloniaux et islamistes de l'autre.
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  45. Pourquoi l'idée républicaine est centrale dans cette affaire ? Parce qu'une partie de la gauche s'en est détournée, et que l'extrême droite tente une OPA sur ses valeurs fondatrices, dont la laïcité. En pointant le fait que la gauche radicale, pour des raisons plus opportunistes qu'idéologiques, laissait à terre le drapeau tricolore au risque que le Rassemblement national le ramasse, le Printemps républicain entrait de facto dans son collimateur, avec l'appui d'intellectuels de sensibilité libérale désireux de se refaire une virginité de gauche.
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  47. Contrairement aux idées reçues, l'intégration fonctionne bien pour une majorité d'immigrés et leurs descendants [...] Cette réalité déplaît à l'extrême droite, bien sûr, mais aussi à la gauche radicale.
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  50. Aurélien Bellanger dénonce une islamophobie larvée...
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  52. Quoi de mieux, pour « silencier » un adversaire, pour reprendre le mot d'Aurélien Bellanger, que de le traiter de raciste ? Aujourd'hui, l'accusation d'islamophobie fonctionne comme l'accusation de fascisme par les intellectuels communistes des années 1950 à 1980. Mais l'individu résumé à sa culture et à sa religion, c'est typiquement une idée réactionnaire. Cela permet, dans la rhétorique décoloniale, de glisser d'une lecture sociopolitique - il y a évidemment des inégalités et des discriminations, et l'histoire coloniale n'y est pas pour peu, c'est entendu - à un prisme racialiste et identitaire. Après avoir été sarkozyste, libéral proeuropéen, et sans doute pas mal d'autres choses, Bellanger reprend cette rhétorique à sa façon. Il se positionne en Houellebecq de gauche, le talent en moins, mais il dévoile clairement un ethos de droite.
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  55. Mais de quelle manière aborder les facteurs culturels, qui pèsent manifestement, en matière d'intégration ? Les gauches européennes semblent buter sur l'obstacle depuis des décennies.
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  57. Il faudrait désensibiliser la discussion, qui est instrumentalisée de manière brutale, de sorte que la conversation démocratique est confisquée par les extrêmes et leurs discours simplistes. Plus facile à dire qu'à faire. En réalité, et contrairement aux idées reçues, l'intégration fonctionne bien pour une majorité d'immigrés et leurs descendants. L'exploitation des données de l'enquête « Trajectoires et origines 2 » le montre largement : les immigrés s'intègrent dans le monde du travail, leurs descendants réussissent à l'école - qui remplit son rôle bien mieux qu'on ne le dit - et progressent dans l'échelle sociale. Cette réalité déplaît aux extrêmes : à l'extrême droite, bien sûr, qui maintient que les immigrés ne peuvent pas ou ne veulent pas s'intégrer ; mais aussi à la gauche radicale, qui prétend que le système est raciste et discriminatoire.
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  59. Il existe des discriminations que les droites ignorent ou minimisent. Il existe aussi des dynamiques séparatistes et une forte insécurité dans les quartiers où vivent majoritairement les populations immigrations, ce que la gauche radicale refuse de considérer autrement que comme le symptôme de domination postcoloniale. Une approche républicaine de ces questions ne consiste pas à agiter fébrilement le drapeau tricolore et à ânonner la devise comme un mantra : il s'agit d'être lucide et pragmatique.
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  62. Évoquer posément l'immigration et l'intégration, revenir aux préoccupations fondamentales des citoyens... Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas à reposer les enjeux ?
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  64. Parce qu'il y a eu un effondrement du socialisme de gouvernement, qui est tombé sous la coupe de la gauche radicale en France. Dans d'autres pays, la gauche y parvient parce que, précisément, elle a su sortir de l'ornière idéologique. C'est le cas du Danemark ou, plus récemment, du Royaume-Uni, même si le renouveau des travaillistes est d'abord une débâcle des conservateurs.
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  66. Les opinions européennes sont mûres, adultes : si on oublie les 10-15 % de radicaux sourds et aveugles de part et d'autre, la grande majorité des citoyens sont en mesure de comprendre qu'entre Éric Zemmour, qui veut renvoyer les immigrés, et François Héran, qui veut en accueillir quatre fois plus, il y a une prise en compte raisonnable de la réalité. L'immigration est une nécessité, moindre que chez nos voisins en dépression démographique, mais réelle. Elle peut être un atout, à condition d'être régulée et accompagnée par des politiques d'intégration efficaces. Ce n'est pas plus compliqué que cela. Et pour la laïcité, c'est exactement pareil : application sereine de la loi, ni plus ni moins, avec autant d'humanité et de bienveillance envers les citoyens de bonne foi que de fermeté envers les fauteurs de troubles.
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  69. La gauche radicale a pris le contrôle de la grande entreprise sociale-démocrate alors qu'elle ne pesait pas très lourd. En économie, on parlerait d'achat avec effet de levier. Comment est-ce arrivé ?
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  71. Elle a fait levier, effectivement : avec une minorité résolue, on peut s'imposer à une majorité apathique et déboussolée. Ce n'est rien d'autre que du trotskisme mis en pratique. Cette méthode est leur actif, pour prolonger la métaphore économique ! Les socialistes de gouvernement les connaissaient, mais ils n'y ont jamais cru. Ils n'ont pas vu le coup venir. En 2015, mes amis haussaient les épaules quand je les mettais en garde contre le Parti des indigènes de la République et le Collectif contre l'islamophobie en France. On m'expliquait qu'ils ne pesaient rien, que je leur donnais une importance qu'ils n'avaient pas, que c'était un feu de paille. Exactement ce qu'on disait du Front national trente ans plus tôt. Au début des années 2010, Jean-Luc Mélenchon était perçu comme le « laïcard » archétypal ; désormais, Houria Bouteldja voit en lui une « prise de guerre ».
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  73. J'attends le résultat de l'élection américaine pour confirmer une intuition, à savoir que la radicalité identitaire est en train de refluer.
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  76. Pourquoi la gauche de gouvernement a-t-elle sous-estimé l'adversaire ?
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  78. Par une forme de condescendance liée à son histoire. Le Parti socialiste avait toujours réussi à digérer la radicalité politique, et ce, depuis le congrès fondateur d'Épinay de 1971. Mais, d'une part, il n'a pas senti venir son affaiblissement brutal, qui a profondément modifié le rapport de force au sein de la gauche ; d'autre part, il n'a pas compris la nature nouvelle des radicalités identitaires. Autant avec les différents courants et sous-courants du marxisme, il existait une grammaire intellectuelle largement commune, qui permettait de se parler et de se comprendre ; autant la grille de lecture décoloniale est totalement étrangère à l'histoire du socialisme. Elle lui est frontalement hostile et ce n'est pas étonnant : comme l'indiquait clairement le communiqué de clôture d'un congrès décolonial il y a quelques années, son but est de rompre avec la modernité occidentale, c'est-à-dire avec l'humanisme, les Lumières, et la démocratie représentative. Il s'agit en réalité d'un projet éminemment réactionnaire.
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  81. Nous parlons des appareils, mais qu'en est-il selon vous de la France de gauche ? Adhère-t-elle à ces thèses radicales ?
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  83. Le discours de LFI est calqué sur celui des décoloniaux , mais cela ne dit rien de la masse des électeurs du mouvement. Je pense que les dissidents, comme Raquel Garrido, Alexis Corbière et François Ruffin, sont plus représentatifs du peuple de gauche que ne l'est l'appareil Insoumis. Au PCF, Fabien Roussel a réussi à faire triompher une ligne républicaine en mettant en avant les préoccupations des électeurs, mais le rapport de force interne était et reste assez serré.
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  85. Au fond, ce positionnement très radical surinvestissant les questions identitaires est aussi un aveu d'échec : il galvanise un électorat et capte l'attention médiatique, mais il condamne à l'opposition car il fait peur - plus peur, encore, que l'extrême droite, même si celle-ci est aux portes du pouvoir.
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  87. Aurélien Bellanger a lancé son livre en expliquant qu'il arrivait trop tard, et c'est le seul point sur lequel je lui donne raison. Il y a quatre ou cinq ans, il aurait probablement été en phase avec l'époque.
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  90. Plus maintenant ?
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  92. J'attends le résultat de l'élection américaine pour confirmer une intuition, à savoir que la radicalité identitaire est en train de refluer. D'un côté, tous les Républicains ne suivent pas les délires de Trump et de Musk ; d'un autre, les dérapages antisémites sur les campus et les excès en tout genre des « studies » amorcent une prise de conscience. Sur les campus américains mais aussi dans nos universités, c'est moins un problème de radicalité - ça ne date pas d'hier, l'agitation gauchiste ! - que de niveau : la vulgate décoloniale-déconstructionniste a amené un discours pauvre, stéréotypé, sans grand relief intellectuel. Au bout d'un moment, ça finit par lasser.
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  94. En France, on assiste à un début de reformulation républicaine et universaliste de la social-démocratie ; ce n'est pas encore la ligne dominante, mais ça peut le redevenir très vite, pour peu que les dirigeants se mettent à écouter ce que les électeurs de gauche demandent en réalité.
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  97. Concernant la réalité, précisément, en miroir avec les propos racialistes du PIR, on voit se développer actuellement sur les réseaux sociaux des discours très radicaux sur l'identité blanche et européenne. Et si Aurélien Bellanger avait raison au-delà de ce qu'il imagine lui-même, quand il dénonce une « islamophobie croissante » ?
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  99. C'est un paradoxe qui n'a pas encore été bien analysé, à mon avis : l'extrême droite n'a jamais été si près du pouvoir, et pourtant les Français sont de plus en plus tolérants et ouverts. En matière de sexualité, de genre, et même de rapport aux autres cultures, les Français se placent en haut du palmarès des pays tolérants. Néanmoins, je vous rejoins, il existe une ultradroite fanatisée, raciste et potentiellement violente. En un sens, cette ultradroite est plus dangereuse que ne l'étaient les mouvements composant la fachosphère traditionnelle depuis cinquante ans. Très encadrée, très suivie et bien infiltrée par les services de renseignements, cette extrême droite-là était radicale et brutale, mais assez prévisible.
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  101. Aujourd'hui règne une certaine anomie : la « conscientisation » se fait sur Internet, en dehors des formations militantes. Les groupes se font et se défont, et le corpus idéologique est un bric-à-brac qui pioche sans discernement aux sources disponibles en ligne, sur fond de conspirationnisme et de millénarisme. Des Monsieur et Madame Tout-le-Monde qui montent en température en rêvant de confrontation, chauffés à blanc par des entrepreneurs identitaires tout en muscles, il en existe et ils sont potentiellement dangereux.
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