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- Il était dans sa yourte, allongé sur sa couche comme chaque matin, mais cette fois-ci il n'eut aucun besoin de se forcer à s'extirper du sommeil. En fait, il luttait presque pour se rendormir et accéder à l'inconscience. Sans succès : sa frustration était trop grande. La nuit qu'il venait de passer lui avait laissé dans la bouche comme un arrière-goût amer, et les paroles du vieux avaient fini de le chambouler.
- Lorsqu'il en eut assez d'observer, impuissant, le va-et-vient chaotique et stérile de ses pensées égarées, il déboula à l'extérieur, prêt pour la discussion qu'il aurait dû avoir avec son guide la première fois qu'ils s'étaient croisés.
- Le vieux n'était pas là. L'irritation du garçon atteint son paroxysme et il se mit à crier. L'autre devait être non loin, occupé à quelque bizarrerie, car il avait laissé toutes ses possessions en place, et le soleil était à peine levé. Mais personne ne répondit.
- Ne sachant s'il devait attendre - encore - ou repartir, il décida de s'occuper les mains et entreprit de ranger son paquetage.
- C'est alors qu'il vit la ficelle. Semblable à la dernière fois, elle scintillait sans force parmi les herbes basses. Il mit à genoux et en attrapa l'extrémité sectionnée, qui se trouvait sur le duvet du vieux. En tirant légèrement, il vit que la cordelette dorée courait au sol sur plusieurs mètres, puis il la perdit de vue dans la végétation.
- Il n'hésita pas une seconde. Laissant en plan son sac éventré encore débordant d'affaires mal rangées, il se saisit fermement du fil et partit au petit trot. La corde glissait silencieusement dans sa paume au fur et à mesure qu’il la remontait. Elle ne lui opposait aucune résistance, et ne laissait même qu’une très faible sensation au toucher. Il eut peur qu’elle ne se brise et disparaisse. La seule chose qui le reliait encore au vieux, à un possible aperçu de la vérité - toute la vérité - lui paraissait à présent fragile, si fragile…
- Il continua à trottiner sur le tapis végétal pendant de longues minutes, légèrement accroupi, accroché à cette improbable ligne de vie. Sous ses pieds, la mousse humide laissa la place à des herbes hautes. Puis ce furent de véritables fourrés qu’il dut traverser. Il fendait les broussailles, sans équipement, sans même ralentir, prenant bien soin de ne pas lâcher la cordelette. Heureusement, celle-ci glissait toujours avec la même aisance, et ne semblait pas pouvoir se coincer dans une branche basse, ni même s’user sur la flore coriace.
- Du coin de l’œil, il vit la végétation autour de lui se densifier. Les arbres étaient de plus en plus nombreux. Ils perdaient leur aspect cotonneux. Leur feuillage était toujours très fourni, mais paraissait plus sec, plus menaçant. Les couleurs changèrent aussi. Le vert pâle se mua progressivement en un assortiment de teintes sapin et turquoise. Après un temps, le décor dans lequel il évoluait lui sembla irréel. Les silhouettes qui l’entouraient n’avaient pas la forme d’arbres. La matière qui s’accrochait à ses genoux ne ressemblait plus vraiment à de la broussaille. Tout avait un aspect bleuté et ondoyant.
- Il parvint devant une colline qu’il ne connaissait que trop bien. Un tertre couvert de plumes de paon qui oscillaient de manière paisible malgré l’absence de vent. Cela n’avait aucun sens : ce lieu, il l’avait vu en rêve. Ce lieu n’existait qu’en rêve. Enfin, c’était ce qu’il avait cru. Mais le vieux lui avait bien dit que la notion de réalité était toute relative. Et que les ruines du Royaume – puisque c’était bien ce qui se cachait derrière la butte – étaient un endroit à part, hors du temps et hors des règles.
- Essoufflé, tenant toujours la ficelle luisante entre ses doigts serrés, il gravit la pente.
- Derrière, il reconnut sans surprise les bâtiments effondrés et ce qui subsistait des ornements architecturaux qui les avaient parés. Le tout scintillait du même éclat que la dernière fois. Rien n’avait changé, si ce n’était la cordelette qu’il pouvait distinguer en contrebas.
- Rien d’étrange ne se produisit lorsqu’il pénétra dans le Royaume et entreprit de remonter ses avenues désertes, mais un sentiment de profonde mélancolie le saisit alors qu’il parcourait ce lieu dont il avait rêvé tant de nuits au cours de l’année passée. Il repensa à tous ceux qu’il avait rencontrés pendant son périple, ceux des trois peuples qui ne vivaient que dans l’ombre de cet endroit mort… C’était triste.
- Alors qu’il progressait, la densité des ruines autour de lui augmentait, et le scintillement devint tel qu’il avait l’impression de se déplacer au cœur d’un cristal. Il ne parvenait plus à distinguer ce qui tenait du monde réel derrière le vernis du Royaume. S’il n’avait eu la ficelle avec lui, il n’aurait certainement pas su retrouver le chemin par lequel il était venu, mais de toute façon il se moquait du retour à présent.
- Après une heure de marche, il déboucha sur une grande place au sol pavé, entourée de hautes maisons. Au centre de la place, il y avait un manoir imposant. Un pan de mur manquait et le haut d’une des deux tourelles s’était effondré, mais à part ça il avait conservé une allure décente. Sa façade blanche, sur laquelle s'étalaient deux rangées de fenêtres aux volets fermés, attirait le regard par sa clarté qui dénotait parmi les teintes sombres des autres bâtiments.
- Le cœur battant, le garçon se dirigea vers le double escalier et la monumentale porte en bois entrebâillée, dans l’ouverture de laquelle se jetait la ficelle dorée.
- Il poussa le lourd panneau et pénétra dans un grand hall. Le scintillement caractéristique du Royaume en ruines était toujours présent, et il suffisait largement à éclairer la salle. De chaque côté s’ouvrait un couloir dans lequel il apercevait au moins une demi-douzaine de portes. Face à lui, un colossal escalier se divisait en deux volées de marches après le premier pallier, chacune longeant un mur du bâtiment. Malgré ses dimensions intimidantes, la pièce était sobrement décorée. D’après la taille du logis et l’aspect étincelant de sa façade, Lohim s’était attendu à un intérieur luxueux et vieillot. Mais il n’y avait rien, ou presque. Pas de bibelots, très peu de meubles. Au moins, l’habitat semblait bien préservé.
- Dès qu’il posa le pied dedans, le garçon éprouva un sentiment de familiarité. Quelque chose ici lui évoquait un lointain souvenir, mais il ne parvenait pas à savoir quoi. Il s’avança au milieu du hall. La cordelette grimpait l’escalier de droite. Alors qu’il en franchissait les premières marches, un bruit étouffé lui parvint de l’étage. Le léger choc du bois contre le bois, amplifié en écho par l’espace vide. L’enfant ne se pressa pas pour autant. Il savait déjà que le vieux l’attendait là-haut.
- Il parvint sur le palier du premier étage. La sensation de réminiscence persistait. Elle se faisait même plus précise. Quelque chose dans l’agencement des salles et des couloirs… Pourtant, l’endroit n’avait rien de réaliste, fenêtres closes, seulement éclairé par le halo blanc surnaturel. Un nouveau heurt léger le rappela à son objectif, et, ficelle en main, il traversa le palier pour emprunter une nouvelle volée de marches jusqu’au deuxième et dernier étage.
- Lorsqu’il parvint devant la porte entrouverte où la cordelette s’engouffrait, il comprit enfin ce que sa mémoire avait tenté de lui dire. L’intérieur du manoir était une version agrandie, monumentale de la maison de son enfance.
- Comment était-ce possible ? Il entra dans sa chambre (car c’était là que se trouvait la sienne, chez ses parents) sans frapper.
- Le vieux s’affairait autour de l’âtre de la cheminée, dans lequel un petit feu crépitait. Il avait remarqué son visiteur mais feignait le contraire. Quelque chose dans son attitude avait changé : d’ordinaire, quand il ne parlait pas, c’était par choix, pour le pousser à réfléchir ou à observer par lui-même. A présent il semblait au garçon que son guide fuyait. Il avait l’air gêné. Ou effrayé.
- « C’est quoi, cet endroit ? »
- Le vieux continua sans répondre, puis finalement lui indiqua un siège en face d’un beau fauteuil confortable sur lequel il s’assit.
- « Le Royaume derrière la Frontière, bien entendu. »
- « Si je peux me permettre, on ne dirait pas. Ca n’a rien des splendeurs dont on m’a vanté la grandeur. »
- « C’est normal, tu n’es que dans une modeste bourgade, semblable à celle où j’ai grandi. », répondit l’autre d’un air agacé. « Et dans un piteux état, encore. Avant, c’était charmant. Ça n'avait pas vocation à être grandiose. »
- « Hm. Et qu’est-ce-que tu en sais, de toute façon ? »
- Le vieux le fixa jusqu’à ce que, mal à l’aise, le garçon détourne le regard. Il avait l’air triste, à présent, il le regardait comme si c’était la dernière fois.
- « Je le sais car c’est moi qui ai créé cet endroit. Et tout le reste, que tu pourrais visiter en marchant pendant des jours et des mois dans n’importe quelle direction. C’est mon rêve. Mon royaume. »
- Le garçon l’avait écouté sans montrer sa surprise, mais c’était la dernière chose à laquelle il se serait attendu. Le Royaume, un rêve du vieux ? Il délirait… Mais au moins, il parlait. Et après tout, l’enfant avait fait tout ce chemin pour pouvoir échanger avec lui.
- S’il se montrait impassible, son compagnon ne fut pas dupe :
- « Ne fais pas semblant que ça ne t’étonne pas. Je sais bien que ce que je viens de dire est impensable pour toi. »
- « Ben… c’est un sacré morceau à avaler quand même. Combien de temps ça t’a pris, de bâtir tout ça ? ». Le garçon fit un large mouvement de la main pour englober tout leur environnement.
- « Le temps a une signification différente ici. Tu peux dire que cela m’a pris des années, ou même des siècles. Ou tu peux considérer que j’ai tout fait en une nuit sans réveil. »
- « Tu veux me faire croire que tu as fait ça seul ? »
- « Oui. J’étais le seul à voir les possibilités qu’offrait le vaste chaos derrière la Frontière. Nous étions nombreux à nous retrouver perdus, mais là où les autres cherchaient un chemin, j’ai façonné une route. Je n’ai reçu de l’aide que de moi-même, pour ainsi dire. »
- Lohim ignora cette étrange formulation pour insister sur l’invraisemblable allégation du vieux :
- « Mais… on parle bien du Royaume, avec un grand R ? Le paradis perdu des trois peuples ? Ils se disputent tous pour savoir s’il existe dans le passé, ou le futur, ou pas du tout, et toi tu l’as… créé ? »
- « Le Royaume est un idéal. Et derrière la Frontière, tous les idéaux prennent forme à un moment ou un autre. Ou plutôt à un endroit ou un autre. » Il eut un sourire triste. « Moi, j’ai voulu lui donner une forme de mon choix, avec mon style. En laissant tous les Éveillés y accéder. Mais l’illusion n’a pas pris. »
- « A cause du choix que tu n'as pas su faire. »
- Ce n'était pas une question, mais le vieux acquiesça.
- « Oui. À trop rêver de cette terre promise, je n'ai pas pu lui donner vie. J'en ai façonné le squelette, mais aucun muscle ne l'a animé, aucun fluide bouillonnant n'y a fait jaillir la vie, aucune idée, aucune émotion ne l'ont traversé avec la puissance de la vérité nue, aucun cri perçant, aucune odeur de cuisine, aucun spectacle vivant, aucune caresse n'ont jamais fait frémir ses sens... Imagine : j'avais à ma portée les trois peuples, et fou, j'ai même pensé pouvoir y emmener le reste du monde, recréer là une humanité neuve ! »
- Tout en écoutant, l'enfant s'était rapproché de la fenêtre derrière laquelle, plus jeune, il scrutait la nuit, plein d'inquiétude.
- Alors il vit.
- Comme soumis à l'enthousiasme du vieux, le Royaume changeait devant lui. Il vit la pierre devenir éclatante, d'une douce teinte cuivrée sous les rayons du soleil couchant. Des lumières éclairaient les façades, de la fumée sortait des cheminées. Le ciel aussi s'était animé, et des nuages fleuris, des griffons de métal, des aigles gigantesques voguaient au-dessus de lui, sans cesse gênés dans leur course bruyante par les flèches gothiques, les beffrois, les campaniles. Au loin, il y avait une forêt dont s'échappaient des nuées de perroquets qui chantaient à tue-tête dans toutes les langues de la terre, et au-delà, de hautes tours de cristal dont la cime se perdait dans la brume, et qui étaient comme un orgue pour que le vent puisse faire la mélodie. Et plus loin encore, les lueurs vacillantes des torchères d'une forteresse suspendue à la pente vertigineuse d'un pic enneigé auquel était amarré un immense navire à la coque en sable et aux voiles d'écume…
- Du bruit ramena son attention sur la place à ses pieds. Il y avait des gens, et une fête, bien qu'il lui semblât que la scène soit parfaitement anodine ici.
- Autour d'un joueur de flûte dont les trilles faisaient danser le pavé, un groupe évoluait jovialement. Ils étaient humains, mais souvent leur forme changeait au gré de leur envie et ainsi la valse sobre d'un couple âgé devint, la cadence s'accélérant, le swing acrobatique d'une dryade et d'un faune déchaînés. Parmi les danseurs il repéra Gert et Joséphine, le couple de shallows qui les avaient accueillis, et cela le surprit d'abord de les trouver là.
- Mais n'était-ce pas logique enfin ? N'était-ce pas la raison d'être du Royaume, que d'offrir un cadre commun aux rêves de tous ?
- Alors il se prit au jeu et entreprit de chercher dans la foule. Il repéra bien vite deux chevaliers, juchés l'un sur une tortue, l'autre sur un paresseux, qui progressaient difficilement dans le flot de badauds, s'adressant de grands gestes, se menaçant de leurs armes ridicules - une plume et un sucre d'orge. Non loin, une grande méduse argentée flottait avec légèreté, quelques pieds au-dessus des passants. Elle servait de transport à toute une troupe de petites créatures. Ce n’étaient que des boules de poil duveteuses, dotées de bras et de jambes simiesques, chacune accrochée à un tentacule. Lohim vit également le collectionneur de la caravane, au beau milieu de l’attroupement. Il avait délaissé sa robe noire pour une tunique faite de glace cristalline et un pantalon bouffant formé par le givre. Bien sûr, il ne souffrait pas du froid. Il déambulait tout sourire, tout à sa curiosité, picorant les rêves de ses congénères comme un insecte butine les fleurs sauvages, prenant ici un morceau de nuage, là une flammèche couleur d’émeraude.
- Enfin, et pour son plus grand plaisir, le garçon aperçut Maja. Elle avait toujours son allure impétueuse, fendant la foule d’un pas assuré. Elle était vêtue d’une cape écrue et ample qui flottait derrière elle. Ses longs cheveux blonds n’étaient plus retenus par des tresses. Ils virevoltaient librement. Et l’ensemble - vêtement et chevelure - semblait se prolonger derrière elle en un faisceau de matière claire, comme une traînée de sable retombant doucement après son passage, et qui se dissipait avant de toucher le sol. Ainsi, la jeune fille apparaissait comme une rafale de sirocco, une petite tempête du désert à elle toute seule. Cela lui allait très bien.
- Tout à son admiration, Lohim mit un certain temps à se rendre compte que la fillette avançait droit vers le manoir. Son regard était même fixé sur la fenêtre d’où l’observait le jeune garçon. Elle l’avait vu. Elle venait le rejoindre. Instinctivement, il s’éloigna de la vitre, qui perdit aussitôt son éclat doré. Par ce simple geste, il avait fait retomber la pénombre et le silence au-dehors.
- « Pourquoi t’es-tu écarté ? »
- Le ton du vieux laissait présager qu’il connaissait très bien la réponse, et qu’il voulait que le garçon y réfléchisse.
- « L’utopie, l’harmonie des rêves - tout ce joyeux bazar que tu as vu dehors - c’est mieux quand on l’admire de loin n’est-ce-pas ? C’est bien tant qu’on l’imagine, tant que ce n’est pas trop réel. Parce qu’alors on n’est pas directement concerné. Au fond, tu ne sais même pas pourquoi tu t’es éloigné de la fenêtre. Je vais te dire : c’est une réaction naturelle, quand la moindre once de responsabilité vient perturber une idylle. »
- L'enfant était retourné près de la fenêtre. Il regrettait d'avoir interrompu la vision.
- Car le vieux se trompait, à aucun moment il n'en avait eu peur. Bien au contraire, lorsqu'il avait aperçu ses amis il aurait voulu s'y jeter tout entier, et s'il avait sursauté sous le regard perçant de Maja vêtue en reine, c'était d'émotion. La seule inquiétude qui lui avait traversé l'esprit à vrai dire, était qu'elle le retrouve à nouveau tout crotté, qu'elle s'imagine que son visage poussiéreux et ses informes fringues rapiécées illustrent le degré suprême de sophistication auquel il aspirait.
- Mais tout avait disparu - n'avait jamais existé, en fait - c’était dommage, le vieux avait raison sur ce point.
- « Et donc, tu voudrais que moi je sois l'architecte de ce Royaume, quand bien même tu aurais échoué à prendre tes responsabilités, comme tu dis ? Toi qui as créé ce monde et qui m'en as tout appris, alors que sans toi je serais sans doute encore à ma vie d'enfant, ignorant de tout ça ? »
- « Tu aurais appris, même sans mon aide, crois-moi. Et je n'attends rien de toi. Mon temps est passé, le tien commence à peine. »
- « Crois-moi, crois-moi, encore tes esquives creuses... Qu'est-ce-que tu en sais, à la fin ! C'est un beau rêve, je te l'accorde, mais alors pourquoi tu ne me dis rien ?! Je peux faire quoi, là, sans autre possession qu'un duvet moisi, paumé au milieu de je sais pas où ? J'ai même pas quinze ans, tu te souviens ?! »
- De nouveau seul avec le vieillard, l'illusion évaporée, l'enfant réalisait toute l'absurdité de la situation. Il était perdu. Et agacé. L'autre le fixa d'un air attendri et l'invita à s'asseoir en face de lui, le temps qu'il se calme.
- « Tu as raison, comme toujours. Eh bien soit : il y a bien une raison pour laquelle j'ai une confiance absolue en toi... Écoute attentivement, car lorsque j'aurai fini, je ne pourrai pas répéter, il n'y aura pas de questions. Tu as compris ? Bien. Je vais te raconter mon histoire. »
- Le garçon retint son souffle. Le moment était venu. Quelque chose dans le ton du vieillard, dans les conditions péremptoires qu’il venait de poser, lui faisait sentir que cette fois, il n’allait pas botter en touche. Peut-être que jusqu’ici, il avait cherché à protéger son élève de la vérité, mais ce dernier s’en moquait. Il était temps de savoir, pour décider quoi faire.
- « Mon histoire commence un peu comme la tienne », débuta le vieux avec un sourire ironique. « Un jeune garçon rêveur, seul chez ses parents, qui s’ennuie. J’avais assez de curiosité pour voir le monde entier, assez de témérité pour le parcourir vraiment, et j’étais coincé entre quatre murs. Oh, mon enfance ne fut pas malheureuse, non. Mes parents m’aimaient ; ils me couvaient bien, et il faisaient ce qu’ils pouvaient pour assouvir ma soif de découvertes. Ils m’avaient même offert une jolie boussole doublée d’un sextant pour mes douze ans. Je l’ai toujours sur moi d’ailleurs. Elle m’est précieuse.
- Mais je n’allais jamais bien loin… en tout cas, pas de jour. La nuit, je m’évadais via mes rêves. C’était comme cela que je satisfaisais mon besoin de conquête des grands espaces. Sans quitter mon lit, je courais, je nageais, je volais. Bien vite, je remarquai la Frontière. Par la suite, je tâchai de la retrouver chaque nuit. Je me familiarisais avec elle. Elle n’était pas une limite frustrante pour moi, c’était plutôt un point de repère, une présence rassurante. Presque une amie, en fait. Sous le regard lointain des lieux inatteignables, j’explorais le monde qui m’était donné. Mais à mon réveil, je replongeai dans l’ennui et l’insatisfaction. La situation me paraissait intenable. Quand j’y repense, peut-être ai-je été ingrat avec mes parents. Toujours est-il que je me décidai à quitter ma maison natale.
- Une fois cette résolution prise, les choses se passèrent très vite. Je préparais mon voyage en cachette, sans même savoir où j’irais ; et un matin, avant l’aube, je partis. Pour me diriger, je décidai de faire confiance à la seule amie qui me comprenait : la Frontière. Je l’observais chaque nuit, et chaque matin j’en déduisais la direction à prendre. »
- Le vieillard eut un petit rire incrédule.
- « C’était une méthode assez incertaine, n’est-ce pas ? Et pourtant, elle a marché. Après quelques mois de voyage en solitaire - durant lesquels j’appris déjà beaucoup sur moi, sur le monde et sur les déconvenues d’une vie de vagabond - je finis par tomber sur les Onirinautes. Je n’en revenais pas. Un peuple tout entier dévoué au Rêve et à l’exploration ! Un peuple qui connaissait ma Frontière encore mieux que moi ! De leur côté, ils furent touchés par mon envie d’apprendre et par ma naïveté, et ils me recueillirent.
- Je passai trois ans avec eux. Oh, mon garçon, ce fut la période la plus incroyable de ma vie ! Je vivais toujours en nomade, mais au sein d’une communauté. Et c’est à leur façon que j’approchai de l’âge adulte. Parmi eux, je connus mon premier baiser, ma première histoire d’amour, ma première rupture, mon premier contact rapproché avec la Frontière, mon premier tatouage. Puis d’autres histoires, d’autres explorations, et une carte qui s’étalait sur ma peau.
- Mais au fond de moi, je sentais peu à peu revenir mon éternelle insatisfaction. J’avais appris tant de choses auprès des Drommevanders, mais ils ne me disaient pas tout. Et je trouvais certaines de leurs traditions et de leurs préjugés si frustrantes ! Il y avait beaucoup d’autres gens sur ces terres qui exploraient le Grand Monde à leur façon, mais nous n’allions jamais à leur rencontre. Et bien d’autres choses étaient interdites.
- Alors, trois ans après mon arrivée, je partis de la même façon que j’étais venu. Seul, avant l’aube. Je repris mon exploration hasardeuse, mes nuits guidant mes jours. Je fis la connaissance des Shallows et de leur sagesse tranquille. Je rencontrai chaque ermite de cette région, et partageai son monde étrange le temps d’un repas et d’une conversation. Sur le conseil de l’une d’eux, j’offris un coquillage au prophète enchaîné, et ses mots firent chavirer le frêle assemblage de connaissances que j’avais amassées jusqu’ici. Je connus la même horreur que toi devant l’effroyable déchéance des Engladyrkuns. J’essayai même de les sauver, de les convaincre… sans succès bien sûr. Je pense toujours que cette épreuve était nécessaire ; à la fois la vision atroce et l’échec de ma tentative de les raisonner. Ce n’est qu’ainsi que je sus prendre du recul par rapport aux trois peuples, et ouvrir ma propre voie dans la Frontière mentale qu’ils s’étaient tous construits sans le savoir. Alors je sus ce que je devais faire : l'Éveil, mais selon mes termes.
- Vois-tu, d'ordinaire on ne s'éveille qu'une fois. Ceux dont la ficelle se rompt se perdent dans leurs songes et n'en reviennent jamais. Peut-être est-ce la mort, et dans ce cas c'est une belle façon de partir, ne trouves-tu pas ?
- En ce qui me concerne, j'ai atterri ici, et ne voyant pas le Royaume, j'ai décidé de le bâtir moi-même. Longtemps j'ai attendu que d'autres me rejoignent. Je ne pouvais croire un instant que personne ne me trouverait, mais j'ai finalement compris que je m'étais bercé d'illusions, et je me suis préparé à l'éternité, seul. Encore aujourd'hui, j'ignore pourquoi j'ai pu revenir. Toujours est-il qu'un jour j'ai senti ma langue pâteuse et ma gorge asséchée, une douleur à la hanche d'avoir dormi de côté, la moiteur de mon duvet dans lequel j'avais expiré toute la nuit, et tant d'autre sensations que j'avais presque oubliées.
- J'ai ouvert les yeux et me suis réveillé.
- Je n'en ai parlé à personne. Qui m'aurait cru, de toute façon ? Un jeune homme prétendant être revenu de l'Eveil, c'était ridicule. J'ai beaucoup réfléchi à la nature de cette nuit-là, par la suite... Si les Onirinautes avaient raison, si la course dans la plaine de l'Éveil se situait hors du temps et de l'espace tels que nous l'entendons, alors toute chose qui s'y déroulerait une fois, n'aurait-elle pas toujours été ? J'avais créé le Royaume, et ce faisant, n'avait-il pas toujours existé ? Et s'il avait toujours existé, les légendes des trois peuples n'étaient-elles pas fondées ?
- Je devais en avoir le cœur net.
- J'ai donc retenté la course à l'Éveil. Et j'ai retrouvé mon Royaume vide, tel que je l'avais laissé. Une seule chose différait : il y avait un homme dans ma maison. En apercevant son visage, j'en eut le souffle coupé. C'était moi, avec quelques années de moins.
- Par crainte, je décidai de masquer mes traits et de revêtir une longue bure avant de l'aborder. J'ignore dans quel but, mais je me présentai à lui comme un prophète. De peur de l'influencer trop directement, je lui parlai par métaphores, de création, d'ange et de démon, de ce qu'il pourrait faire de cet endroit.
- Tu commences à comprendre, je vois...
- Toute au long de ma vie, qui fut heureuse et bien remplie, jamais je n'oubliai mon Royaume et ce qu'il aurait pu devenir. À chaque fois que j'y retournais, j'y voyais mes propres fantômes, incapables de parachever mon rêve - leur rêve. Et comment auraient-ils pu... ?
- J'ai vieilli.
- Et à l'âge ou d'autres, sentant la fin approcher, se détournent de tout et se préparent au néant, une question m'obsédait, moi : aurais-je dû faire autrement ?
- Devenir messie, imposer ma création aux trois peuples et au monde pour leur bien ? Je les aimais trop pour ça... Ou bien, accepter la faiblesse des hommes, de tous mes chers amis, accepter qu'ils se gâchent et s'évanouissent sans laisser de trace, car telle était la nature des choses ? Mais ils me manquaient trop pour ça...
- Je ne parvins pas à me défaire de cette obsession, ça devint une torture de tout instant.
- Alors, j'ai commis l'irréparable, ce que je m'étais toujours refusé. »
- Le vieillard se tut. Son visage ne laissait aucun doute quant à ce qui l'empêchait de continuer : cette fois, c'était de la honte. Avec le ton le plus doux qu'il sut trouver, le garçon l'exhorta :
- « Qu'est-ce que c'était, l'irréparable ? »
- Le vieux se fit violence pour reprendre le cours de son récit ; et encore, il le fit de manière détournée :
- « Hum... laisse-moi d'abord te parler de ce qui fut l'évènement déclencheur, la dernière goutte d'eau. C'était un visiteur en mon Royaume ! Enfin, visiteur, c’est un bien grand mot. Une silhouette fugace, qui m’apparut soudain dans l’une des somptueuses allées que j’avais conçues. Elle fit quelques pas, regarda alentour, et s'évanouit aussi subitement qu’elle était venue. Mais la mimique qu'elle fit juste avant de disparaître m'ouvrit les yeux. C'était de l'incrédulité.
- Je compris alors que depuis le début, les Onirinautes pouvaient tomber ici, dans mon Royaume, mais qu’ils ne faisaient que le traverser. Ils ne pouvaient pas y rester plus d'un court instant. Et la raison en était que mon œuvre n'était pas crédible. Sans doute leur faisait-elle prendre conscience qu’ils étaient en train de rêver. Ou, s’ils s’agissaient d’Eveillés, ma douteuse création les renvoyait à l’abîme des possibles d’où ils provenaient, en quête de quelque chose qui leur paraisse plus vrai.
- Ma voix intérieure, celle qui ressassait depuis des années la question « aurais-je dû décider autrement ? », me pointait à présent ma faute : j’avais créé le Royaume sans cohérence, au fil de mes envies, à la forme de mes fantasmes, et il n'avait rien de tangible. Et s’il n’avait rien de tangible, il ne pouvait pas être le havre que j’espérais pour mes âmes-en-peine. Il ne retenait aucun de ceux que j’aurais dû sauver.
- Ma culpabilité était telle qu’elle se ressentait physiquement au sein de mon édifice : les fondations cédaient, les bâtiments s'effondraient ; et ma détresse en était encore accrue.
- Puis la voix me susurra une idée pire encore.
- Les Drommevanders de toutes les époques pouvaient voir mon Royaume. Mais seulement l'espace d'un instant ; c'est ce qui en faisait une légende. Je retrouvais aussi mes paraboles dans leur discours : l'ange qui protégeait tout le monde en son domaine, le démon qui prônait la seule loi du plus fort. Mais alors, et si j'étais le seul à leur avoir inspiré ce mythe ?
- Si, par ma seule faute, ils espéraient le Royaume au-delà du rêve, et l'Ange protecteur, l'Architecte salvateur ? Si j'étais l’unique raison pour laquelle ils poursuivaient l'Eveil, tranchaient la cordelette, et tombaient dans les limbes de leurs propres songes, abandonnant la vie ? Combien d'Onirinautes avais-je ainsi tués ? Et les Engladyrkuns, étais-je responsable de leur folie fratricide ?
- Cette pensée m'était insupportable. La question de savoir ce que j’aurais dû faire autrement était à présent un procès que je m’intentais pour un crime sans nom. Un procès dont j’étais l’accusé, le procureur et le juge. Et donc, je finis par basculer.
- Je fis un pacte avec la voix pernicieuse de mon for intérieur. Cela te paraît absurde, n’est-ce pas ? Mais c'était pour moi une sorte de rituel, pour briser les dernières règles que je respectais encore. »
- « Je me demande surtout ce qu’il a donné, ce fameux pacte. »
- Le vieux ouvrit les bras, paumes vers le ciel.
- « Eh bien, il a donné cet endroit. Ces quelques bâtiments encore debout forment une partie de mon œuvre qui défie toutes les lois. Elle est en dehors du temps, comme le reste du Royaume, mais aussi entre le rêve et la réalité. Toutes les réalités. C’est une zone qui abolit toute frontière. Tu as pu venir ici à pied depuis la yourte, sans te rendormir, n'est-ce pas ?
- Moi, j'y suis entré par l'Eveil, et j'en suis sorti… dans notre monde, à l'époque de mon enfance. Cela m’a coûté très cher. Le prix était une interdiction pire que toutes celles que j’avais bafouées. Mais je vais y venir.
- Vois-tu, je savais désormais que ma voie n'était pas la bonne. Au crépuscule de ma vie, je comptais bien découvrir enfin ce qu'il fallait changer. Alors je suis revenu à la maison de mes parents. À l’étage dormait un jeune garçon de 14 ans. »
- Le vieux marqua une pause en fixant l'enfant, qui tout à coup comprit.
- Tout son être se rebella contre cette idée folle qui venait de germer dans sa tête, il aurait voulu la nier, la faire disparaître, mais c'était impossible. Aussi violente qu'une pulsion injectée en lui, elle mobilisait toutes les ressources qu'il possédait, et voilà que sa mémoire, son intelligence, tissaient contre son gré la tapisserie qui lui brûlait la rétine, au fur et à mesure que venaient s'ajouter à sa trame les souvenirs, les paroles, les sensations, surgies des tréfonds de sa conscience avec la force des axiomes irréfutables.
- Le vieux, c'était lui...
- Il ne l'entendit même pas reprendre son récit, ne remarqua pas non plus le feu qui avait triplé de volume dans la cheminée, comme subitement enragé.
- « Ta mère m'a reconnu en une fraction de seconde, malgré mes traits ridés... Mais ne sois pas dur avec toi-même, je n'aurais pas été plus clairvoyant, à ta place. »
- Le vieux se leva, et les flammes bondirent à sa suite, se jetèrent sur le tapis, le parquet et les murs. Il saisit l'enfant par les épaules et le secoua doucement.
- « Je n'en ai plus pour longtemps. Écoute, s'il te plaît... Je te promets, sur tout ce qui m'est cher, que jamais, au grand jamais je n'ai songé à t'influencer, à voler ta vie pour soulager la mienne. Il faut que tu me croies, c'est d'accord ? Je... Je ne sais pas vraiment ce que je cherchais à faire, mais je me suis juré une seule chose : le jour où je cesserais d'être pour toi ton guide, le jour où tu apprendrais la vérité, alors je disparaîtrais de ta vie. Et tu serais libre de tes choix. C'était ma seule priorité. La seule inhibition dans ce rêve fou qui m'a ramené soixante ans dans mon passé.
- Ce jour est arrivé. Et avant, je voulais te dire... Je suis fier de toi, Lohim. Tu as beaucoup appris cette année, et je sais que tu deviendras quelqu'un de bien. Quoi que tu décides concernant le Royaume et ses peuples, ce sera mieux que ce que j'ai pu faire, et ça me rassure. Alors ne t'encombre pas de regrets, d'accord ? »
- L'enfant ne savait pas quoi dire. Il sentait bouillir en lui un magma informe d'indignation, de colère, de frustration, de tristesse, de lassitude.
- Il sentait les flammes à présent, qui venaient lécher sa tignasse, et par la fenêtre il distinguait de la fumée noire s'élevant dans le ciel jusqu'à l'horizon.
- Qu'est-ce-qu'il se passait ? Pourquoi le vieux lui disait tout ça dans cette situation, au lieu de filer ventre à terre vers le campement ?
- (Il va rester là et détruire le Royaume, espèce de farçilliaire, comme dans la légende ! Il n'a pas le choix, c'est écrit. Mais toi, ne sois pas idiot et sors d'ici, au lieu de faire le bébé !)
- Alors il se jeta à son cou et serra très fort, la gorge nouée.
- « Tu vas mourir ? »
- « Ne dis pas de bêtises, allons... Je ne suis qu'un rêve pour toi, et les rêves ont une fin, voilà tout. »
- « ... Menteur... »
- « Allez, ne traîne pas. File de là... Et au fait ! Merci, mon garçon, j'ai apprécié faire ce voyage avec toi. C'était bien, c'était très bien. »
- L'enfant ne put qu'acquiescer, incapable de prononcer le moindre mot avant que la fournaise le pousse hors de la pièce.
- (Merci à toi, le vieux. C'était pas mal, c'est vrai.)
- Il dévala les marches quatre à quatre, en apnée, évitant tant bien que mal les escarbilles qui pleuvaient du plafond, et se rua vers la porte. Les pensées et les émotions se bousculaient dans son esprit. À la peur panique s’ajoutait la désorientation - tout n’était que fumée et braises - mais aussi un déchirement de quitter ainsi le vieux, et un sentiment de culpabilité pour tous ceux qui étaient et seraient perdus comme lui. Alors même que sa vie était menacée par le feu, le garçon se sentait responsable à l’égard des Onirinautes. Il devait faire quelque chose pour eux.
- Il ouvrit les lourds battants d’une ruade et déboula dans la rue au milieu d’un panache de fumée sombre. Il prit une grande inspiration… et s’en repentit aussitôt. L’air était saturé du goût âcre de la cendre. Les autres bâtiments, mais aussi les bancs, les décorations étaient devenus autant de proies du brasier. Les bâtisses, déjà délabrées avant l’incendie, laissaient ployer leurs fondations sous les assauts des flammes. À chaque instant, un nouvel édifice s’effondrait dans un fracas sourd, projetant dans le ciel obscurci un geyser de brandons et de gravats calcinés.
- Lohim s’avança sur l’avenue principale, puis se retourna une dernière fois vers le manoir. Tout en haut, il voyait la fenêtre par laquelle il avait observé le village quelques minutes plus tôt. À travers la vitre noircie par la fumée, la silhouette du vieux se détachait dans la clarté du feu. Il était de profil. Il ne regardait pas au-dehors, mais semblait fixer un point devant lui, perdu dans ses pensées. Bien qu’il ne fût qu’une ombre mal dessinée dans la fournaise, le garçon aurait juré qu’il souriait. Au-dessus de lui, les flammes dessinaient une forme vaguement humanoïde, comme arc-boutée sur sa prochaine victime.
- Un craquement tonitruant retentit depuis l’imposante demeure. Lohim fut saisi d’une nouvelle décharge d’adrénaline. Il ne prit pas le temps de constater la fin de son alter égo. Il s’enfuit en courant le long de la rue.
- Il parvenait à présent à l’endroit par lequel il était entré dans le Royaume. Là, les édifices n’étaient que des ruines, et il y avait beaucoup moins à consumer. Ainsi, la fumée était moins dense, l’air moins saturé de cendres ; le garçon put reprendre sa respiration et un peu de sa clarté d’esprit. Une fois en haut de la colline aux plumes de paon, il contempla l'œuvre de feu son guide.
- Il se rendit compte que sa colère avait disparu. Au fond, pourquoi rester fâché contre soi-même, quand on avait l’occasion de corriger le tir ? Le vieux avait commis une seule erreur, mais de taille : il n’avait jamais su faire confiance. C’est pour cela qu’il avait caché la vérité au garçon. C’est pour cela qu’il ne voyait qu’une alternative entre un monde parfait de sa création, et la loi de la jungle. C’est pour cela qu’il avait tenté de créer le Royaume seul.
- À présent, le jeune homme repensait à tous ceux qui s’étaient montrés dignes de sa confiance ces derniers mois : son mentor onirinaute, Ramphra, l’étrange marchand, la pionnière des neiges, Gert et Joséphine… Comment ne pas le voir ? Contrairement à son prédécesseur, il n’aurait pas la prétention de rester en solitaire pour la tâche ardue qui l’attendait.
- Ça sonnait bien, oui. Et vu comme ça, cela semblait facile. Il en était presque à imaginer les détails de ce qu'ils pourraient faire, alors qu'il retournait mécaniquement vers la tente.
- Le soleil disparut derrière de mornes nuages, la luminosité chuta, et il se perdit un peu, ce qui l'agaça. Lui et le vieux n'avaient jamais beaucoup parlé pendant les journées de marche, mais le silence de cette fois lui sembla infiniment plus pesant. Son enthousiasme retomba aussi vite qu'il était apparu, et à présent que toutes ces émotions, surprise, colère, peur, excitation, qui l'avaient possédé depuis ce matin avaient déserté, le laissant échoué sur une grève infinie de lassitude, la tristesse le saisit à la gorge.
- En parvenant finalement au campement, il réalisa combien il était seul. Inutile de se bercer d'illusions. Il avait une vague idée du chemin qui menait chez lui, mais cela lui prendrait des mois ! Et s'il avait des problèmes pour la nourriture, s'il se laissait surprendre par la nuit ou le mauvais temps ? Et pour ses chaussettes, qu'il n'avait jamais appris à recoudre, puisque le vieux faisait ça pour "se détendre" ?
- (Pff, tu parles d'un aventurier…)
- Une fois rentré, que dirait-il à ses parents ? Qu'il avait fait un voyage initiatique dans le monde des rêves avec un fantôme ? Il passerait pour un fou... Et ses amis... Étaient-ce les siens, ou ceux du vieux ? Pour qui le prendraient-ils, à venir leur dire ce qu'ils devraient faire de leurs nuits ? Pour un gamin aussi arrogant qu'ignare, sûrement…
- (Et chouine, et chouine, et chouine…)
- Et le vieux... Il ne le reverrait plus jamais, finie les mauvaises surprises, les remarques outrancières, les timides signes d'affection. Finie la tisane immonde. Des larmes perlèrent aux coins de ses yeux, et il se retint de pleurer encore, par pudeur. Mais il n'y avait personne, plus personne avec lui, alors à quoi bon ?
- (Ça y est, c'est fini, le gros chagrin ?)
- « Tu ferais mieux de te taire, sinon je te fais disparaître, saleté de voix... »
- (Et comment donc, farcilliaire ? En te jetant dans le vide ? Vas-y, je t'en prie, tout plutôt que de t'entendre te plaindre à longueur de journée.)
- «...»
- (Tu boudes ? Tu es fâché ? Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, je ne suis qu'une extension de ton être, tu sais.)
- « N'importe quoi... »
- (Nie tant que tu le veux, tu sais comme moi que c’est la vérité. Tu devrais me remercier, au fond. A ton avis, n’est ce pas la petite voix intérieure du vieux qui lui a soufflé sa dernière brillante idée ? Et regarde où ça nous a mené : nous avons les connaissances d’une vie entière alors même que la nôtre ne fait que commencer. Le Royaume est à nos pieds, nous en ferons ce que nous voudrons. Et le plus beau dans tout ça, c’est que nous recommencerons, n’est-ce-pas ? Des immortels, voilà ce que j’ai fait de nous, Lohim... L’égal des dieux !)
- « Quelle mégalomanie ! On croirait entendre le prophète du rocher. »
- (C’est bien normal. Il est ma meilleure création. Et peut-être bien que tu es la sienne, kraa’haha !)
- Le garçon ne prit pas la peine de répondre à cette nouvelle énigme. Il se sentait bien mal loti. Le vieux avait une voix intérieure démoniaque, et lui avait hérité d’un perroquet péremptoire au rire insupportable.
- (Je t’entends toujours, tu sais. Tu devrais témoigner plus de respect à ton sauveur.)
- En repensant au prophète enchaîné, ses révélations lui paraissaient désormais beaucoup plus claires. Il lui avait dit qu’il voyageait seul. Que c’était là le destin de tous les hommes, et qu’il devait l’accepter pour aller plus loin. La solitude qui lui pesait à présent pouvait-elle être une force ?
- (Oui… tu commences enfin à comprendre. On va peut-être pouvoir se mettre au travail maintenant.)
- Mais Lohim ne voyait que trop bien où ce raisonnement menait. S’il était lui-même son meilleur compagnon ; si le monde était ainsi, et qu’il en avait compris la vérité avant les autres… Il finirait par se considérer comme un être d’exception.
- (Eh, combien de personnes peuvent se vanter de vivre plusieurs vies ?)
- Peut-être même qu’il ressentirait comme un devoir d’imposer sa vision aux autres, pour les protéger.
- (Il n’y a pas de mal à cela. J’ai là un très bel exemple avec moi, dans ton esprit. Un Engladyrkun qui se tort dans les flammes. Ou est-ce que tu vas encore l’emmurer ?)
- « Arrête ! »
- Cette fois, il avait répondu à voix haute, avec colère. Bien sûr, cela n’avait provoqué qu’un ricanement pénible chez son interlocuteur (haaa’kra’kra’kra) et il n’était pas plus avancé. Non, il ne devait pas jouer son jeu. Il avait reconnu les sirènes de la vanité ; il devait simplement les ignorer.
- (Plus facile à dire qu’à faire, farçilliaire !)
- Mais il était toujours assailli par un doute. Il avait vraiment le sentiment que cette voix était le démon du vieux, celui né de sa fameuse question lancinante. La même… entité.
- (Bien sûr que je le suis. Tu n’as pas idée de tout ce que je peux être, et faire.)
- Est-ce que le vieux l’avait ramené avec lui dans le passé ? Et lui avait… transmis ?
- (Tu fais fausse route, coco. Je suis une part immuable de toi. À tous les âges, dans toutes tes vies. Quand tu étais vieux et plein de regrets, perché sur un tas de ruines, je t’ai fait revenir en arrière. Et je peux le refaire. Un nouveau pacte, à chaque fois que je ne suis pas satisfait. Je peux te faire recommencer ta vie à l'infini, jusqu'à en obtenir une à la mesure de mon ambition. On se demande bien qui est la créature de qui ? Kraaahaha !)
- Cette fois, la voix en avait trop dit, et Lohim la voyait pour ce qu’elle était. Elle tenait le vieux par sa culpabilité. Elle tenait l’enfant par sa peur d’être seul, ou pas à la hauteur. Mais cette emprise était limitée. Elle venait en quelque sorte de lui avouer.
- (Et alors ? Tu n’irais pas bien loin sans moi. Tu es censé bâtir un Royaume, et tu sais à peine te bâtir un abri.)
- Il ne vaincrait pas sa peur tout de suite, mais petit à petit, méthodiquement. Il fallait seulement prendre les choses dans l’ordre. D’abord apprendre à se débrouiller sur ses terres désolées. Faire usage de tout ce que son compagnon lui avait enseigné. Retrouver par lui-même tout ce qu’il lui avait montré.
- (Pff, pourquoi s’embêter avec ça, quand tu peux avoir ce que tu veux dans tes rêves, sans effort ?)
- Ensuite, renouer contact avec les peuples locaux. Continuer à apprendre de leur façon de vivre, peut-être de leur façon de rêver.
- (Qu’as-tu à apprendre d’eux ? Moi je t’offre le savoir et le temps infinis.)
- Bien sûr, il ferait tout cela en chemin vers la maison de ses parents. Avec l’aide des locaux, il pourrait préciser ce chemin, éviter de s’égarer. Il serait chez eux avant la fin de l’année.
- (Tout ça pour revenir à la case départ…)
- Il avait encore besoin de leur présence. Il avait beau être explorateur, il n’avait pas fini de grandir. C’était vanité que de prétendre le contraire.
- (Pas fini de chouiner.)
- Et enfin, quand il se sentirait prêt, il ferait un deuxième voyage sur ces terres. Pour explorer à nouveau, mais surtout pour commencer à bâtir. Il retrouverait ses amis.
- (Tes "amis".)
- Qu’importe si c’étaient les siens ou ceux du vieux ? Il pouvait s’en faire de nouveaux. Il pouvait étendre sa confiance. Tous ceux qui le souhaiteraient seraient invités dans son Royaume naissant - ce ne serait pas le sien, d’ailleurs. Tous contribueraient, à leur façon.
- (Mais-)
- La route, réelle comme métaphorique, était longue. Et dure. Et non, il n’avait aucune garantie qu’il pourrait y arriver. Mais cela valait le coup d’essayer. Après tout, depuis des mois maintenant, il se confrontait à une Frontière absolue ; il la testait, l’explorait, sans jamais vraiment la franchir, mais sans jamais se lasser non plus.
- ()
- Le silence était revenu dans son esprit. Il regarda autour de lui, comme s’il redécouvrait ses environs. Il se tenait dans la yourte qu’il avait fabriquée la veille, pour se préparer à la cérémonie de l’Eveil. Elle lui parut vide et froide. La carte de ses tatouages gisait par terre. Le bijou de Ramphra pendait toujours du plafond. À présent, ses petits rituels lui semblaient un peu dérisoires. Et dire qu’il s’était cru fin prêt avant la grande course à pied… Mais rien ne servait de ruminer cela. Il devait s’occuper du plus urgent ; et le plus urgent, c’était le froid.
- Il façonna une sorte d’âtre, et fit une ouverture en forme de cône dans la yourte pour l’évacuation. Il rassembla le bois le plus sec qu’il pût trouver sur le sol glaiseux. En se penchant pour allumer le feu, il fut surprit de sentir un objet lourd dans sa poche. Il ne se souvenait pas avoir emporté quoi que ce soit de ce genre. En posant la main dessus, il sentit une vive chaleur, presque douloureuse.
- Il extirpa le morceau de bois dur qui rougeoyait encore faiblement. Il avait dû l’arracher de la maison du Royaume, dans la panique de sa fuite, et le fourrer machinalement dans sa poche. Il examina la braise, et sourit. C’était comme un témoin de la réalité de cet endroit, mais aussi de la vie que le vieux avait mené. Un fragment de l'œuvre à laquelle il s’était tout entier dévoué. Un témoin de sa destruction, aussi.
- Lohim était seul pour l’heure, mais il ne partait pas les mains vides. On lui avait donné de solides fondations sur lesquelles construire. Il plaça la braise au milieu de l’âtre, et souffla dessus vivement. De tous les symboles qu’il avait apportés dans sa yourte, celui-là était le plus beau.
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