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- Emmanuel Debono : « Dire que l'antisémitisme est aujourd'hui résiduel est factuellement faux »
- Propos recueillis par Bartolomé Simon
- Le Point.fr, no. 202406, jeudi 6 juin 2024
- INTERVIEW. Après que Jean-Luc Mélenchon a qualifié de « résiduel » l'antisémitisme en France, l'historien analyse la montée de l'antisémitisme depuis le 7 octobre et sur le temps long.
- Le week-end dernier, dans une note de blog, le patron de La France insoumise Jean-Luc Mélenchon a affirmé que l'antisémitisme restait « résiduel en France » , « contrairement à ce que dit la propagande de l'officialité ». « Il est, en tout cas, totalement absent des rassemblements populaires », a-t-il précisé. Une affirmation qui se heurte pourtant à une réalité factuelle : la hausse du nombre d'actes antisémites recensés en France. Selon le Crif, ils ont bondi de 436 en 2022 à 1 676 en 2023. Le gouvernement fait état de son côté de « 366 faits antisémites » supplémentaires recensés entre janvier et mars 2024, soit une hausse de... 300 % par rapport aux trois premiers mois de 2023.
- Cette hausse est la réplique des secousses qui ont suivi l'attaque du 7 octobre et l'intervention militaire israélienne à Gaza. L'historien Emmanuel Debono , rédacteur en chef du Droit de vivre, la revue de la Licra, décrypte la résurgence de ces discours antisémites et l'inscrit sur le temps long.
- Le Point : Depuis le 7 octobre, les actes antisémites explosent en France. Comment comprendre ce pic dans l'histoire récente de l'antisémitisme ?
- Emmanuel Debono :On parle souvent de l'antisionisme comme des « habits neufs de l'antisémitisme ». En réalité, cette tendance est présente dans notre paysage politique depuis la guerre des Six Jours de juin 1967. Dès cette époque, il existe - et notamment à gauche - une critique radicale d'Israël qui délégitime l'existence même de cet État, et qui est porteuse de l'amalgame « sioniste égal juif ». On se souvient qu'une résolution de l'ONU, en 1975, assimile le sionisme à une forme de racisme. Elle est révoquée en 1991, mais une nouvelle conférence organisée par l'ONU à Durban [en Afrique du Sud], en 2001, rétablit cette équivalence mensongère. Ce faisant, elle donne un cadre légitime à la vague d'antisémitisme après le déclenchement de la seconde Intifada, fin 2000.
- Si cette équivalence est reconnue par les instances onusiennes, alors tout ce qui défend, de près ou de loin, le droit d'Israël à exister devient suspect et attaquable. À partir de ce moment, le nombre d'actes antisémites, qui ne dépassait auparavant que rarement la centaine au plan annuel, part en flèche, avec plusieurs centaines d'actes recensés chaque année : 744 actes antisémites en 2000, 936 en 2002, 974 en 2004, 832 en 2009, 851 en 2014, 808 en 2015... Il existe une nette corrélation entre les crises au Proche-Orient et les poussées d'antisémitisme sur notre territoire. Les attentats contre les juifs entraînent aussi l'augmentation des menaces et agressions. Le 7 octobre a porté ces tendances de fond à leur paroxysme.
- Le 7 octobre a-t-il « démocratisé » l'antisémitisme ?
- Ce qui relevait de certaines sphères militantes s'est en quelque sorte « popularisé » depuis le 7 octobre. Le mouvement antisioniste, qui a toujours été international, a pris une dimension inédite et systématique, partagée dans différentes sphères de la société, politique, intellectuelle, universitaire... Il est bien sûr favorisé par une guerre qui fait de très nombreuses victimes civiles et qui s'éternise. Sensible au drame humanitaire, une partie de la jeunesse est séduite par des discours qui diabolisent et criminalisent Israël , structurés et propagés par des groupes radicaux qui diffusent des arguments et des slogans éradicateurs.
- Quand des lycéens affirment "Nous aimons les juifs, pas les sionistes", ils ne font que s'inscrire dans un vieux mécanisme antisémite qui ne fait qu'établir une distinction spécieuse entre les "bons juifs" et les "mauvais juifs".
- Ces manifestants se revendiquent officiellement de l'antisionisme. Dans quelle mesure cela peut-il dériver sur de l'antisémitisme ?
- Dans les faits, l'antisionisme dérive avec une facilité déconcertante en antisémitisme. La haine d'Israël rejaillit d'une manière globale sur les juifs, ceux-ci devenant suspects, voire coupables. Ces discours procèdent par amalgames délirants : d'abord accuser Israël de « génocide » ; sommer ensuite des citoyens français juifs de se désolidariser de la politique israélienne et d'Israël tout court sous peine d'être qualifiés de « génocidaires » ; faire porter enfin la même accusation sur toutes celles et ceux qui manifestent leur solidarité à l'endroit de leurs concitoyens juifs et qui alertent sur l'antisémitisme.
- Cet antisionisme est toujours à charge contre Israël et ne recherche en aucune manière la paix. Il relativise les crimes du Hamas du 7 octobre, confond l'action de ce dernier avec la « résistance palestinienne », accable ceux qui cherchent à sortir de cette polarisation extrême des opinions... Quand des lycéens, par exemple, affirment « nous aimons les juifs, pas les sionistes », ils ne font que s'inscrire dans un vieux mécanisme antisémite qui ne fait qu'établir une distinction spécieuse entre les « bons juifs » et les « mauvais juifs ». Ils ne font finalement qu'actualiser la pensée d'un Maurras à son époque !
- Sur son blog, Jean-Luc Mélenchon a qualifié l'antisémitisme de « résiduel » en France. Qu'en pensez-vous ?
- Il y a des moments dans l'histoire contemporaine où l'antisémitisme pourrait être effectivement qualifié de « résiduel ». C'est le cas dans les années 1920, après la Grande Guerre, ou au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dire que l'antisémitisme est aujourd'hui résiduel est factuellement faux au regard de l'explosion des actes antisémites depuis le 7 octobre. C'est nier une réalité dramatique, vécue par une partie de nos concitoyens, obligés de dissimuler les signes visibles de leur judéité.
- Dans un contexte comme celui dans lequel nous vivons, c'est oeuvrer à la fracturation de la communauté nationale et stimuler les haines entre Français. En ce sens, Jean-Luc Mélenchon, qui flirte avec le registre antisémite depuis des années, ne se satisfait pas de l'invisibilisation à laquelle sont contraints les juifs dans notre société : il veut encore que la problématique même de l'antisémitisme disparaisse. En filigrane, il y a cette idée, classique elle aussi dans l'histoire de l'antisémitisme, selon laquelle les juifs inventent leurs malheurs et celle, encore plus perverse, qu'ils en sont largement responsables.
- Quels sont les nouveaux codes de l'antisémitisme ?
- Désigner les juifs sans les nommer, en parlant de la « communauté organisée », des « sionistes », des « Khazars » ou des « dragons célestes », cela consiste à faire passer un message très clair de stigmatisation, tout en évitant de tomber sous le coup de la loi. Cela fonctionne très bien puisque, comme on a pu le voir récemment, des juges ont relaxé par deux fois l'auteur d'une fresque à Avignon qui, représentant Jacques Attali en marionnettiste et Emmanuel Macron en Pinocchio , reprenait tous les codes du thème du complot judéo-maçonnique.
- Il y a aussi tous ces processus qui fluidifient l'antisémitisme, qu'il s'agisse de la négation, de la minimisation, de la relativisation ou encore de la comparaison ou de la banalisation outrancière. La nazification des Israéliens en est l'une des principales expressions actuelles, mais l'on pourrait aussi évoquer les détournements de l'étoile jaune dans les manifestations anti-passes sanitaires il y a trois ans. Il y a une urgence à former les acteurs de la chaîne judiciaire à ces problématiques, mais aussi les enseignants ou encore les modérateurs des réseaux sociaux, dont on sait à quel point ils contribuent - en particulier X - à propager la haine antijuive et le racisme.
- Il y a une extrême gauche qui facilite la propagation de l'antisémitisme et le nourrit, même. La France insoumise incarne aujourd'hui ce dernier courant mais ce parti s'insère dans une sphère plus large, faite des militants associatifs et syndicaux chez lesquels la haine d'Israël est obsessionnelle.
- On parle d'un regain d'antisémitisme à l'extrême gauche. A-t-il supplanté un antisémitisme auparavant marqué à l'extrême droite ?
- Un antisémitisme n'a pas remplacé l'autre. Le Rassemblement national aimerait faire oublier ses origines et son histoire, ponctuée de procès pour racisme, antisémitisme et négationnisme. Jordan Bardella et Marine Le Pen peuvent clamer que leur parti est le « meilleur bouclier » des juifs contre l'antisémitisme, celui-ci abrite toujours en son sein des personnalités qui ont une culture antisémite. Bardella a nié l'antisémitisme de Jean-Marie Le Pen avant d'admettre que le leader du Front national avait effectivement pu tenir des propos de cette nature. La stratégie actuelle de défense des juifs mais aussi d'Israël est purement électoraliste. Ce parti n'a jamais fait son inventaire historique ! Différentes enquêtes montrent que certaines thèses complotistes antisémites recueillent un taux d'adhésion très au-dessus de la moyenne chez les sympathisants et adhérents du RN...
- Regardons les choses en face : cette formation politique n'a aucune tradition de lutte contre l'antisémite, n'organise aucune formation en direction de ses cadres et militants. Existe-t-il par ailleurs une séparation hermétique, un cordon sanitaire, explicitement affirmé, vis-à-vis de l'ultradroite, qui hait autant Israël que les juifs ? Pas à ma connaissance.
- Vous disiez dans une interview à Public Sénat que le PS semble « purgé » de l'antisémitisme, quand d'autres partis de gauche demeurent moins clairs sur la question. Est-ce qu'on se trouve en présence de deux gauches : une « claire » et une « floue » sur l'antisémitisme ?
- On pourrait aller plus loin et dire qu'il y a trois gauches de ce point de vue. Une première gauche qui est l'héritière des combats humanistes et universalistes et qui affirme très clairement son rejet de toutes formes d'ambiguïtés quant à l'antisémitisme. Elle défend les droits du peuple palestinien, mais n'est pas dupe de l'antisionisme qui transforme la lutte contre l'antisémitisme en angle mort. Une deuxième gauche qui ne « calcule » pas. Sans véritable culture historique sur le sujet, elle pense que l'antisémitisme est une « forme de racisme », mais elle n'en comprend pas la singularité et craint, en l'évoquant, de desservir la lutte contre le racisme, ce qui est absurde.
- Enfin, il y a une extrême gauche qui facilite la propagation de l'antisémitisme et le nourrit, même. La France insoumise incarne aujourd'hui ce dernier courant mais ce parti s'insère dans une sphère plus large, faite des militants associatifs et syndicaux chez lesquels la haine d'Israël est obsessionnelle. Insistons toutefois sur la place de LFI qui est un parti électoral, avec des élus, et qui a donc une responsabilité particulière dans la vague actuelle d'antisémitisme.
- Est-ce que l'idéal antiraciste défendu historiquement par la gauche est battu en brèche par cet antisémitisme résurgent ?
- Une partie de la gauche s'est fourvoyée, depuis des années, dans le décolonialisme et l'indigénisme qui font passer la problématique de l'antisémitisme à la trappe. Dans la perspective de ces courants, les juifs sont situés dans le camp des « dominants », des « Blancs », des « oppresseurs ». On dénie le fait qu'ils puissent être discriminés ou victimes d'une haine singulière et meurtrière, ce que l'actualité ne cesse de démontrer depuis plus de vingt ans. Cet antiracisme, pour tout dire, est sélectif. Il définit lui-même ses victimes, les choisit et les hiérarchise. Il érige l'antisionisme en combat antiraciste... Cette dérive n'est pas si nouvelle. Déjà, au début des 1970, lors d'un procès contre un bulletin antisioniste diffusé par l'ambassade soviétique à Paris, Robert Badinter avait pointé que la haine des juifs revenait « sous les traits, paradoxe suprême, de l'antiracisme »...
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