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Antisémitisme: Pourquoi l'école a laissé faire (Le Point, 14 mars 2003)

Dec 2nd, 2024 (edited)
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  1. Antisémitisme: Pourquoi l'école a laissé faire
  2. Ariane Singer et Marie-Sandrine Sgherri
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  4. Le Point, 14 mars 2003
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  6. Les incidents et les violences dirigés contre des juifs, élèves ou professeurs, se multiplient dans les établissements de l'Education nationale. Mais l'administration a longtemps préféré fermer les yeux
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  8. La scène se passe l'an dernier au lycée de Gennevilliers. Danielle T., enseignante d'anglais d'origine juive, propose à ses élèves de première S une rédaction sur le sujet de leur choix. L'un d'eux, jusqu'ici sans histoire, écrit un texte à la gloire de Hitler et appelle à poser une bombe dans « la plus grande synagogue de Jérusalem ». Choquée, l'enseignante réclame au proviseur des mesures exemplaires. Après trois semaines de tergiversations, l'élève est finalement renvoyé. Deux mois plus tard, Danielle est rouée de coups en plein cours par un individu cagoulé. Bilan : plusieurs côtes fêlées. Le coupable était un proche de l'élève sanctionné. Longtemps, l'enseignante a hésité à mettre en avant le caractère antisémite de l'agression, ce qui a permis à la direction d'étouffer l'affaire. Aujourd'hui, Danielle a conscience d'avoir été victime d'un acte antijuif et son avocat plaidera en ce sens.
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  10. Dans un autre lycée de la Seine-Saint-Denis, Emmanuelle, juive, prof d'histoire, sort elle aussi du silence. Depuis des mois harcelée par un élève d'origine maghrébine à cause de ses racines, elle n'a pas supporté sa dernière provocation : « Et vous, Madame, ça gaze ? » Elle a enfin alerté le proviseur et porté plainte.
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  12. C'est la fin du silence assourdissant dénoncé par nombre d'observateurs juifs. Un livre a permis de libérer la parole de ceux qui assistent, impuissants, à la résurgence de l'antisémitisme : « Les territoires perdus de la République », un recueil collectif, publié aux éditions des Mille et Une Nuits, dans lequel des enseignants et des proviseurs font part de leurs difficultés, notamment à parler de la Shoah dans des classes à forte composante maghrébine. C'est ce livre que Roger Cukierman, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), brandit, lors du dîner annuel de l'organisation, le 29 décembre 2002, pour stigmatiser « la libération de l'expression antisémite » à l'école. Dans sa réponse, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, brise le silence officiel. Début 2002, en pleine polémique avec Ariel Sharon sur l'antisémitisme sévissant en France, Jacques Chirac, pourtant très sensible à ces questions, affirmait avec force qu'il fallait cesser d' « alimenter des rumeurs » : « Il n'y a pas de poussée d'antisémitisme en France. Rien ne permet d'étayer ces affirmations. » Aujourd'hui, son Premier ministre reconnaît à travers ces dérives les « échecs de l'intégration à notre pacte républicain », avant de promettre de « mieux aider les établissements et les enseignants à lutter contre ces phénomènes inacceptables ».
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  14. Deux mois après, Luc Ferry, le ministre de l'Education nationale, confirme cette nouvelle détermination lors d'une conférence de presse : pour la première fois, le ministre dénonce la « banalisation de l'antisémitisme à l'école » et désigne les coupables, les « milieux arabo-musulmans », et leurs complices, « une partie des enseignants de gauche qui sont anti-Israël et tolèrent de plus en plus des propos antisémites sous le prétexte que l'origine de ces propos n'est pas l'extrême droite ». Des propos très durs, et forcément polémiques, mais rendus nécessaires par l'aggravation de la situation depuis deux ans. Sur le terrain, tous le reconnaissent : « Il y a un avant et un après-11 septembre, explique Arlette Corvarola, ancienne proviseur d'un lycée du Val-d'Oise (95). Les élèves d'origine maghrébine ont tiré des attentats de la fierté et osent dire tout haut ce qu'ils ne disaient qu'entre eux. »
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  16. La faute aux profs ?
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  18. N'en déplaise à ce responsable de la FCPE parisienne (fédération majoritaire des parents d'élèves), qui estime que « l'antisémitisme n'est pas à l'ordre du jour et qu'il n'est pas temps d'en débattre », les incidents se multiplient. C'est, au lycée Bergson, à Paris (19e), des jumelles juives de 15 ans qui subissent quarante minutes d'insultes de la part d'une douzaine d'élèves exigeant d'elles qu'elles s'agenouillent pour demander « pardon d'être juives ».
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  20. C'est, à la gare de Sarcelles, des jeunes juifs poussés dans les escaliers par des ados beurs et qui, sous la menace, doivent dire qu'ils ne sont pas juifs. C'est encore, dans le Val-d'Oise, ce collégien juif qui manque d'être lynché dans la cour par une centaine de gamins déchaînés. Même les plus jeunes ne sont pas épargnés. Traité régulièrement de « sale juif » par ses petits camarades, David, 8 ans, élève de CE2, a ainsi dû quitter son école du 9e arrondissement de Paris.
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  22. L'institution scolaire est sidérée. On croyait cette jeunesse, descendue dans les rues au lendemain du 21 avril dernier, tolérante et soucieuse des droits de l'homme. On la découvre capable du racisme le plus virulent.
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  24. Pourquoi n'a-t-on rien vu venir ? Il aurait fallu pour cela que l'on sache ce qui se passait dans les classes. Or les enseignants n'ont pas pour habitude d'avouer leurs difficultés : « C'est humiliant pour un professeur d'avouer qu'il ne sait pas tenir sa classe », confesse Sophie, jeune prof d'histoire. Ainsi, cette autre enseignante de Seine-Saint-Denis, qui, après trois ans d'enseignement, n'évoque même plus les lois antijuives lorsqu'elle aborde le fascisme : « Je n'en ai pas parlé au proviseur. Je suis juive, je n'ai pas eu envie de me faire remarquer. Peut-être le ferai-je maintenant, après la lecture du livre... »
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  26. La faute aux profs ? Pas uniquement. Les proviseurs aussi ont leur part de responsabilité. Certains enseignants ont en effet signalé à leur directeur les faits dont ils étaient témoins ou victimes. Souvent en vain. Elisabeth, enseignante dans un lycée professionnel des Hauts-de-Seine, traitée en décembre dernier de sale juive par un groupe d'élèves, n'a ainsi reçu aucun soutien de son proviseur : celui-ci n'a pas voulu rechercher les coupables. Il s'est contenté de déplorer l'importation du conflit israélo- palestinien en France. Le 5 mars, une autre enseignante insultée s'est entendu dire par son principal : « Pourquoi cela n'arrive-t-il donc qu'à vous ? » Arlette Corvarola confirme : « Dans les lycées, c'est la règle : pas de remous, pas de vagues. Un établissement où il ne se passe rien est un établissement bien géré. Les proviseurs ont tout intérêt à cacher les incidents à leur tutelle. »
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  28. C'est visiblement le souci d'Olivier Minne, proviseur du lycée Bergson, qui a préféré minimiser nombre d'affaires pour éviter toute publicité susceptible de nuire à la réputation de son établissement. « Les parents d'élèves me font confiance. Ici, le climat est serein et les élèves travaillent », assure le proviseur, interrogé par Le Point. Cette politique ne fait pourtant pas l'unanimité : Isabelle Szajer, prof de lettres dans ce lycée, dénonce la « chape de plomb » pesant, selon elle, sur ceux qui brisent le silence : « Les trois incidents qui se sont produits depuis le début de l'année n'ont fait l'objet d'aucun travail pédagogique avec les élèves. Par exemple, les élèves jouaient à chat-feuj [juif en verlan] en cours d'EPS. Beaucoup ne sont même pas au courant. » Peu, d'ailleurs, savent qu'un enseignant a estimé en cours que Hitler « n'était pas foncièrement mauvais et qu'en Israël les victimes étaient devenues des bourreaux » ! Certes, ce que le proviseur considère comme un « petit dérapage » a été signalé au rectorat, mais il a été étouffé au sein de l'établissement. Le professeur s'est contenté de reconnaître sa « maladresse » dans le bureau du proviseur.
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  30. Mauvaise conscience coloniale
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  32. Dans la plupart des zones sensibles déjà gangrenées par la violence, la même prudence prévaut : dénoncer l'antisémitisme des musulmans, c'est risquer de mettre le feu aux poudres.
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  34. Immobilisme dû à la peur ? Volonté de ne pas stigmatiser une population elle-même victime de discrimination ? Ou difficulté à reconnaître une nouvelle forme de racisme qui ne vient plus de l'extrême droite ? Les trois, sans doute.
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  36. « Le milieu enseignant est très marqué à gauche, commente Emmanuel Brenner, coordinateur des " Territoires perdus ". Il a tardé à reconnaître ce nouvel antisémitisme d'extrême gauche et se trouve très gêné par le racisme maghrébin. La mauvaise conscience héritée du passé colonial de la France a sans nul doute empêché la prise de conscience. »
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  38. Le ministre, Luc Ferry, partage cette analyse et a mis ces enseignants en cause. Le SNES, syndicat majoritaire dans le second degré, a immédiatement répliqué et met en demeure le ministre de désigner les coupables : « Si des enseignants ont toléré des actes ou des propos antisémites, ils doivent être sanctionnés, répète avec vigueur Françoise Dumont, élue SNES. Mais si, comme je le crois, ça n'a pas été le cas, le ministre doit se taire. » Et pourtant... Le conflit israélo-palestinien s'est bel et bien invité en salle des profs.
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  40. Récupération islamiste
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  42. En novembre 2001, un poète palestinien invité dans des écoles et collèges de Montreuil, à l'occasion du Salon du livre pour la jeunesse, expliquait à son jeune auditoire qu'il écrivait ses poèmes « avec le sang des enfants palestiniens ». Dans un établissement de Goussainville (Val-d'Oise), on a également pu voir des enseignants venir en cours avec un keffieh autour du cou, affichant ainsi un engagement politique dont on peut se demander s'il a sa place dans un lycée. Dans l'esprit de ces adultes, l'antisionisme ne mène pas nécessairement à l'antisémitisme. Pour Françoise Dumont, du SNES, « la confusion des deux est inacceptable ». Voire. Mais les élèves, eux, ne font pas la différence, en particulier ces jeunes beurs de banlieue chauffés à blanc par les images qu'ils regardent sur les chaînes arabes du satellite.
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  44. Pour désamorcer la haine, encore faut-il que les professeurs, quelles que soient leurs convictions, aient les moyens pédagogiques de démonter les préjugés antijuifs des élèves. Car, aujourd'hui, chacun se débrouille comme il peut. « Je suis le seul prof d'histoire à traiter le conflit israélo-palestinien dans sa globalité. Les autres laissent la question de côté, sous le prétexte que "ça ne peut pas tomber au bac" », témoigne Charles S. , du lycée de Gennevilliers.
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  46. C'est donc à un véritable rappel à l'ordre que s'est livré Luc Ferry. Il est inquiet. Déjà, on a pu voir que l'antisémitisme « spontané » et épidermique des élèves pouvait être récupéré par des groupes islamistes. Des lycéens argumentent et citent Roger Garaudy, cet ancien stalinien devenu négationniste. A Villepinte, les Frères musulmans qui prêchent à la mosquée distribuent aux collégiens des tracts appelant au boycott des produits dits juifs, comme... Levi's, Coca-Cola !
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  48. Aujourd'hui, l'heure est donc à la « tolérance zéro ». Chaque incident sera désormais sanctionné et expliqué. Une équipe de médiateurs interviendra dans les établissements pour résoudre les crises. C'est du moins la consigne du ministre.
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  50. Surtout, un livret sera rédigé et distribué à tous les acteurs de la communauté scolaire. Son objectif : redéfinir l'idéal républicain en s'appuyant sur de grands textes fondateurs. Le ministre appelle Victor Hugo au secours de la laïcité. Ces mesures sont d'ores et déjà contestées. Elles heurtent la sacro-sainte liberté pédagogique des enseignants. Et surtout imposent une vision militante de la laïcité qui risque de faire voler en éclats le fragile équilibre qui s'est instauré sur le terrain, notamment dans les établissements qui tolèrent que des jeunes filles portent le voile.
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  52. Autre symbole fort de cette détermination : Luc Ferry et Xavier Darcos, ministre délégué à l'Enseignement scolaire, ont décidé d'apposer deux drapeaux, l'un français, l'autre européen, devant chaque école publique : « Désormais, chaque élève doit savoir où il est lorsqu'il entre à l'école », affirme Xavier Darcos. Mais cela sera-t-il suffisant pour faire face aux regroupements communautaires des laissés-pour-compte de l'intégration républicaine ? « Je me suis rendu compte que dans la cour il y a le coin des Noirs, le coin des beurs et le coin des Français », s'inquiète Sophie, enseignante à Goussainville.
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  54. Aujourd'hui, de plus en plus d'élèves juifs, isolés ou carrément pris pour cible dans leur établissement, quittent l'école publique pour intégrer des écoles confessionnelles. Le phénomène, s'il n'est pas encore chiffrable, semble s'accentuer. « Cela concerne surtout Créteil, Paris et Marseille », indique ainsi Patrick Petit-Ohayon, chef du département éducation au Fonds social juif unifié (FSJU), qui fédère les 252 écoles juives de France. Fait plus inquiétant encore : les professeurs sont également de plus en plus nombreux à demander leur mutation dans des écoles juives. L'idéal laïque et républicain, à l'évidence, est à la peine. Le débat s'engage. Il y a pourtant urgence.
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