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- Le Visage
- Ô, blasphème ! Ô misère ! Le malheur poursuit son règne dantesque sur ma personne chétive, se rabattant sans pitié sur mon être tourmenté. L’abbé aboie bêtement qu’à brebis tondue Dieu tempère le vent, mais un homme de sa disposition ne comprend guère à la condition profondément humaine, décadente et perverse de laquelle je suis infligé. D’ailleurs, je partageais naguère sa vision de vertu et d’amour, mais les souvenirs de ces jours m’enlacent telles des cordes sensibles et assoiffées, ne désirant rien de plus que d’être englouties dans ma peau, mes muscles, mes nerfs, mon sang. Pardonnez-moi ces tendances alambiquées, il n’y a que dans la rectification excessive que je retrouve encore des soupçons de raison dans mon esprit ; commençons alors par le début.
- J’ai toujours été un homme peu remarquable, de ce charme que l’on découvre seulement au fil du temps ; je souffrais de ce caractère insupportable commun aux artistes fauchés, cette construction égoïste du fier consommateur dit sophistiqué. Le matin du 16 mars, pourtant, mon réveil fut accompagné d’une affliction si brutalement violente que j’oubliai entièrement toute forme d’identité, de simulacre, et hurlai, me recroquevillant comme un chien mourant d’apoplexie. La douleur fut telle que je ne pusse nullement composer mon air stoïque et mélancoliquement souffrant habituel, même à l’entrée de mon amie dans la chambre à coucher (me souvenant de ce jour, je m’empourpre toujours de honte et regrette profondément de lui avoir offert un logis lors de son séjour printanier dans la nation de la vie, liberté et poursuite du bonheur). Elle dut me transporter à grand-peine jusqu’à la salle de bain, où la froideur stridente de l’eau de douche me ramena à mes sens. Je regardai avec horreur dans l’immense glace suspendue à ma gauche. Il n’y avait aucun doute. J’étais complètement défiguré : les traits de mon visage fondaient ensemble, forçant ainsi une forme rebutante de chair avilie et absolument inhumaine sous les feux de la rampe. Mon amie, qui est une véritable âme angélique venant des cieux afin de se perdre pour une raison incompréhensible parmi les paysages monotones des banlieues du Nord américain, me guettait silencieusement d’un recoin écarté de la pièce (ce recoin étant un défaut qui pourrait ostensiblement être attribué à une faute d’inattention, mais qui, en réalité, servait bien évidemment à augmenter le prix de location de l’appartement, transformant le trois et demi en quatre et demi de manière ignoblement sournoise ; un sujet qui m’enrageait particulièrement à ce moment, car une certaine demoiselle venait tout juste de m’enfoncer brutalement dans le mur abritant actuellement sa petite personne de l’expression de ma douleur infinie).
- - Retourne-toi. Ne me regarde pas. Pardonne-moi mon apparence atroce, la suppliai-je d’un ton qui ne laissa en absolument aucun cas trahir l’horreur et le chagrin se bousculant dans mon âme.
- Elle m’observa pendant un instant, laissant passer le bruit d’un souffle, puis obligea.
- - Tu es devenu complètement fou, fit-elle en se retournant, et ce n’est plus un trait charmant. Il n’y a rien d’atroce à ton apparence, à l’exception de cette chevelure que je te prie de raser depuis des jours.
- Cette remarque ludique servait sans doute à me réconforter, mais elle eut l’effet adverse.
- - N'y a-t-il vraiment rien?
- - Mais qu’est-ce qui te prend, tout d’un coup?
- Sans plus attendre, elle bondit de son recoin et me saisit le bras au passage, m’entraînant encore une fois vers le miroir. Là, l’épouvante m’attendait de nouveau; la réalisation de ma folie fut imminente. Je n’avais pas d’yeux, et pourtant la vue de mon atrocité me bouleversa tant que les larmes se déversèrent le long de mon visage tordu et répulsif, et les pleurs prirent mon corps de violentes attaques. Marie me jouait-elle un tour? Était-ce une cruelle moquerie? Je ne distinguai pas de bouche sur ce portrait abimé, et pourtant les mots coulèrent avec la même abondance que les larmes :
- - Comment peux-tu m’assurer que mon apparence n’a rien d’anormal, alors que je vis de mes propres sens la défiguration de mon visage? Je ne suis pas fou, une telle illusion ne peut simplement pas sembler si véridique, clamai-je d’un coup.
- - Mais bon Dieu, répondit-elle impatiemment, viens, assois-toi ici que je te montre.
- Elle m’arracha brusquement de ma réflexion afin de me laisser tomber sur le rebord du bain. Saisissant mon visage, elle traça le contour de mes pommettes, glissant les pouces sur ma joue, en dessous de mes yeux et par-dessus mes paupières, le long de mon front en passant par la légère courbe concave de mon nez. Je fus pris d’un doux rire, puis d’un ricanement, d’un rire amalgamé avec les pleurs de chagrin et d’un soudain hurlement de souffrance et de terreur lorsque je sentis ses doigts déchirer la chair brûlante, extirpant la mâchoire du crâne, agrippant mon âme de ses griffes.
- Marie, mon ange… Le soir du 16 mars, un jour frisquet et brouillard, ils retrouvèrent le corps d’une jeune femme, le visage défiguré d’une manière répulsive. L’auteur, soussigné Monsieur, doit maintenant vous quitter. Il n’y a point de cause à mon cauchemar, qui, suite de cette attente interminable, tire enfin à son dénouement. Mes chers amis, ce fut un plaisir.
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