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Dec 11th, 2019
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  1. The OA ? Cultissime, tout le monde le dit. Vous n’avez ­jamais vu la queue d’un épisode mais vous aimeriez ne pas passer à côté de LA série américaine du moment. Le speed watching est fait pour vous. Cette pratique, consistant à regarder les séries en augmentant la vitesse de défilement des images, permet tout simplement d’en voir plus en moins de temps.
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  3. Grâce à des outils tels que Video Speed Controller, un épisode de The Big Bang Theory, accéléré 1,3 fois, pourra être dévoré en 17 minutes au lieu des 22 habituellement nécessaires. Pour ce qui est du plaisir esthète, on repassera…
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  5. « C’est une pratique qui réduit la série à sa structure narrative. Ce type de visionnage ne fonctionne pas pour des œuvres complexes comme Westworld, exigeant une ­attention beaucoup plus forte. Si on la ­regarde en accéléré, on passe à côté d’énormément de détails signifiants. Le speed watching est un rapport à la ­culture qui fait penser à celui que l’on peut avoir avec la junk food », explique le ­sociologue des médias François Jost, auteur de Breaking Bad. Le diable est dans les détails (Atlande, 2016).
  6. Marathon de visionnage
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  8. Cette forme de goinfrerie visuelle n’est pas un épiphénomène puisqu’elle concerne également les films, les vidéos YouTube, les livres audio, tous susceptibles d’être consommés en mode turbo-glouton.
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  10. Dans un registre tout aussi compulsif, le binge watching, marathon de ­visionnage qui consiste à s’enfiler des saisons entières comme on engloutirait les nems lors d’un buffet à volonté, fait également partie de cet horizon où la société du spectacle semble se résumer à cette impossible satiété.
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  12. Absorption accélérée, consommation compulsive, relation digestive aux contenus : ces phénomènes s’inscrivent dans une forme de boulimie particulière que l’on pourrait nommer la « culturobésité ».
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  14. « Ce type de comportement est dicté en partie par l’explosion de l’offre », précise François Jost. Faites un petit tour sur les réseaux sociaux et vous verrez : le consommateur culturel est un type en panique, un Sisyphe estomaqué par la taille sans cesse exponentielle du rocher qui lui fait face. Sur Twitter, un certain « 8 » se plaignait récemment en ces termes : « trop de séries trop de films à regarder trop de livres à lire trop de trucs à voir dans le monde HELP ».
  15. Séries « à ne pas manquer »
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  17. Tout un vocable dans l’air du temps contribue à alimenter ce sentiment de submersion et de culpabilité mêlées. Les magazines regorgent d’articles sur les séries « à ne pas manquer », quand iTunes propose des sélections de films indispensables pour « épater vos amis ».
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  19. Cette invitation pressante et systémique à se définir au travers de sa ­consommation culturelle a été qualifiée de « subjectivité fictive » par le philosophe italien Francesco Masci. Du coup, la ­ culture a été rattrapée par le syndrome FOMO (Fear of Missing Out), ou « la peur de rater quelque chose ».
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  21. « Dans un contexte où les références culturelles sont un faire-valoir, ne pas avoir vu les mêmes choses que les autres peut même générer une forme de complexe », ajoute le sociologue François Jost. Qui ne s’est jamais retrouvé en soirée, avec le sentiment d’être un extraterrestre parce qu’il avait raté le dernier épisode de Black Mirror ? Entre peur de la disqualification sociale et risque d’être exposé aux spoilers, tout concourt à ­accentuer la fringale du culturobèse.
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  23. « On fait comme les fabricants de chips. Ils ­savent quels additifs mettre dans leur produit pour vous pousser à en manger encore plus. » Carlton Cuse, scénariste de « Lost »
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  25. A cela s’ajoute la qualité indéniable des contenus qui, soumis à un darwinisme croissant, happent le spectateur dès les premières secondes. « On fait comme les fabricants de chips. Ils ­ savent quels additifs mettre dans leur produit pour vous pousser à en manger encore plus. Nous, on fait en sorte que vous ­vouliez voir l’épisode suivant », ­déclarait, en 2013, Carlton Cuse, scénariste de la série Lost.
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  27. La culture serait-elle une sorte de space cake surpuissant susceptible de vous faire vivre, avec une incomparable intensité, d’autres vies que la vôtre ? Une chose est sûre, le culturobèse dispose de nouveaux outils pour optimiser son ­orgie quotidienne de protéines culturelles.
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  29. Lancée par Maxime Valette, programmeur autodidacte, la plate-forme gratuite BetaSéries.com (site et application) réunit quelque 900 000 utilisateurs francophones qui rationalisent leur divertissement avec le sérieux d’une activité professionnelle. Calendriers précis, infos sur les derniers contenus disponibles, planning de visionnage : rien n’est laissé au hasard. « Il y a également plusieurs instruments qui permettent de chiffrer sa consommation. Les gens aiment bien mesurer leur addiction… », explique Maxime Valette.
  30. Injonction sociale latente
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  32. Cette métrique est un des facteurs-clés de la culturobésité. Ce qui se quantifie invite presque automatiquement à la comparaison et à l’inflation.
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  34. Au moment où je l’appelle pour l’interviewer, Marie Ferain, DRH en Belgique, affiche un bilan culturel astronomique : elle a passé un an, dix mois, deux semaines, neuf heures et trente-deux minutes à regarder des séries. « Mais j’ai quand même une vie sociale à côté, assure-t-elle. Je ne vais pas refuser une sortie pour voir un nouvel épisode. »
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  36. A la recherche de l’œuvre originale qui aurait échappé aux autres, Marie Ferain, qui confesse n’être « jamais totalement à jour », souligne la dimension profondément relationnelle de sa pratique. « L’aspect communautaire est fondamental. C’est très intéressant de pouvoir échanger sur les forums, faire partager son ressenti à chaud… »
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  38. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement du film de la veille dont on parle à la machine à café, mais d’une infinité de références qui doivent pouvoir être mobilisées, soit autant d’interfaces permettant de se connecter aux autres en toute situation et, dans l’idéal, de se distinguer.
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  40. Le culturobèse est donc un fan augmenté par des prothèses numériques, en même temps qu’un individu répondant à une injonction sociale latente. C’est d’ailleurs en découvrant une citation du milliardaire Warren Buffett (« Lisez 500 pages par jour. C’est ainsi que se construit le ­savoir ») que le journaliste américain Charles Chu est devenu un des pionniers du binge reading. Collaborateur du site Quartz, il a réussi, en réduisant son temps passé devant la télévision et sur les réseaux sociaux, à dévorer 400 livres en deux ans, expérience dont il a fait un ­récit quasi mystique sur Internet. La ­culture aurait, selon Charles Chu, un pouvoir profondément transformateur.
  41. Des applis qui résument les livres
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  43. Mais tout le monde n’a pas forcément autant de temps à accorder à la ­lecture. D’où l’émergence de services qui ambitionnent de vous prémâcher le travail. Lancée il y a peu, la start-up parisienne Koober propose, par abonnement, des condensés d’ouvrages qu’elle appelle des « koobs » (« books » à l’envers), consultables sur supports numé­riques. Une fois compressées, les 400 pages de la biographie du PDG de Tesla Motors, Elon Musk, (Ecco, 2015) ne vous demanderont que dix-sept minutes de lecture pour en venir à bout.
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  45. Etudiants, entrepreneurs du digital, responsables marketing font partie des 1 500 clients réguliers de cette plate-forme qui s’envisage comme le fer de lance de la formation continue. « Savez-vous que seuls 2,4 % de ceux qui ont acheté Le Capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty [Le Seuil, 2013], l’ont réellement lu ! ? En limitant les efforts nécessaires pour assimiler les concepts-clés, on veut créer des individus super aguerris. C’est un peu comme dans Matrix où Néo apprend le kung-fu en accéléré en se branchant simplement à un ordinateur », ­explique Alexandre Bruneau, cofondateur de Koober.
  46.  
  47. « Comme Rocky Balboa, j’ai alors décidé de m’entraîner à fond, mais sur un plan intellectuel. » Rodrigue Borgia, chef d’entreprise
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  49. Se cultiver plus en faisant moins d’efforts : telle est la devise du culturobèse, individu conférant au savoir un pouvoir presque magique. « J’ai eu une ­période difficile dans ma vie, je m’étais fait virer d’une boîte que j’avais créée et, socialement, je n’étais plus grand-chose. Comme Rocky Balboa, j’ai alors décidé de m’entraîner à fond, mais sur un plan intellectuel. Je me suis mis à lire quotidiennement. Ça a été pour moi une véritable thérapie », se souvient Rodrigue Borgia, chef d’entreprise dans le secteur du numérique, qui avoue dévorer une dizaine de « koobs » par semaine, des articles de fond, des livres…
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  51. Afin d’acquérir cet ensemble de références disparates qui sont aujourd’hui valorisées en entreprise sous le terme de soft skills, certains préfèrent prendre des raccourcis, n’hésitant pas à se faire envoyer des anecdotes culturelles sur leur smartphone via le site Artips, à utiliser des applis de lecture rapide telles que Spritz ou bien encore à compulser les résumés de séries sur Wikipédia pour pouvoir en débattre le lendemain au bureau.
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  53. « Ce type de pratiques me fait penser à ceux qui disent : “Madame Bovary ? Je n’ai pas lu le livre, mais j’ai vu le film !” », s’amuse le sociologue François Jost.
  54. Visiter les hauts lieux culturels au pas de course
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  56. Dans la grande famille des culturobèses, une tribu encore plus radicale pratique le running patrimonial, visitant les hauts lieux culturels des cités historiques au pas de course. Grâce à l’appli Runnin’City, qui fonctionne comme l’audioguide d’un musée, le coureur peut écouter des résumés de 30 secondes sur les lieux emblématiques devant lesquels il s’arrête (ou pas).
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  58. Compressée comme une sculpture de César, la saga de la tour Eiffel lui parvient alors dans les tympans pendant qu’il patiente au feu rouge en sniffant des particules fines. S’empiffrer de connaissances tout en faisant autre chose est d’ailleurs une des constantes de la culturobésité, au risque de déboucher sur l’émergence prochaine d’une épidémie de burn-out culturels.
  59. Lire aussi La culture gé, meilleure amie du salarié
  60.  
  61. Mais, à ce stade de voracité, le ­culturobèse ne fait-il pas fausse route, confondant les patientes « humanités » avec le téléchargement sans limite de données ? « Avec Wikipédia s’est développée l’idée que le capital culturel était quelque chose qu’on pouvait acquérir presque par magie, ce qui est totalement faux. Pour réussir à constituer un ensemble de connaissances mobilisables, il faut suer sang et eau ! », confirme Jean-François ­Pépin, coauteur de l’excellent ouvrage 1 kilo de culture générale (PUF, 2014).
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  63. Vendu à 76 000 exemplaires, ce best-seller cartonne sur Amazon dans la catégorie « carrière ». Il donne non ­seulement accès à un vaste savoir, mais également – et c’est là toute la différence – à la cartographie subtile d’une pensée en action.
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  65. « Citer des références à la chaîne ne sert à rien, si ce n’est à vous faire passer pour un crétin fini. La culture, c’est ce qui permet au contraire de faire résonner les choses entre elles, de tisser des liens inattendus », ajoute Florence Braunstein, coauteure de ce pavé orange joliment surnommé « Casimir ». Moralité inflationniste : un culturobèse averti en vaut deux.
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