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Jun 23rd, 2018
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  1. LA GESTION DU STRESS LIÉ À L’USAGE DES ARMES DANS LA POLICE
  2.  
  3. par Pierre-Frédérick BERTAUX Capitaine de la Police nationale
  4.  
  5. Bref aperçu de la réunion
  6.  
  7. Tout policier peut se servir de son arme pour sa protection ou celle d’autrui, à condition que les cas de légitime défense soient patents. Selon P.-F. Bertaux, un policier en service sur mille a tiré chaque année, et moins d’un tir sur quinze a été sanctionné. Il faut avoir conscience que le policier réagit généralement très mal après un tir, même légitimé, et faire en sorte que celui qui n’a fait que son devoir en se servant de son arme puisse reprendre
  8. rapidement l’exercice normal de son métier.
  9.  
  10. EXPOSÉ de Pierre-Frédérick BERTAUX
  11.  
  12. Je suis depuis neuf ans moniteur de tir, une des spécialisations de la Police nationale. On raconte que les policiers en fonction sont des “Rambo” de la gâchette, qu’ils tirent beaucoup et n’importe comment. Mon métier me poussait non seulement à savoir si c’était vrai, mais encore à m’intéresser à l’état physique et psychologique des tireurs après leur tir. Je vais commenter l’étude que j’ai menée dans le cadre d’un diplôme de criminologie à Paris II.
  13.  
  14. Le droit de faire usage des armes
  15.  
  16. Le droit de tirer qu’ont les policiers est mal connu du grand public et même de certains agents de la Police nationale ; il faut savoir que les fonctionnaires autorisés à tirer sont essentiellement ceux de l’administration pénitentiaire, les militaires, les gendarmes, les douaniers, les fonctionnaires et les policiers. À la différence des gendarmes qui peuvent par exemple tirer sur une personne qui ne répond pas à leurs sommations, ou qui prend la fuite, les policiers ne peuvent faire usage de leur arme qu’en légitime défense, c’est-à-dire pour leur protection ou celle d’autrui alors qu’aucun autre recours n’est possible. Un arrêt de la cour de cassation qui a fait jurisprudence, a légitimé des policiers qui avaient tiré hors ce cas (en invoquant l’état de nécessité). Mais la Police n’a pas pour autant modifié sa réglementation. Elle a eu pourtant, à deux reprises, le même droit que les gendarmes, de septembre 1943 à août 1945. Finalement la Police a volontairement voulu limiter l’usage des armes afin de privilégier son rôle de défense de la liberté individuelle et des droits de l’homme (cf l’arrêt de 1986).
  17.  
  18. Une période significative d’observation
  19.  
  20. Pour comprendre ce que deviennent les policiers après avoir tiré (qu’ils aient ou non tué ou blessé quelqu’un), il me fallait connaître les conditions de ces tirs et les profils des policiers concernés. C’était un sujet d’actualité : fin 1997, à Melun, un policier a tiré sur un véhicule dont le conducteur tentait de l’écraser. Mais comme il y avait eu en même temps à Lyon ce qu’on appelle communément une bavure, l’amalgame a été fait entre ces deux affaires, et celle de Melun a été très médiatisée. Mais que pouvait bien ressentir le policier mis en cause ? Pour tenter de répondre à une telle question, il m’a semblé nécessaire d’étudier un nombre significatif d’affaires où les armes avaient été utilisées.
  21.  
  22. J’ai donc consulté les archives de la Police des Polices - l’IGS (Inspection Générale des Services) - qui joue un rôle d’inspection et de contrôle répressif, mais également d’amélioration des services. Après avoir éliminé les cas où les fonctionnaires de police avaient seulement sorti leur arme à seule fin d’intimider ou de menacer, j’ai étudié les cent soixante-six dossiers, désormais clos, de cas d’usage des armes sur une période allant de 1989 à 1996. Cependant, je n’ai pu interviewer qu’un seul policier ayant tiré et tué, parce que les gens ne se dévoilent pas : on ne parle pas de ce genre de choses.
  23.  
  24. Je me suis intéressé aux circonstances suivantes du tir :
  25. - spatiales (l’environnement) ;
  26. - temporelles (le mois, le jour de la semaine, l’heure) ;
  27. - professionnelles (interpellation de voiture, d’individu, etc.) ;
  28. - personnes concernées (policier, pas forcément fautif ; victime, pas forcément innocente).
  29.  
  30. J’ai saisi le plus possible d’informations dans un système informatique qui, au-delà des résultats bruts de statistiques, m’a aidé à faire des corrélations intéressantes.
  31.  
  32. La lecture des faits
  33.  
  34. L’observation des faits permet de se faire une idée plus juste de l’usage des armes par la Police nationale
  35.  
  36. Peu de policiers impliqués
  37.  
  38. Dans cent soixante-six affaires, alors que Paris et les trois départements du secrétariat général de l’administration de la Police disposent d’environ vingt-neuf mille huit cents policiers, deux cent dix-huit ont tiré, autrement dit, sur une période de sept ans, moins de 1 % de l’effectif total, chiffre qui certes devrait idéalement tendre vers zéro, mais qui permet d’ores et déjà de
  39. relativiser quelque peu l’impression laissée par les médias sur ce sujet.
  40.  
  41. Des périodes à risque
  42.  
  43. Les policiers tirent davantage entre avril et juin. À cette époque de l’année, des individus, amenés contre leur gré à fréquenter habituellement les commissariats de police, sortent de leur hibernation : il fait plus beau et plus chaud, les jours rallongent et la lumière a une incidence certaine sur les comportements humains.
  44.  
  45. Les tirs sont plus fréquents en fin de semaine. Ce n’est pas dû au fait que les policiers sont plus nombreux en service à ce moment-là. En réalité, ils doivent réagir le week-end face à une certaine population qui incite au tir. C’est du reste pour la même raison que les tirs augmentent nettement de nuit, entre 22h et 5h.
  46.  
  47. Des lieux à risque
  48.  
  49. On tire le plus souvent sur la voie publique : dans la majorité des cas, c’est pour intercepter des véhicules, illustration type du fait que le tir n’est pas décidé à l’avance, mais qu’il intervient en réaction à quelque chose, ici au fait que des personnes ont utilisé leur véhicule comme arme pour foncer sur des policiers ; moins fréquemment, à l’occasion d’interpellations.
  50.  
  51. Un risque permanent
  52.  
  53. J’ai dénombré trente-six cas de tir alors que le policier n’était pas en service : soit environ un tir sur cinq, ce qui est loin d’être négligeable. Tout policier garde son arme en permanence (sauf pendant ses congés de longue durée). Ces cas de tir, avec ou sans victime, peuvent correspondre à des accidents lors de l’entretien de l’arme, mais aussi à des circonstances où le
  54. policier se met personnellement hors la loi ; les policiers, contrairement aux autres catégories de fonctionnaires, sont soumis aux mêmes procédures et à des sanctions identiques, que l’infraction soit commise en service ou non. Il y a aussi des cas où le policier accomplit son devoir d’intervention quand, par exemple, il est en train de rentrer chez lui.
  55.  
  56. Moins de quatre mètres
  57.  
  58. Une très forte proportion des tirs - 75 % - se font à moins de quatre mètres, distance minimale en deçà de laquelle les autres ne peuvent approcher sans que l’on se sente menacé d’agression ; à quatre mètres on a une bonne perception rétinienne du regard de l’agresseur et du moindre de ses gestes ; mais en réalité, le stress aidant, on ne “voit” pas grand chose.
  59.  
  60. La légitime défense
  61.  
  62. Si on se limite aux seuls cas d’usage des armes en service, la légitime défense a légitimé 93 % des tirs, et seulement 7 % des policiers ont été sanctionnés, y compris pour les bavures, c’est à dire les infractions, qu’il faut distinguer des accidents. Il n’y a pas de malice dans l’accident ; il y a peut-être un problème de formation ou de mauvaise position du doigt sur la
  63. détente, alors que la bavure est une violence volontaire, “des coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner”, un homicide pur et simple, autant de cas qui entraînent des sanctions très lourdes : il n’y a aucune indulgence pour les fonctionnaires ayant commis des actes répréhensibles et les magistrats sont inflexibles parce qu’on ne peut tolérer une police qui se permettrait n’importe quoi.
  64.  
  65. En comptant aussi les cas d’usage des armes en dehors du service, les sanctions ont concerné 16 % des policiers. Seulement 5 % des policiers ayant tiré l’ont fait sous l’emprise de l’alcool, le soir ou le week-end, mais chez eux ; aucun policier ayant tiré sur la voie publique n’avait un taux d’alcoolémie supérieur au taux maximum légalement admis.
  66.  
  67. La maturité calme le jeu
  68.  
  69. La jeunesse et le manque d’expérience augmentent le risque de tirer et d’en subir ensuite les conséquences. Le plus grand nombre des policiers qui ont fait usage de leur arme étaient gardiens de la paix, bien en vue dans leur uniforme, ce qui peut faire réagir plus violemment ceux qui ont quelque chose à se reprocher. Cent quarante-huit d’entre eux ont tiré pendant la
  70. période étudiée ; ils avaient entre vingt-six et trente-trois ans.
  71.  
  72. Dans les statistiques viennent ensuite les brigadiers, le grade immédiatement supérieur, ce qui explique le nombre relativement important de tirs jusqu’à la quarantaine. Mais pourquoi les vieux policiers ne tirent-ils pas ? Avec le temps, on apprend qu’il vaut mieux s’écarter (quand on le peut) d’une voiture qui vous fonce dessus ; face à des personnes dangereuses, on sait mieux calmer le jeu par la discussion et la négociation ; du reste, avec l’âge, on va moins au “charbon”, soit parce qu’on connaît les ficelles pour éviter d’y aller, soit parce qu’on a pris du grade !
  73.  
  74. Les personnes visées
  75.  
  76. Les individus visés lors des tirs étaient en grande majorité français (64 %). Le plus jeune était un garçon de treize ans - il en paraissait dix-sept - en train de commettre un délit dans une cave ; toutes les conditions étaient réunies pour justifier le tir qui l’a tué. Le plus âgé, également tué, avait soixante-deux ans. Mais le plus grand nombre de ces personnes avaient
  77. entre dix-neuf et vingt-huit ans, plutôt de petits délinquants qui, statistiquement, sortaient le plus souvent le week-end, la nuit et en voiture. Les vrais voyous, comme les vieux policiers, avaient acquis une certaine expérience : ils savaient éviter l’affrontement.
  78.  
  79. L’efficacité des tirs
  80.  
  81. Les deux cent dix-huit policiers qui ont fait usage des armes ont tiré quatre cent trente-huit cartouches. Ils ont tué dix personnes et en ont blessé trente-cinq. L’efficacité des tirs, qu’ils soient légitimes ou non, peut sembler faible a priori, mais ces chiffres prennent en compte les tirs accidentels à la maison, les tirs sur les véhicules et non sur les conducteurs, etc. Lorsque la
  82. Police judiciaire décide de tirer lors de l’interpellation d’un individu dangereux, celui-ci est en général tué ou grièvement blessé.
  83.  
  84. Les conséquences du tir sur le policier
  85.  
  86. Le tir est considéré comme l’acte ultime d’un policier. Il fait toujours l’objet d’une enquête administrative. C’est la première conséquence. Mais que devient le policier ?
  87.  
  88. Mon étude part du postulat suivant : “tuer ou blesser quelqu’un est ce qui peut arriver de pire à un policier”. Depuis 1990 on a commencé à entendre dire que les victimes d’attentats, ou les personnes ayant vécu des événements graves comme un accident de la route ou le suicide d’un proche, risquaient de développer ultérieurement des manifestations physiques ou psychologiques que l’on pouvait qualifier de réactions post-traumatiques. J’ai trouvé des éléments communs aux réactions de victimes d’attentats et à celles de policiers ayant tiré. Mais pourquoi donc un policier dont le tir était justifié a-t-il une réaction de peur alors qu’il devrait être fier d’avoir accompli son devoir ? De toute évidence, la psychologie humaine ne
  89. fonctionne pas de cette façon ! Ce n’est pas parce le policier n’a fait que son travail qu’il va s’en sortir indemne.
  90.  
  91. J’ai contacté des policiers canadiens, américains, et belges ; tous ont communiqué leur expérience en matière de soutien psychologique, mais celle des Belges est particulièrement frappante, au point qu’elle pourrait servir de modèle.
  92.  
  93. En France le nouveau décret qui régit le corps de la Police précise dans son article 51 qu’un policier qui manifeste des troubles peut demander un soutien psychologique. Des structures, dont F. Gathérias est responsable, ont été mises en place dans ce sens. On s’intéresse donc aux victimes, aux policiers qui sont intervenus sur un attentat, à l’environnement professionnel des policiers morts en service. Mais on ne s’intéresse pas aux policiers qui ont tiré, le tir n’étant pas censé générer du stress, d’autant que pour les policiers, il n’est pas de bon ton de se mettre
  94. à révéler ses troubles.
  95.  
  96. Le stress est avant tout une donnée médicale. Face à une situation difficile, chacun sait qu’il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut aller sans prendre le risque de certaines conséquences pour soi-même : le corps agit instinctivement mais il y a des répercussions au niveau du mental. Hans Selye a fait des recherches remarquables sur le stress, mais il y a de multiples écoles et il m’a fallu choisir. Je me suis intéressé plus particulièrement :
  97.  
  98. - à l’ouvrage du professeur Rivolier, spécialiste du stress et des sportifs de l’extrême : il a notamment participé à la préparation psychologique des spationautes français et s’est intéressé aux explorateurs du Grand Nord ;
  99. - aux travaux du professeur Ferreri pour la psychiatrie ;
  100. - et à ceux du professeur Cordier, spécialiste des réactions traumatisantes.
  101. C’est Hans Selye qui, en 1936, a mis en évidence que face à une agression, le corps réagit d’abord de façon aiguë, puis il y a une phase d’adaptation suivie d’une phase d’épuisement ; cette succession se reproduit à l’identique quelles que soient les agressions, phénomène qu’il a appelé “syndrome général d’adaptation”. Aujourd’hui on utilise le mot stress pour désigner l’ensemble des réactions mobilisées par rapport à un événement.
  102.  
  103. Le stress est en quelque sorte le moteur de nos réactions. Il permet la fuite ou le combat. Il focalise l’attention sur l’événement, mobilise l’énergie pour réagir, incite à l’action. Mais lorsqu’un individu dépasse ses capacités d’adaptation, les effets du stress deviennent négatifs, voire dangereux. Si le stress fait partie de la vie courante, il y a des situations auxquelles nous
  104. sommes confrontés que Rivolier a qualifiées d’extrêmes, précisément parce qu’elles exigent une capacité d’adaptation bien au-delà des expériences habituelles : il cite les membres du RAID (unité d’élite de la Police) et du GIGN (celle de la Gendarmerie Nationale) comme étant en situation de stress extrême dès qu’ils sont en opération, mais pas les gardiens de la
  105. paix, car ils ne sont pas confrontés, selon lui, à des situations extrêmes. Or, très récemment, trois policiers, appelés à la rescousse dans un différend familial, sont morts brûlés vifs lors de cette intervention tout à fait classique qui a brutalement mal tourné. Un cas de routine peut ainsi devenir une situation extrême.
  106.  
  107. On a commencé à s’intéresser aux situations de stress en 1914, avec le “syndrome du vent du boulet”. Il est arrivé que l’on fusille des gens parce qu’ils refusaient d’aller au front. Peut-être manifestaient-ils de façon ultime et puissante qu’ils ne pouvaient pas supporter d’être à nouveau confrontés à ce qui les avait déjà stressé de manière intolérable. Ce syndrome a
  108. ensuite été étudié par les Américains au moment de la guerre du Viêt-Nam : dans les années 1980 ils l’ont nommé “stress post-traumatique”. On admettait alors qu’il était possible d’avoir été choqué sans pour autant avoir été blessé.
  109.  
  110. Le tir : événement majeur
  111.  
  112. Quand on tire, on est confronté à un événement majeur. On peut alors développer successivement trois types de réactions :
  113.  
  114. Une réaction aiguë
  115.  
  116. Une réaction aiguë se manifeste immédiatement ; on est tout d’abord sidéré, sans réaction,sans réelle conscience de ce qui s’est passé ; c’est une réaction somatique normale avec miction, nausées, pâleur, etc., autant de signes physiologiques d’un trouble. Puis on commence à intégrer l’événement, ce qui entraîne un ensemble de signes révélateurs de
  117. l’installation du trouble, c’est-à-dire de nombreuses réactions physiques, cognitives, psychologiques, émotives et comportementales ; en général cette seconde phase dure deux à trois semaines et on s’en sort ; or, dans le cas d’usage des armes, un chercheur américain a estimé que 25 % des policiers non accompagnés d’un soutien durant leur réaction aiguë pouvaient la prolonger et entrer dans le stress post-traumatique.
  118.  
  119. Le stress post-traumatique
  120.  
  121. La réaction post-traumatique est semblable à la seconde phase de la réaction aiguë, mais sa particularité est de durer longtemps, de quatre semaines à six mois ; le policier va d’abord tenter de se réorganiser mentalement, tout en mettant en oeuvre des moyens de défense. Bien
  122. souvent on n’établit pas de lien entre ce stress et l’événement qui en est réellement l’origine, or c’est très fréquent chez les policiers dont le tir a été légitimé : tout le monde pense qu’il n’y a plus aucune raison pour que cet événement continue à leur empoisonner la vie.
  123.  
  124. Pourtant le “syndrome de répétition” apparaît : le policier “revoit”, avec une angoisse majeure, son tir en flash-back ; il adopte aussi des conduites d’évitement : de plus en plus envahi, et ne révélant pas le trouble qu’il ressent comme une douleur, il évite tout ce qui peut lui rappeler l’événement, par exemple il ne passe plus jamais dans la rue où il a tiré, il refuse toute mission qui puisse le conduire à utiliser son arme. Évidemment ces attitudes sont difficilement compatibles avec l’efficacité qu’on est en droit d’attendre d’un policier normal. Si elles ne sont pas comprises et tolérées, il peut y avoir pire : le trouble s’installe.
  125.  
  126. La modification durable de la personnalité
  127.  
  128. Plusieurs symptômes permettent de déceler une modification de la personnalité : un retrait social, le sentiment de n’être plus le même, un manque de confiance dans les autres et en soi. Après deux ans sans amélioration, cette modification peut être considérée comme difficilement réversible.
  129.  
  130. Un exemple vécu
  131.  
  132. Un exemple : trois gardiens de la paix sont intervenus en 1989 sur un différend de voisinage simple : appelés par une vieille dame, ils apprennent que son voisin veut entrer chez elle, armé d’un fusil. Ils arrivent, frappent chez la vieille dame, la porte s’ouvre, un fusil surgit, deux coups de feu, deux policiers blessés, un au visage, l’autre à la main et qui tombe. Les deux
  133. autres policiers encore debout tirent, puis tout le monde se réfugie à l’étage du dessous. Après un lourd silence, le policier non blessé remonte et constate que l’individu est mort. Ce policier a été médaillé, mais n’a été ni soutenu ni accompagné pendant sa crise aiguë. Il n’a pas dormi pendant quarante-huit heures. Le tir avait été légitimé et il était au courant, mais il voulait en savoir plus, en particulier si c’était lui ou son collègue qui avait tué l’individu, et il est donc allé s’informer auprès de l’IGS. Non seulement il n’en a rien su, mais de retour dans son service il s’est fait sévèrement réprimander pour ne pas être passé par la voie hiérarchique. Sa femme l’ayant quitté peu de temps avant l’événement, il se retrouvait seul en dehors des heures de service. Dans sa brigade où il était habitué à interpelle des suspects, on l’a mis au standard pendant un mois, et désarmé, ce qu’il a vécu comme la rupture de son appartenance au corps.
  134.  
  135. Ce policier a développé toutes les réactions, y compris la modification durable de la personnalité. Il est aujourd’hui totalement changé. Il n’a plus confiance en lui, en son entourage, en rien. Comment va-t-il réagir plus tard s’il est à nouveau confronté à des situations dangereuses ? Certains policiers sont devenus agressifs, irritables, etc., autant de changements qui peuvent nuire à la qualité du service qu’est la Police.
  136.  
  137. Les moyens de lutte
  138.  
  139. Les moyens de lutte relèvent de la médecine, de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse, autant de disciplines, hormis la réponse psychologique, qui ne sont pas représentées dans la Police, mais qui peuvent faire l’objet de consultations par toute personne devant faire face à de tels troubles. Cela dit, les services de Police doivent en parallèle mener
  140. des actions qui sont tout à fait de leur ressort.
  141.  
  142. Des actions d’urgence
  143.  
  144. Une personne doit être désignée pour :
  145. - accompagner le policier pendant la phase d’impact émotionnel ;
  146. - le calmer en lui expliquant les manifestations somatiques qui risquent de lui arriver, ce qui va se passer autour de lui, l’enquête de l’IGS, pourquoi on va le désarmer, etc. ;
  147. - se rendre sur les lieux et identifier les personnes mêlées à l’incident, toutes risquant également des séquelles.
  148.  
  149. La famille doit être informée, ce qui devrait permettre de désamorcer des crises à l’intérieur du foyer ; il faut aussi expliquer ce qui se passe aux enfants, car ils risquent d’être physiquement ou verbalement agressés par leurs camarades, le lendemain à l’école. Les collègues doivent être mis au courant avec précision, afin d’éviter la diffusion des fausses rumeurs qui reviennent toujours en boomerang aux oreilles de l’intéressé.
  150.  
  151. L’enquête, phase d’instruction obligatoire, doit être rapide, parce que plus elle est longue, plus le stress est entretenu ; en effet, quel que soit le professionnalisme des enquêteurs, le policier se sent passer de l’état de victime à l’état de suspect : il passe du mauvais côté de la machine à
  152. écrire, celle du prévenu dont on enregistre la déposition.
  153.  
  154. L’arme, qui a été saisie pour authentifier l’origine du projectile, doit lui être restituée au plus vite, sauf s’il est suicidaire : un policier désarmé n’est plus un policier.
  155.  
  156. Les médias doivent être clairement et rapidement informés : par exemple on a pu lire dans la presse : “bavure à Melun, bavure à Lyon”. Le policier qui a tiré à Melun en légitime défense et qui a vu ça dans le journal a été d’autant plus stressé.
  157.  
  158. Des actions préventives
  159.  
  160. Il faudrait écarter des personnels de Police toute personne présentant un terrain favorable au stress post-traumatique. La sélection est donc importante, mais les avis sont loin d’être unanimes sur la possibilité de prévoir à coup sûr ce type de risque.
  161.  
  162. À l’occasion de la formation des fonctionnaires de Police, il est recommandé de leur décrire quelles réactions peuvent se manifester en cas d’événements majeurs et quelles solutions sont possibles, collectives et individuelles.
  163.  
  164. DÉBAT
  165.  
  166. Les suites du tir
  167.  
  168. Un intervenant : Les relations tireur/tiré où le tireur est aussi victime sont nombreuses dans les affaires. Dans les relations “licencieur/licencié” par exemple on concentre l’attention sur les licenciés, mais il y a des “licencieurs” qui passent aussi pour des monstres et qui en sont
  169. particulièrement traumatisés. Rares sont les tireurs ou les “licencieurs” qui réfléchissent à ce qu’ils font. Ils n’en ont ni le temps ni l’envie tant il est inquiétant de se dire “j’aurais pu faire autrement”. L’action est alors une drogue.
  170. Qu’est-ce qui vous a amené à devenir savant dans les conséquences du tir, vous qui êtes moniteur de tir ?
  171.  
  172. Pierre-Frédérick Bertaux : Ce serait réducteur de considérer que le tir n’est que la mise en pratique d’une technique. Certes l’arsenal juridique nous permet de tirer, mais pour les gens qui tirent c’est saisissant : le sentiment de solitude qu’ils ressentent est glacial. C’est pourquoi je considère nécessaire de faire un lien entre la formation au tir et ce qui va suivre un tir en situation réelle.
  173.  
  174. Int. : Avez-vous été amené à tirer dans un tel cas ?
  175.  
  176. P.-F. B. : Je me suis trouvé en situation de le faire, mais je n’ai pas eu à tirer effectivement, ce qui m’a plutôt soulagé parce que je connaissais mieux que personne les conséquences auxquelles je m’exposais.
  177.  
  178. La psychiatrie de guerre
  179.  
  180. Int. : J’ai une expérience d’officier et je connais les conséquences désastreuses d’avoir tiré, de voir tirer, de faire tirer. Je suis étonné que vous ne fassiez pas référence à la psychiatrie de guerre.
  181.  
  182. P.-F. B. : Ces derniers temps, j’ai entendu dire que les soldats qui exhumaient les cadavres des charniers au Rwanda étaient gravement touchés. Ce n’est jamais impunément qu’on travaille sur la mort et l’horrible, et autour de tout cela il y a beaucoup de non-dits. Les militaires sont en grand nombre confrontés à des situations extrêmes, et je me suis en effet
  183. appuyé sur les travaux concernant la psychiatrie de guerre. Du reste j’ai pu recueillir directement les impressions d’un de mes collègues, ancien soldat ayant servi en Yougoslavie.
  184.  
  185. Les gangsters
  186.  
  187. Int. : Je pense à une troisième catégorie, les gangsters ; ces gens qui tirent, que deviennent-ils ?
  188.  
  189. P.-F. B. : J’ai déjà eu quelques difficultés à faire cette étude au sein de la Police et à y faire admettre ces idées, alors vous comprendrez que pour les gangsters… Mais c’est quand même un vaste débat : le gangster n’a pas la même psychologie, la même approche du passage à l’acte que le policier. Si un gangster réagit en légitime défense, il peut développer des
  190. manifestations post-traumatiques, mais s’il a des traits psychiatriques, le traumatisme provoqué par son tir peut amplifier sa psychose. En réalité on étudie le passage à l’acte des gangsters, mais on ne se préoccupe ni des conséquences physiques ou psychologiques dont ils auront à souffrir ensuite, ni a fortiori de la façon de les réduire. L’expertise mentale se limite à
  191. l’étude de la capacité du gangster à comprendre son acte, à s’amender et à se réadapter.
  192.  
  193. Int. : On dit qu’il n’y a pas de tueurs au-delà de trente-cinq ans !
  194.  
  195. P.-F. B. : N’importe qui peut “disjoncter” à tout âge. Dans notre échantillon d’affaires, la personne qui a trouvé la mort à soixante-deux ans était dans ce cas-là, et celui qui très récemment a tué trois de mes collègues n’était pas tout jeune non plus.
  196.  
  197. Du symbole à la réalité
  198.  
  199. Int. : Le mot “sidération” que vous avez employé me rappelle un épisode de la vie de Jeanne d’Arc. Elle qui gagnait les batailles sans coup férir, rencontre un jour sur son chemin une femme de mauvaise vie : elle “disjoncte” et lui porte un coup d’épée, après quoi elle se
  200. retrouve “sidérée”. Son arme était un symbole et tout à coup elle se met à s’en servir vraiment. Ce qui était du faire semblant devient brutalement efficace. Ceci est important pour la vie des affaires : on jouait à faire marcher l’entreprise et soudain on se rend compte qu’il y a une réelle concurrence, des dangers vraiment menaçants, etc., et cela demande un accompagnement particulier. Vous avez mis ici en évidence le rabattement du symbolique sur le réel.
  201.  
  202. P.-F. B. : Tout à fait. L’arme est à la ceinture pour - inconsciemment - ne pas servir. Si d’aventure on doit s’en servir, on s’aperçoit des dégâts qu’elle fait, et cela vous change la vie.
  203.  
  204. La formation préventive
  205.  
  206. Int. : Concernant la formation préventive, que faut-il faire ?
  207.  
  208. P.-F. B. : La formation technique est bonne, et il faut poursuivre les entraînements sur cible. La commission européenne a reproché à la Police française d’avoir des cibles agressives : elles représentent des individus armés ; heureusement les policiers ne tirent pas sur des gens sans arme, et la notion d’agressivité de la cible reste très importante.
  209. Cela dit, le but n’est pas seulement de bien tirer sur cible, mais de maîtriser l’ensemble de la situation. Il faut introduire des éléments de discernement, c’est-à-dire la capacité de décider sur qui et à quel moment tirer. Nous disposons maintenant de simulateurs de tir qui présentent cent vingt situations différentes devant lesquelles il faut réagir. Après un tir simulé, on analyse le bien-fondé de la réaction du tireur. Mais je pense que cela ne suffit pas. Il faut encore expliquer que le tir n’est pas anodin, il faut souligner le pouvoir de violence de l’arme et ce qui peut ensuite arriver au tireur.
  210.  
  211. Int. : Ne craignez-vous pas qu’étant bien informés des risques qu’ils courent pour eux-mêmes s’ils tirent, vos “élèves” ne vont plus oser tirer ? Ne va-t-on pas vous dire dans la Police que vous pouvez démoraliser les hommes ?
  212.  
  213. P.-F. B. : On me l’a déjà dit. En fait ce n’est pas démoraliser que d’expliquer simplement et clairement des réalités, en s’adressant à tout le monde, pas seulement au policier qui tire.
  214. Quand on est jeune commissaire dans la Police, il faut être prévenu de ce qui peut arriver, par exemple qu’il est normal qu’un policier sanglote après avoir tiré. Il faut également dire quels sont les moyens permettant de surmonter ces réactions. Ce n’est pas empêcher les fonctionnaires de tirer que de leur dire “si vous tirez, il sera normal que vous ayez ensuite une
  215. furieuse envie de vomir, ou même d’uriner dans votre pantalon, mais ces réactions ne doivent pas être humiliantes pour vous. Si vous les vivez mal, sachez en tout cas que les autres connaissent la raison de ce qui vous arrive et qu’ils ne se moqueront pas de vous”.
  216.  
  217. Int : Arrive-t-il qu’un policier tire une seconde fois ?
  218.  
  219. P.-F. B. : Il y a effectivement un cas de ce genre dans l’échantillon étudié. Le stress de la première fois n’a donc pas empêché ce policier de faire à nouveau usage de son arme dans une autre circonstance, à trois ans d’intervalle. Dans les brigades spécialisées, les tirs réitérés ne sont pas rares. Mais certains policiers de base affirment qu’ils ne tireront plus jamais,
  220. même après s’en être correctement sortis grâce à un accompagnement efficace.
  221.  
  222. Aux États-Unis
  223.  
  224. Int. : Aux États-Unis, les chiffres que vous avez cités ne sont-ils pas multipliés par cent ?
  225.  
  226. P.-F. B. : Tout à fait. La délinquance y est différente, et tout le monde est armé. Il faut savoir que le tir est le deuxième sport le plus pratiqué au monde… Aux USA il y a des millions d’adhérents à des clubs de tir et plus il y a d’armes, plus il y a de risques de tirs. Un policier américain a une chance sur deux d’être blessé et une chance sur dix de tirer au cours de sa vie,
  227. ce qui est énorme, et donc des réponses sont à la mesure de cette fréquence, en particulier l’aide au fonctionnaire pour qu’il soit à nouveau opérationnel très rapidement. En France, le nombre de policiers ayant tiré (un pour mille en moyenne chaque année) ne peut justifier la mise en place de mesures d’une telle ampleur.
  228.  
  229. La Gendarmerie
  230.  
  231. Int. : Les gendarmes ont-ils fait une étude semblable et ont-ils eu connaissance de la vôtre ?
  232.  
  233. P.-F. B. : Je remets aujourd’hui même les résultats de mon étude à la Gendarmerie ; mais comme il est déjà difficile, dans la Police, d’admettre qu’il puisse y avoir des répercussions psychologiques suite à un usage des armes, j’imagine, mais sous toute réserve, que ce doit être encore plus dur dans la Gendarmerie parce que la structure militaire y renforce la difficulté
  234. d’expression. Les gendarmes ont plus de droits que les policiers ; ils subissent donc moins de pression après un tir, quoique les magistrats souhaitent de plus en plus que les tirs des gendarmes se limitent aussi à la légitime défense. En revanche, les gendarmes sont sans doute
  235. davantage confrontés aux gens qui disjonctent, parce que dans les campagnes il y a des quantités de raisons (isolement, alcoolisme, consanguinité, schizophrénie, psychopathie, disponibilité d’un fusil de chasse, etc.) pour que les gens soient plus violents et passent plus
  236. facilement à l’acte.
  237.  
  238. Des lacunes ?
  239.  
  240. Int. : J’ai très bien connu dans le passé des responsables de la formation de la Police nationale et j’ai souvent discuté très librement avec des policiers : grosso modo ils déploraient une carence, au sein de la Police, de la formation en général et en particulier dans le domaine du tir - deux séances de tir dans l’année, peu de munitions -, un discours très dévalorisant. Où en est-on actuellement ?
  241.  
  242. P.-F. B. : Nous avons encore du retard parce qu’il y a eu depuis longtemps un gros déficit de formation. L’entraînement au tir s’est ouvert à tous les services dans les années 1980. Les coûts en sont très élevés et la montée en charge s’est faite assez lentement. Actuellement les
  243. fonctionnaires de Police peuvent tirer soixante cartouches par an ; mais l’activité très événementielle des policiers ne leur permet pas toujours de se présenter aux séances qui leur sont réservées. D’un autre côté il ne faut pas non plus banaliser l’acte de tir ; certes les policiers doivent s’entraîner, mais en sachant qu’ils ne tireront peut-être jamais de leur vie, car
  244. le tir n’est pas la solution.
  245.  
  246. Un des objectifs de la formation est de permettre la maîtrise de l’événement par d’autres pratiques que le tir. Une position adaptée dans l’espace peut empêcher la personne à qui l’on fait face de sortir une arme de façon intempestive, le contrôle de soi peut éviter qu’un échange verbal ne dégénère, etc. La formation est plus globale et chaque thème devient transversal ; l’élément psychologique entre dans la plupart des interventions, y compris dans les domaines techniques. Mais il reste encore à faire.
  247.  
  248. Présentation de l’orateur :
  249. Pierre-Frédérick Bertaux : Capitaine de la Police nationale. En 1998, il dirigeait depuis huit ans une unité de formation opérationnelle à la Préfecture de Police de Paris. Il est l’auteur d’un mémoire universitaire de criminologie sur le stress et l’usage des armes dans la Police.
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