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Jul 22nd, 2018
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  1. Pour contrer ce qu'ils estiment être une censure de leurs idées, des figures de l'intelligentsia anglophone s'expriment sur des réseaux sociaux spécialisés.
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  3. Depuis quelques mois, la sphère intellectuelle anglophone observe avec suspicion ou admiration, c'est selon, l'émergence d'un mouvement nouveau. Vous connaissiez le Dark Web – cette partie du Web qui utilise l'Internet public mais n'est accessible que via des configurations spécifiques. Voici l'Intellectual Dark Web (IDW), un courant aux contours vagues qui utilise la technologie la plus nouvelle – réseaux sociaux, podcasts, vidéos YouTube – pour diffuser ses idées. Ce n'est pas la technologie parallèle qui en fait un mouvement de l'ombre, mais les idées de ses membres. Ceux-ci, malgré des expériences différentes, convergent vers un constat commun : le paysage intellectuel et médiatique anglophone n'accueille pas – ou plus – la diversité des opinions comme il le devrait. Leurs idées – par exemple, la critique de la « politique identitaire » ou l'approche scientifique des différences entre les sexes – sont-elles hérétiques ou choquantes ? Pour leurs auteurs, certainement pas, mais pour l'establishment médiatico-intellectuel, vraisemblablement. La seule réponse à cette stérilité, estiment-ils, est de prendre leurs clics et leurs claques et de dialoguer directement avec leurs aficionados, via Internet. Leur motif le plus profond ? Par la forme et le fond, défendre la liberté d'expression.
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  5. « Professeurs en exil ». S'ils ne formaient initialement qu'un petit groupe excentrique, ils constituent désormais un réseau solide mais aux contours vagues. On doit le nom même d'IDW à Eric Weinstein, mathématicien et directeur général de Thiel Capital, après que son frère Bret, professeur de biologie évolutionniste, a démissionné de l'Evergreen State College, aux Etats-Unis, en septembre 2017. L'affaire fit grand bruit : en mai de la même année, des étudiants y organisaient une Journée d'absence, où les Blancs étaient encouragés à ne pas se rendre sur le campus afin de souligner l'importance des minorités ethniques pour la vie universitaire. Bret Weinstein, y voyant une démarche coercitive, informa l'université de ses réserves, provoquant alors une émeute étudiante. Il dut faire classe à l'extérieur, tant on craignait pour sa sécurité, tandis que les étudiants à l'origine des troubles ne furent jamais punis. Weinstein finit par démissionner, avec sa femme, Heather Heying, enseignant elle aussi la biologie. Aujourd'hui, comme l'indiquent leurs sites, ils sont « professeurs en exil ». Ils ne sont pourtant pas d'infréquentables réactionnaires : Weinstein a soutenu Bernie Sanders à la présidentielle.
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  7. Liberté d'expression. La plupart des membres de l'IDW ont rejoint le mouvement après un conflit avec la « gauche identitaire » – celle qui se fait entendre dans des universités, influence certains médias et voit le monde par le prisme d'une lutte entre groupes « oppresseurs » et « opprimés ». Le plus emblématique des soldats de l'IDW est Jordan Peterson, professeur de psychologie à l'université de Toronto, catapulté sur le devant de la scène en 2016 quand il s'en est pris à un projet de loi considérant comme discriminatoire le non-respect de « l'identité et de l'expression du genre ». Depuis, Peterson pourfend le « postmodernisme » et le « postmarxisme » en vogue sur les campus et s'alarme des menaces qui pèsent sur la liberté d'expression. Malgré ses différences, le trio Peterson/Weinstein/Heying donne le ton : l'IDW est indissociable des soubresauts universitaires du moment, étant aussi une affaire de passionnés de politique et de sciences – en particulier de biologie et de psychologie cognitive.
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  9. L'IDW n'a pas de frontières : en Australie, sa représentante est une brillante jeune femme, Claire Lehmann, psychologue de formation et fondatrice d'un média en ligne devenu référence, Quillette. Pourquoi fonder Quillette ? Parce que Lehmann ne pouvait s'exprimer librement dans la presse australienne. Toujours mesurée et précise, la jeune femme n'a pourtant rien d'une radicale échevelée : Quillette est simplement un espace où des chercheurs hétérodoxes peuvent explorer les sujets les plus brûlants, de la psychologie à la politique en passant par les sujets de société – par exemple, le féminisme et les études de genre sont-ils compatibles avec la science ? La « culture du viol » ou encore le « privilège blanc » existent-ils ? Tout un terrain intellectuel, explique Lehmann, que les progressistes ont transformé en zone interdite.
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  11. Tendances intolérantes. Dans cette nébuleuse, on peut citer aussi Debra W. Soh, neuroscientifique au style offensif, remarquée pour un article rédigé en 2015 et intitulé « Why Transgender Kids Should Wait to Transition » : elle y démontrait que, dans la majorité des cas, la « dysphorie de genre » de certains enfants – la détresse provenant d'une inadéquation entre le sexe de naissance et l'identité de genre – cessait à l'adolescence. Ou encore le docteur en neurosciences Sam Harris, qui déclencha en 2006 l'ire de la gauche, laquelle révérait jusque-là son athéisme militant. Pourquoi ? Parce qu'il s'en était pris à l'islam, critiquant ce qu'il estimait être ses tendances intolérantes. D'autres noms reviennent : le journaliste britannique Douglas Murray, les féministes Ayaan Hirsi Ali et Christina Hoff Sommers, ou encore Ben Shapiro, commentateur conservateur américain. Contrairement aux autres, celui-ci n'est pas pourchassé par la gauche mais par la droite : en 2016, il quittait le sulfureux Breitbart News, devenu selon lui la Pravda de Trump. Enfin, le tableau de famille ne serait pas complet sans les deux stars de YouTube que sont Dave Rubin et Joe Rogan. Rubin, ancien comédien de stand-up et défenseur invétéré de la liberté d'expression, présente sur YouTube « The Rubin Report », où il anime des débats qui durent parfois plusieurs heures. Quant à « The Joe Rogan Experience », fondé en 2009, c'est l'un des podcasts de YouTube les plus populaires au monde.
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  13. Véritable média. On l'aura compris, l'IDW est un ensemble cohérent mais hétérogène. Et le paradoxe veut que la plupart des réflexions qui en émergent soient des idées modérées, inspirées par le libéralisme politique classique, mais dont l'expression est rendue polémique par les oppositions qu'elles suscitent. Surtout, l'IDW n'est rien de moins, aujourd'hui, qu'un véritable média. Outre Rubin et Rogan, Peterson est passé maître en la matière : sa chaîne YouTube, qui compte désormais 1,2 million d'abonnés, a bénéficié de son exposition récente. Il y retransmet ses cours filmés, mais aussi diverses et longues interviews d'autres intellectuels. Harris et Shapiro tiennent tous deux des podcasts très populaires. Tous ont des sites Web où ils publient vidéos et conférences, tous tweetent à l'envi. Et s'invitent aussi à leurs émissions respectives : Peterson et Shapiro chez Rubin, Peterson et Weinstein chez Rogan, Weinstein chez Harris, Harris chez Rubin... Initiateurs. Jordan Peterson, Bret Weinstein et son épouse Heather Heying, tous trois universitaires, figures de l'Intellectual Dark Web.
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  15. A ce phénomène médiatique trois grandes raisons. La première est idéologique : dans les médias, à commencer par la radio et la télévision, le parti pris progressiste est de plus en plus flagrant. Ce déséquilibre est sournois : il ne signifie pas que certaines opinions n'aient pas leurs canaux médiatiques, mais que les chaînes et les émissions reconnues semblent terrorisées à l'idée de tendre le micro à ceux qui pensent autrement, même s'ils se fondent sur des faits. Loin de relever d'une censure directe, les obstacles sont alors plus subtils : ainsi, quand les membres de l'IDW s'expriment (ou s'exprimaient) dans les médias traditionnels, ils sont seuls contre tous, non pas parce que leur opinion est minoritaire, mais parce qu'elle l'est parmi ceux qui conçoivent ces émissions ou y sont invités. La deuxième transformation est liée aux formats mêmes des programmes de radio-télévision. En quelques décennies, aux Etats-Unis comme ailleurs, les émissions de débat sont devenues plus rares, plus courtes, de moins en moins sérieuses. L'idée même de nuance a disparu, les prétendus débats d'aujourd'hui confondant la polémique avec l'échange cordial. Pour traiter tout sujet, dès lors, il faut garnir un plateau de personnes en désaccord. Résultat, un biais de sélection qui nous porte à croire que tout sujet crée des oppositions irréconciliables. Cela, prétendument, serait générateur d'audience. Vraiment ?
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  17. Nouvelle offre. Le manque d'ouverture d'esprit et la pauvreté médiatique ne porteraient pas tant à conséquence s'il n'y avait Internet. D'où un troisième facteur : en cassant le monopole de la radio et de la télévision, la Toile a permis à un public avide de débats substantiels de rencontrer une nouvelle offre, celle des podcasts et chaînes YouTube. Contre toute attente, ces émissions de plusieurs heures passionnent. « La télévision est morte ! » résumait récemment et laconiquement Jordan Peterson.
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  19. A ce jour, le succès de ce nouveau média qu'est l'IDW va donc croissant. Le dernier livre de Jordan Peterson, « 12 Rules for Life », est un best-seller et son auteur remplit les salles. Quillette, confidentiel à son lancement, grossit de mois en mois. Là encore, la technologie a bouleversé le secteur : c'est par le financement participatif que Quillette se subventionne, une technique qui permet aussi à Dave Rubin, selon le New York Times, de lever 30 000 dollars par mois pour son émission et à Peterson, qui travaille aujourd'hui à un projet d'université, 80 000 dollars. Il s'agit aussi d'un succès de considération : des intellectuels reconnus, comme le chercheur à Harvard Steven Pinker ou la féministe Camille Paglia, s'expriment volontiers sur ces plateformes.
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  21. L'IDW n'échappe cependant pas aux critiques. La première est idéologique. Certains médias de gauche, comme le Guardian ou Vox, tentent de dépeindre le mouvement comme le repère honteux du conservatisme 2.0, voire de l'alt-right (extrême droite). C'est une contre-vérité : si l'IDW compte son lot de conservateurs, il est surtout le refuge de libéraux classiques, et la gauche y a sa part.
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  23. Conspirationnistes. Là où la critique idéologique fait mouche, c'est en constatant un effet inévitable de la défense absolue de la liberté d'expression. Rubin ou Rogan n'ont pas hésité à inviter des figures de l'alt-right comme Stefan Molyneux et Milo Yiannopoulos, ou encore des conspirationnistes tels Mike Cernovich et Alex Jones. Faut-il en conclure que ces derniers sont partie intégrante du mouvement ? Puisque les frontières de cette sphère d'idées sont floues, pour ses détracteurs la réponse est positive, même si nombre d'intellectuels de l'IDW se démarquent clairement de ces personnalités marginales. Mais cette porosité ne sert pas la cause. Ce qui mène à une autre faille idéologique de l'IDW : ce média est autant un courant « pour » – pour la liberté d'expression – qu'il est un mouvement « contre » – contre ceux qui la menacent. Qu'adviendrait-il si la politique identitaire venait à disparaître ? Au-delà, la défense de la liberté d'expression ne peut tenir lieu indéfiniment de sujet de réflexion – elle n'en est que le cadre.
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  25. Promotion personnelle. Il est même possible que l'IDW exagère les menaces qui pèsent sur celle-ci. La liberté d'expression est-elle autant en danger que ces intellectuels le prétendent ? Le fait que, dans le débat public, les uns soient vexés par les propos des autres en est-il la preuve ou au contraire le signe que nous n'avons jamais autant exprimé nos idées qu'aujourd'hui ? Mieux : s'offusquer du manque de liberté pourrait être aussi une stratégie, consciente ou non, de promotion personnelle. Car, si le statut de victime est à la mode, il l'est autant du côté de la gauche que de la droite. Comme l'écrivait récemment le journaliste anglais Sam Leith dans The Spectator, de nos jours « l'autorité que l'on détient (...) est en proportion de son manque de privilège. (...). Et, par un mouvement qui tient soit du calcul rhétorique, soit d'une forme bizarre de syndrome de Stockholm, les opposants de la politique identitaire lui ont emprunté ses propres habits afin de se présenter comme des opprimés ». Pourquoi, dès lors, l'IDW échapperait-il à cette tentation ? Etre victime de la censure molle, d'ailleurs, ne semble pas toujours lui nuire : à côté de leurs propres canaux, les membres de l'IDW, depuis qu'ils connaissent la notoriété, attirent les médias traditionnels.
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  27. Cependant, malgré ce possible écueil victimaire et les limites inhérentes à l'IDW, l'existence même de celui-ci est une raison de se réjouir. Pour qui aime les idées, les discussions vraiment libres, mais aussi la rigueur, la bonne foi et le désaccord cordial, plonger dans ce réseau est une expérience revigorante. D'autant qu'il confirme que le monde intellectuel est, pour reprendre le concept du penseur Nassim Nicholas Taleb, « antifragile » : plus on bâillonne certaines idées, plus elles rencontrent le succès. De quoi être optimiste et se rappeler que la lumière ne peut jamais aller sans son ombre§
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