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Jan 27th, 2020
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  1. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  2. - Surlignement Emplac. 1275-84 | ajouté : mardi 3 novembre 2015 06 h 06 GMT+01:59
  3.  
  4. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n’est jamais irréfutable pour celui qui n’est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l’était par l’optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l’Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d’un an n’étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s’ils n’en avaient pas porté, avec tout autant d’assurance, d’aussi faux, mais qu’ils avaient oubliés disant, si on le leur rappelait, que « ce n’était pas la même chose ». Or, M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l’esprit, n’eût peut-être pas compris en Art que le « ce n’est pas la même chose » opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix », répondait à la même tournure d’esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l’idée d’un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l’impossibilité d’assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que « justice est faite ».
  5. ==========
  6. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  7. - Surlignement Emplac. 2022-23 | ajouté : jeudi 10 décembre 2015 22 h 08 GMT+01:59
  8.  
  9. L’horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l’homme viril l’a pour l’inverti, la femme pour tout homme trop amoureux.
  10. ==========
  11. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  12. - Surlignement Emplac. 2098-99 | ajouté : jeudi 10 décembre 2015 22 h 33 GMT+01:59
  13.  
  14. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui disant que c’étaient tous des « barbeaux » de Belleville et qu’ils marcheraient avec leur propre sœur pour un louis.
  15. ==========
  16. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  17. - Surlignement Emplac. 2138-49 | ajouté : jeudi 10 décembre 2015 22 h 44 GMT+01:59
  18.  
  19. Jupien parfois les prévenait qu’« il fallait être plus pervers ». Alors l’un d’eux, de l’air de confesser quelque chose de satanique, aventurait : « Dites donc, baron, vous n’allez pas me croire, mais quand j’étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s’embrasser. C’est vicieux, pas ? Vous avez l’air de croire que c’est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant de sottise et tant d’innocence. Et même le voleur, l’assassin le plus déterminés ne l’eussent pas contenté, car ils ne parlent pas de leur crime ; et il y a, d’ailleurs, chez le sadique – si bon qu’il puisse être, bien plus, d’autant meilleur qu’il est – une soif de mal que les méchants agissant dans d’autres buts ne peuvent contenter. Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il ne blairait pas les flics et pousser l’audace jusqu’à dire au baron : « Fous-moi un rancart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent pour parler argot. C’est en vain que le jeune homme détailla toutes les « saloperies » qu’il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose... Au reste, ce n’était pas seulement par insincérité. Rien n’est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là et en changeant le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours dans le même cercle vicieux.
  20. ==========
  21. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  22. - Surlignement Emplac. 2324-28 | ajouté : samedi 12 décembre 2015 14 h 30 GMT+01:59
  23.  
  24. D’autre part, je ne connaissais pas d’homme qui, sous le rapport de l’intelligence et de la sensibilité, fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d’aucune de ces instructions de collège, d’aucune de ces cultures d’université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand tant de jeune gens du monde ne tirent d’elles aucun profit. C’était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté.
  25. ==========
  26. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  27. - Surlignement Emplac. 2418-22 | ajouté : samedi 12 décembre 2015 15 h 18 GMT+01:59
  28.  
  29. Car ayant réduit la guerre « mondiale », comme tout le reste, à celle qu’il menait sourdement contre Françoise (qu’il aimait, du reste, malgré cela comme on peut aimer la personne qu’on est content de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la Victoire se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation où il aurait la souffrance d’entendre Françoise lui dire : « Enfin c’est fini et il va falloir qu’ils nous donnent plus que nous ne leur avons donné en 70. »
  30. ==========
  31. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  32. - Surlignement Emplac. 2648-50 | ajouté : mardi 15 décembre 2015 06 h 54 GMT+01:59
  33.  
  34. Et j’avais continué à relire l’invitation jusqu’au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.
  35. ==========
  36. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  37. - Surlignement Emplac. 2698-2704 | ajouté : mardi 15 décembre 2015 07 h 06 GMT+01:59
  38.  
  39. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en Victoria Mme de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d’un enfant, lui souffla à l’oreille que c’était une personne de connaissance, Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie et toute l’application d’un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s’inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu’il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s’adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois.
  40. ==========
  41. Le Temps Retrouvé 1/2 (Proust)
  42. - Surlignement Emplac. 2810-12 | ajouté : mardi 15 décembre 2015 08 h 09 GMT+01:59
  43.  
  44. Mais c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre.
  45. ==========
  46. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  47. - Surlignement Emplac. 91-101 | ajouté : vendredi 18 décembre 2015 05 h 55 GMT+01:59
  48.  
  49. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.
  50. ==========
  51. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  52. - Surlignement Emplac. 114-25 | ajouté : vendredi 18 décembre 2015 06 h 07 GMT+01:59
  53.  
  54. L’être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité, ne conservant d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit déjà entendu, qu’une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?
  55. ==========
  56. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  57. - Surlignement Emplac. 161-63 | ajouté : vendredi 18 décembre 2015 07 h 40 GMT+01:59
  58.  
  59. De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait donné à de rares intervalles dans ma vie était le seul qui fût fécond et véritable.
  60. ==========
  61. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  62. - Surlignement Emplac. 175-76 | ajouté : vendredi 18 décembre 2015 07 h 43 GMT+01:59
  63.  
  64. Aussi, cette contemplation de l’essence des choses, j’étais maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ?
  65. ==========
  66. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  67. - Surlignement Emplac. 212-17 | ajouté : vendredi 18 décembre 2015 07 h 58 GMT+01:59
  68.  
  69. Je me souvins avec plaisir, parce que cela me montrait que j’étais déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors je n’avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu’on croirait représenter seulement des objets matériels.
  70. ==========
  71. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  72. - Surlignement Emplac. 232-39 | ajouté : vendredi 18 décembre 2015 08 h 26 GMT+01:59
  73.  
  74. Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder.
  75. ==========
  76. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  77. - Surlignement Emplac. 521-25 | ajouté : mardi 29 décembre 2015 04 h 49 GMT+01:59
  78.  
  79. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
  80. ==========
  81. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  82. - Surlignement Emplac. 781-82 | ajouté : dimanche 3 janvier 2016 19 h 51 GMT+01:59
  83.  
  84. L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même.
  85. ==========
  86. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  87. - Surlignement Emplac. 923-35 | ajouté : mardi 5 janvier 2016 08 h 10 GMT+01:59
  88.  
  89. Et déjà je pouvais dire que si c’était chez moi, par l’importance exclusive qu’il prenait, un trait qui m’était personnel, cependant j’étais rassuré en découvrant qu’il s’apparentait à des traits moins marqués, mais reconnaissables, discernables et, au fond, assez analogues chez certains écrivains. N’est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe : « Hier au soir je me promenais seul... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n’est-elle pas celle-ci : « Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse. » Un des chefs-d’œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et « le gazouillement de la grive ».
  90. ==========
  91. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  92. - Surlignement Emplac. 1102-7 | ajouté : mardi 5 janvier 2016 20 h 31 GMT+01:59
  93.  
  94. En attendant la duchesse de Guermantes dire : « Comment, si j’ai connu le maréchal ? Mais j’ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup », je regrettais naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu’elle appelait un reste d’ancien régime. J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus ; cependant nous avançons, et c’est bientôt nous-même qui sommes à l’horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l’horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence.
  95. ==========
  96. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  97. - Surlignement Emplac. 1153-56 | ajouté : mardi 5 janvier 2016 20 h 46 GMT+01:59
  98.  
  99. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
  100. ==========
  101. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  102. - Surlignement Emplac. 1404-7 | ajouté : samedi 9 janvier 2016 06 h 41 GMT+01:59
  103.  
  104. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l’indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu’à la surface de ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s’en servait comme d’un masque de théâtre pour faire rire !
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  106. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  107. - Surlignement Emplac. 1941-45 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 04 h 57 GMT+01:59
  108.  
  109. Encore, pour des hommes connus, ce qu’ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s’embrouillait sur le fait qu’ils fussent morts ou non, non seulement parce qu’on connaissait mal ou qu’on avait oublié leur passé, mais parce qu’ils ne tenaient en quoi que ce soit à l’avenir. Et la difficulté qu’avait chacun de faire un triage entre les maladies, l’absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l’indifférence des hésitants, l’insignifiance des défunts.
  110. ==========
  111. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  112. - Surlignement Emplac. 2254-75 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 07 h 53 GMT+01:59
  113.  
  114. Ce même attrait de l’élégance, du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d’une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme, qui n’était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s’était mis à la table par politesse, regardait sans cesse l’heure, attiré qu’il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n’avait pas un mot de reproche à l’adresse des amis qui l’avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu’elle ignorerait qu’ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : « Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là. » Et elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l’air d’obéir à des rites funèbres. Le « goûter » était d’autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d’autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s’il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d’inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c’était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.
  115. ==========
  116. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  117. - Surlignement Emplac. 2276-87 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 07 h 55 GMT+01:59
  118.  
  119. La conversation que nous tenions, Gilberte et moi, fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant. L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c’est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge, commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être magnifique et on attend d’être fixé.
  120. ==========
  121. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  122. - Surlignement Emplac. 2302-5 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 07 h 58 GMT+01:59
  123.  
  124. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi.
  125. ==========
  126. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  127. - Surlignement Emplac. 2659-65 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 13 h 07 GMT+01:59
  128.  
  129. Puis c’était une autre histoire : « Un jour j’étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n’avais vu qu’une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m’arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : « Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule. » C’était vrai. C’était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j’étais en fureur, je lui dis : « Je ne vous permets pas de me parler ainsi. » Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : « Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. – Hé bien, justement j’en ai une et je vais vous accompagner. – Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous. » Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d’un amour fou. »
  130. ==========
  131. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  132. - Surlignement Emplac. 2697 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 13 h 39 GMT+01:59
  133.  
  134. L’idée qu’elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits.
  135. ==========
  136. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  137. - Surlignement Emplac. 2928-31 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 14 h 37 GMT+01:59
  138.  
  139. Et dire que tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d’un choc accidentel pour que mon corps fût détruit, et que mon esprit, d’où la vie se retirerait, fût obligé de lâcher à jamais les idées qu’en ce moment il enserrait, protégeait anxieusement de sa pulpe frémissante et qu’il n’avait pas eu le temps de mettre en sûreté dans un livre.
  140. ==========
  141. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  142. - Surlignement Emplac. 2944-45 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 14 h 41 GMT+01:59
  143.  
  144. Si l’idée de la mort, dans ce temps-là, m’avait ainsi assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort.
  145. ==========
  146. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  147. - Surlignement Emplac. 2955-58 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 14 h 45 GMT+01:59
  148.  
  149. Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».
  150. ==========
  151. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  152. - Surlignement Emplac. 2995-99 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 14 h 55 GMT+01:59
  153.  
  154. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j’étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l’idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d’ensemble, ou si cela resterait comme un monument druidique au sommet d’une île, quelque chose d’infréquenté à jamais.
  155. ==========
  156. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  157. - Surlignement Emplac. 3026-27 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 15 h 16 GMT+01:59
  158.  
  159. Je voulais tâcher, pour qu’on ne pût me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j’étais écrasé d’imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie.
  160. ==========
  161. Le Temps Retrouvé 2/2 (Proust)
  162. - Surlignement Emplac. 3115-27 | ajouté : mardi 12 janvier 2016 15 h 42 GMT+01:59
  163.  
  164. Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n’y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s’empressent les jeunes séminaristes, et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi ! Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.
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