" Le visage est le miroir de l'âme", disait Sénèque. Ainsi, quand un matin Dario se réveilla et se regarda dans la glace, il poussa un cri à mettre en rogne tous les chiens de la résidence ; en l'espace d'une nuit, son visage était devenu un néant lisse, la manifestation d'un rien inexprimable à qui ne le vit pas. Pris d'une attaque de panique ou d'une crise d'hystérie, c'est selon, il se hâta à sa fenêtre puis, après avoir poussé un gémissement incontrôlé d'effroi, dut faire face à un malheureux constat : l'Humanité entière avait perdu son visage. Pis encore, il ne se souvenait ni de son ancienne apparence, ni du visage de sa femme ou de ses enfants : il pouvait au mieux compter approximativement sur la taille de leurs corps pour les distinguer.
On en parlait partout à la radio, de même qu'à la télé ou que dans les journaux : les visages avaient disparu et les plus grands scientifiques du pays ne trouvaient aucune explication rationnelle ou logique à ce phénomène. Il y eut cependant par-ci, par-là des échos des théories de quelques illuminés, et on était si désespéré qu'on interrogeait même les enfants quant au mal qui avait frappé la planète. Les prêtres considéraient que Dieu avait vendu son âme au Diable, les scientifiques que des substances hallucinogènes télépathes avaient foudroyé toute la population tandis que le philosophe préféré des journalistes pensait qu'il était le seul être conscient à vivre cet étrange miracle, que le ciel lui était tombé sur la tête et qu'il était peut-être fou ; tous les arguments étaient bons, il fallait trouver un sens à ce qu'il se passait. Dario avait son petit avis sur la question lui aussi, et en avait fait part à ses collègues. Il se plaisait à penser à l'avènement d'une nouvelle espèce d'êtres humains, à même de se transformer autrement que par les biais génétiques. Peut-être, pensait-il, la perte des visages était-elle associée à la naissance d'une autre sorte d'Homme, qui transcenderait la morale, celle-ci étant symbolisé par la perte des visages. En perdant les visages, on perdait une part de ses capacités à appréhender l'empathie, et ainsi une part de son humanité. Il se demandait maintenant si les hommes pouvaient sangloter sans visage, s'il était toujours aussi aisé de lâcher quelques larmes. De nombreux hommes s'étaient d'ailleurs suicidés, sous les rails du métro, du haut d'un pont et de nombreuses immolations avaient eu lieu partout dans le monde, tandis que de nombreux couples s'étaient séparés pensant pouvoir trouver mieux que leur conjoint, maintenant que le monde avait changé.
Dario quant à lui, se pressa au travail et rentra chez lui. Finalement, mises à part quelques contrariétés, sa journée à lui fut bien ordinaire.