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- Des Africains dans le piège des mafias chinoises
- Par Noé Hochet-Bodin, Laureline Savoye et Alexandre Aublanc
- Le Monde 28 octobre 2024
- De plus en plus d’Africains sont piégés par des cartels qui ont élu domicile dans une vaste zone entre la Birmanie, le Laos et le Cambodge, où ils servent de petites mains dans des cités dévolues à la cyberfraude.
- Tout a commencé par le bouche-à-oreille. Début 2022, Bridget Motari s’ennuie dans une école d’hôtellerie de la ville d’Eldoret, dans l’ouest du Kenya. Cette étudiante de 22 ans rêve d’ailleurs, de salaires plus généreux que ceux que son pays peut lui offrir. Une connaissance l’informe d’une campagne de recrutement pour des emplois de services clients en Thaïlande payés l’équivalent de plus de 900 euros par mois. Elle saute sur l’occasion, quand bien même l’agence de recrutement ne lui « inspire pas confiance ». « Ce fut la pire décision de ma vie », soupire la rescapée, que Le Monde a rencontrée en mai à Nairobi.
- A son arrivée à Bangkok, en juillet 2022, il n’y aura ni emploi ni salaire. Piégée par une mafia chinoise, elle voit son destin basculer. Le voyage en enfer durera quatre mois, durant lesquels la jeune femme sera transférée de force à Van Pak Len, au Laos, dans la province de Bokeo, au sein de la zone économique spéciale du Triangle d’or. Elle y est séquestrée et exploitée, dans l’un des vastes centres d’arnaques en ligne qui pullulent dans ce point névralgique de la cybercriminalité mondiale. De nombreux Africains se retrouvent pris au piège et servent de petites mains dans ces cités de l’Asie du Sud-Est dévolues à la cyberfraude.
- Selon les estimations de l’Institut des Etats-Unis pour la paix, groupe de réflexion américain, le nombre de captifs de ces cartels chinois qui ont élu domicile dans une vaste zone entre la Birmanie, le Laos et le Cambodge atteindrait 305 000 personnes, en grande majorité des Asiatiques. Ancienne plateforme du trafic d’opium, ce territoire s’est transformé en un haut lieu de l’extorsion en ligne au moment de la pandémie de Covid-19. Des groupes criminels liés aux triades chinoises prospèrent dans cette zone rendue presque inaccessible par la guerre civile en Birmanie et la complicité des élites locales.
- Parmi eux, on retrouve une figure du crime organisé chinois, Wan Kuok-koi, chef historique de la Triade 14 de Macao, également connu sous son nom de guerre « Dent cassée ». Autre grand nom de la cyberfraude, le magnat cambodgien Ly Yong Phat, qui fut conseiller économique spécial de l’ancien premier ministre Hun Sen, est placé sous sanctions américaines depuis septembre pour « violations des droits humains liées au traitement de travailleurs soumis au travail forcé dans des opérations d’escroquerie aux investissements en ligne ».
- Séduire des hommes en ligne
- Cette industrie florissante a un nom : le pig butchering (« dépeçage de porc »), qui consiste à « engraisser » des victimes en ligne avant de leur soutirer des fonds par le biais de sites de cryptomonnaie. L’activité aurait rapporté environ 75 milliards de dollars depuis 2020 (soit environ 69 milliards d’euros), selon une étude de l’université du Texas publiée en mars et intitulée « Comment les cryptomonnaies financent-elles l’esclavage ? L’économie du dépeçage de porc ».
- Séduire des hommes en ligne pour mieux les escroquer, telle est la tâche à laquelle a dû se plier Bridget Motari. Elle a accepté de retracer son périple sous sa véritable identité, contrairement aux autres rescapés, qui préfèrent témoigner de façon anonyme, terrifiés à l’idée d’être identifiés et soumis à d’éventuelles représailles.
- A son arrivée à Bangkok, la Kényane s’attend à rejoindre une entreprise de commerce en ligne. « Un homme au volant d’un van m’a récupérée, il a conduit le lendemain pendant de longues heures, on a traversé une rivière en bateau. A ce moment-là, je ne me doutais de rien, je me croyais encore en Thaïlande », raconte-t-elle. Elle est en fait passée au Laos. Selon le récit qu’elle donne de ce périple, des inconnus la conduisent alors dans l’un des milliers de complexes dévolus à la fraude en ligne. A l’intérieur, on trouve des open spaces où sont installés les centres d’arnaque et des dortoirs où sont logés les travailleurs.
- Dans le cas de la Birmanie et du Cambodge, on peut clairement parler de camps de travail et de captifs, dans la mesure où téléphones et passeports sont confisqués. Il est impensable de quitter ces complexes, entourés de hauts murs d’enceinte surmontés de fils barbelés et gardés par des miliciens. L’un de ces lieux, à Tai Chang, dans le sud de la Birmanie, est surnommé l’« enfer sur Terre » par celles et ceux qui y ont séjourné.
- Dans cet univers carcéral, l’unique moyen d’obtenir un bon de sortie consiste à remplir les objectifs fixés par les mafias afin de pouvoir rembourser sa « dette » – ou bien, comme de rares ressortissants africains l’ont fait, rassembler assez d’argent pour payer une rançon. « J’étais terrifiée, les patrons disaient que si je voulais quitter ce pays et rentrer chez moi, je devais rembourser la somme qu’ils avaient investie sur moi pour m’amener ici. La seule façon de s’en sortir est de coopérer », témoigne Bridget Motari, qui sera elle-même vendue à une autre mafia au Laos au bout d’un mois, après avoir été jugée insuffisamment productive.
- « Comme une prison »
- Sous la contrainte, les victimes se transforment en escrocs. « Je devais avoir au moins cinq cibles potentielles par jour », dévoile la jeune femme. Elle se trouve forcée de travailler plus de quinze heures par jour, souvent de nuit, afin de s’adapter aux fuseaux horaires américains. Elle détaille son quotidien : « On te donne un ordinateur et quatre téléphones, tu crées des faux profils sur Instagram, Telegram, Tinder ou Facebook. Ils te disent de récupérer des images de femmes, souvent russes, la trentaine, plutôt belles, où on les voit chez elles, à la piscine, en cuisine, etc. A partir de ces photos, tu inventes une fausse histoire, une fausse carrière, une fausse enfance et un faux divorce. »
- Des logiciels d’intelligence artificielle sont spécialement développés par les ingénieurs informatiques chinois pour mieux tromper les cibles, généralement des hommes occidentaux, américains de préférence. « Le but, c’est qu’ils tombent amoureux », résume Bridget Motari. Une fois l’hameçon mordu, un investissement en cryptomonnaie est proposé à la « cible ». Les ingénieurs chinois prennent le relais et soutirent de l’argent grâce à un lien piégé qui siphonne les virements. En 2023, ces arnaques ont coûté près de 4 milliards de dollars à des dizaines de milliers d’internautes américains, selon les estimations du FBI.
- Gare à ceux qui ratent les objectifs. « C’est comme une prison, confie une Kényane de 42 ans qui a passé six mois dans un camp au Laos. Les employés sont terrifiés car s’ils ne sont pas efficaces, les patrons les battent. » Tous types de sévices y sont pratiqués. « Au début, j’ai refusé de travailler, mais les gardiens m’ont attaché à une grille et m’ont battu », lâche, des sanglots dans la voix, un Marocain piégé en Birmanie. Une jeune Zambienne a assisté à des scènes de « torture », elle a vu un Tanzanien installé « sur une chaise électrique ». Les captives d’origine asiatique sont parfois contraintes de se prostituer. Des travailleurs vont jusqu’à subir des ablations d’organes, affirme l’organisation caritative Blue Dragon.
- Grace Mata en a-t-elle fait les frais ? Cette Kényane de 22 ans est morte dans de mystérieuses circonstances en 2022 dans le camp de « KK Park », le plus grand complexe de cyberfraude de Birmanie. Malade, la jeune femme a subi une intervention chirurgicale dans une clinique improvisée installée au sein de ce lieu où travaillent plusieurs milliers de personnes. Global Alms, une organisation australienne de soutien aux victimes, estime que l’opération chirurgicale était destinée à lui prélever un rein.
- Sa dépouille a été rapatriée par l’intermédiaire de l’ambassade du Kenya en Thaïlande, qui participe aux opérations d’extraction des ressortissants africains piégés par les groupes criminels dans la région. « Il n’y a que six ambassades africaines en Thaïlande, donc le Kenya vient au secours de citoyens africains de différentes nationalités », indique l’ambassadeur kényan, Kiptiness Lindsay Kimwole. Ses services ont assisté des Ougandais, des Ethiopiens, des Zimbabwéens, des Marocains et des Burundais.
- Jusqu’en 2022, l’enrôlement de ces jeunes Africains se faisait directement sur le continent par de fausses agences de recrutement. Au Kenya, le principal trafiquant a été identifié en 2023 et son réseau démantelé. Wycliffe Onguti Magara, qui avait recruté Bridget Motari et des centaines d’autres à Nairobi, se cache aujourd’hui aux Emirats arabes unis et se trouve sous le coup d’une notice rouge d’Interpol. Pourtant, « les recrutements continuent, les Africains arrivent toujours par centaines en Birmanie, observe Kiptiness Lindsay Kimwole. Maintenant, tout se passe en ligne, ils utilisent les captifs pour en attirer d’autres ».
- En janvier 2023, une Zambienne de 27 ans travaille dans une institution de microfinance à Lusaka quand elle reçoit une offre provenant d’un inconnu, dans sa messagerie Facebook, pour un poste de service clients à distance. Un mois plus tard, elle atterrit à Bangkok puis est conduite en Birmanie contre son gré. Au KK Park, son CV intéresse ses ravisseurs. Il lui est demandé non pas de séduire des hommes en ligne, mais de se transformer en chasseuse de têtes. « Pour chaque personne que vous recrutez avec succès, vous recevez 1 000 dollars. Pour obtenir ma liberté, j’ai dû recruter d’autres personnes », explique-t-elle, en pleurs, par écrans interposés.
- On lui promet de la relâcher si elle rassemble la somme de 10 000 dollars. « On cherche des individus en ligne, on trie les profils les plus intéressants sur les réseaux sociaux, puis on les contacte. En priorité des Asiatiques et des Africains [anglophones]. Le deuxième mois, j’ai recruté un Ghanéen et un Zimbabwéen. Une fois sur place, le mec ghanéen était hors de lui, il m’a dit : “Comment as-tu pu me faire ça ?” Je lui ai répondu : “Ecoute, si tu veux être libre, tu n’as pas le choix, tu dois faire la même chose que moi.” »
- De fait, ce nouveau mode de recrutement rend plus difficile la chasse aux fausses annonces. « C’est un cas de figure inédit », analyse Mercy Otieno, chargée de la protection au sein de l’ONG Haart. Basée au Kenya, la structure lutte contre le trafic d’être humains et traite en majorité les nombreux cas de femmes travaillant comme domestiques dans les pays du Golfe. « Contrairement au Golfe, ici toutes les victimes sont des diplômés d’université. Il y a autant de femmes que d’hommes. Leur point commun, c’est d’avoir déjà un travail. Ils acceptent les offres car ils veulent augmenter leur salaire », note-t-elle.
- Si leur profil surprend en Afrique en raison de leur niveau d’études, ces nouvelles victimes du trafic d’êtres humains font presque partie du paysage en Asie du Sud-Est. « A chaque fois que nous voyons des Africains arriver à l’aéroport de Bangkok, nous savons vers où ils se dirigent », a confié un agent de l’immigration en Thaïlande à la jeune Zambienne dupée en Birmanie. Après s’être échappée de son camp puis avoir été secourue par l’Organisation internationale pour les migrations, elle a pu être rapatriée dans son pays en juin 2023.
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