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Gaza : « pas de génocide », Yann Jurovics, Libération 3 février 2025

Feb 4th, 2025 (edited)
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  1. Gaza : « pas de génocide », Yann Jurovics, Libération 4 février 2025
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  3. Libération, lundi 3 février 2025
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  5. Gaza : «Les éléments constitutifs qui pourraient amener à conclure à la qualification pénale de génocide ne semblent pas présents»
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  7. Jean Quatremer
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  9. JQ: Sans nier l’existence possible de crimes de guerre ou contre l’humanité, deux chefs d’accusation retenus par la Cour pénale internationale contre Israël et le Hamas, le juriste Yann Jurovics appelle à la prudence.
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  11. YJ: Selon Yann Jurovics, rien ne permet d’accuser Israël d’avoir commis un crime de génocide contre la population civile palestinienne de Gaza, contrairement à ce que défendent des associations palestiniennes, des ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International, auteur d’un long rapport sur le sujet en décembre, des partis politiques et des Etats du «Sud global». Maître de conférences en droit international à l’université de Paris-Saclay, Yann Jurovics, 54 ans, est un ancien juriste près la Chambre d’appel des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.
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  14. JQ: Les éléments constitutifs du crime de génocide sont-ils réunis à Gaza ?
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  16. YJ: Deux remarques préalables : d’une part, le mot «génocide» fait souvent l’objet d’une instrumentalisation politique et victimaire, comme s’il s’agissait d’affirmer une qualité de souffrance, alors que le droit international ne fait pas de différence de gravité entre les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le crime de génocide. D’autre part, lorsqu’on raisonne sur les éléments constitutifs d’un crime qui sera jugé par un tribunal, on le fait en tant que juriste. Il ne faudrait surtout pas qu’on entende de ma part une forme de froideur vis-à-vis du sort terrible subi par les victimes civiles à Gaza . Il ne faut pas oublier que la guerre est un monde de violence – c’est un truisme – que la communauté internationale essaie de limiter par le développement de lois et coutumes, par exemple en proscrivant certaines armes et certains comportements.
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  18. Cela étant posé, pour le moment, personne n’est capable de dire si la population palestinienne a été victime de faits de guerre qui ne seraient pas pénalement répréhensibles, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Ce qui me paraît à peu près certain, c’est que les éléments constitutifs qui pourraient amener à conclure à la qualification pénale de génocide ne semblent pas présents : rien ne permet de déduire des éléments en notre possession qu’il y a eu une intention de détruire biologiquement un groupe humain en tout ou partie. Ce qui est central dans le crime de génocide, c’est le mobile qui doit être exclusivement d’en finir avec l’existence biologique d’un groupe. La destruction, au sens de la convention de 1948 sur le génocide , ne repose pas sur le résultat criminel, le nombre de victimes atteintes, mais sur la finalité de la politique mise en œuvre, à savoir la destruction du groupe. Le nombre de victimes n’est toutefois pas indifférent : il peut servir à établir l’intention en question.
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  21. JQ: Sur qui repose la charge de la preuve d’un génocide ?
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  23. YJ: Elle repose sur ceux qui invoquent son existence, puisque les personnes accusées ne peuvent évidemment pas faire la preuve d’un élément qu’ils considèrent comme inexistant. Or, je ne suis absolument pas convaincu par les éléments qui peuvent être parfois avancés. D’ailleurs, le procureur de la Cour pénale internationale n’a pas pris le risque [en novembre 2024, ndlr] de poursuivre Benyamin Nétanyahou pour génocide alors que s’il y avait eu une politique génocidaire, elle aurait été évidemment mise en œuvre par le chef du gouvernement. Il accuse le Premier ministre israélien et le ministre de la Défense de l’époque [Yoav Gallant] de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour avoir utilisé l’arme de la famine ou délibérément ciblé la population civile. Si tel est le cas, la Cour le jugera.
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  26. JQ: Des poursuites ultérieures sont-elles envisageables ?
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  28. YJ: Evidemment, le procureur pourra, plus tard, engager des poursuites du chef de crime de génocide, mais il le fera lorsqu’il sera convaincu, s’il l’est, par les preuves qu’il continue à rassembler, que les actes qui ont abouti aux décès de civils palestiniens ont été motivés par une intention de détruire ce groupe comme tel. C’est là que le résultat de l’action armée devient significatif, non pas en tant qu’élément constitutif du crime de génocide, mais en tant qu’élément de preuve de ce crime. Je m’explique : si une armée aussi sophistiquée que l’armée israélienne tue 45 000 personnes, dont une part significative de combattants , aussi horrible que soit cette réalité de la guerre, je doute qu’on puisse lui imputer une intention génocidaire puisque le comportement et la logique génocidaires veulent qu’on essaie de tuer quasiment tout le monde. Ce résultat mortifère, dont une partie est certainement liée à des comportements pénalement répréhensibles, doit être rapporté à l’ensemble de la population palestinienne.
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  31. JQ: Ce qui aurait par exemple été le cas si Israël avait totalement détruit la population gazaouie par des bombardements massifs et indiscriminés en quelques semaines ?
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  33. YJ: Oui, l’utilisation de telles armes, en raison de leurs effets, établirait plus facilement une logique génocidaire.
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  36. JQ: Est-ce à dire que le nombre de personnes tuées est un critère du génocide ?
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  38. YJ: Non, et heureusement d’ailleurs, puisqu’un criminel peut être incompétent ou ne pas parvenir à ses fins, tout comme un génocide peut être stoppé. Ainsi, si on était intervenu, en avril 1994, au Rwanda alors que les miliciens n’avaient tué «que» 10 000 Tutsis [le génocide y a fait plus de 800 000 morts] , les responsables auraient quand même pu être poursuivis pour génocide. Pour prendre un autre exemple historique, ce n’est pas le fait que les nazis aient assassiné 6 millions de Juifs qui constitue le génocide, c’est le fait que leur politique criminelle visait à en tuer 11 millions. Le résultat importe peu, c’est l’intention qui compte. Le nombre n’est qu’un élément de preuve parmi d’autres qui permet de déterminer si on est face à une politique de contrôle stratégique, de contrôle économique ou de destruction physique. C’est ce qui fait la différence entre des actions militaires légales, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou un génocide. Cela étant, le nombre compte politiquement pour le procureur qui doit engager des moyens énormes dans une poursuite parfois incertaine pour le crime de génocide : il a donc évidemment tendance à ne le faire que lorsqu’il est confronté à un crime de masse.
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  41. JQ: Comment, dans ce cas, expliquer que le massacre de Srebrenica (Bosnie), en juillet 1995,a été qualifié de génocide alors qu’il n’y a eu «que» 8 000 morts ?
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  43. YJ: La décision rendue par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) n’est pas du tout convaincante et la démonstration du génocide très incomplète. Les miliciens de la Republika Srpska ont tué uniquement des hommes âgés de 16 à 60 ans en âge de porter les armes, et ont épargné vieillards, femmes et enfants. Or, selon la jurisprudence, le génocide est la destruction biologique d’un groupe. On s’en prend donc toujours aux enfants, le futur du groupe, et aux femmes qui assurent la reproduction. A Srebrenica, il s’agissait de tuer des combattants ennemis potentiels. C’est incontestablement un crime de guerre puisqu’il s’agissait de civils. C’est possiblement un crime contre l’humanité puisque ces miliciens voulaient purifier ethniquement le territoire de la Bosnie, c’est-à-dire que Srebrenica a été un élément d’une attaque plus large visant la population civile musulmane de Bosnie.
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  46. JQ: Pourquoi le TPIY l’a-t-il qualifié de génocide ?
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  48. YJ: C’est une des rares manifestations d’une décision d’opportunité pour le tribunal. Des considérations internes et externes ont conduit à cette décision. Il s’agissait également de compenser le traumatisme de la communauté internationale qui a laissé commettre un tel crime devant les yeux de ses représentants, les Casques bleus.
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  51. JQ: La purification ethnique peut-elle être en soi un génocide ?
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  53. YJ: Non. Le déplacement des populations est un élément matériel qui ne peut être qualifié qu’au regard de la politique qu’il contribue à mettre en œuvre. La purification ethnique peut être une conséquence de la guerre (on fuit les bombardements), ce qui n’est pas toujours pénalement répréhensible, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, s’il y a déplacement forcé ou déportation (comme pour les Rohingyas de Birmanie chassés vers le Bangladesh), ou enfin un crime de génocide si le déplacement de population est le moyen de la destruction physique du groupe (à l’instar des déportations des Arméniens en 1915-1916). La purification ethnique menée au Rwanda en 1994 était génocidaire, car l’élément clé a été la décision de fermer les frontières pour empêcher les Tutsis de fuir. Il s’agissait pour les criminels de ne pas laisser aux victimes l’option de l’exil, comme cela avait été le cas dans les pogroms des décennies précédentes, en 1959 surtout. Le sort des victimes était exclusivement la mort et la politique criminelle ne se satisfaisait pas de leur départ. Les miliciens de Bosnie ont laissé les frontières ouvertes : si les gens s’en allaient, cela leur convenait, car leur but était qu’il n’y ait plus de musulmans sur leur terre. Alors que le but du génocidaire, c’est qu’il n’y ait plus de membres d’un groupe honni sur terre. Pour revenir à Gaza, rien ne permet d’affirmer que le déplacement de la population était un élément d’un génocide : il reviendra à un tribunal, soit israélien, soit à la Cour pénale internationale, de le dire éventuellement à l’issue d’une longue et difficile enquête.
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  56. JQ: Comment qualifier la «Nakba», c’est-à-dire le départ forcé ou volontaire de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens de la Palestine mandataire en 1948 ?
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  58. YJ: Elle a fait partie de ces mouvements massifs de population qu’on a pu constater, y compris en Europe, à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu dans la Nakba une responsabilité évidente du nouvel Etat israélien, mais il faut se demander ce qu’a voulu faire le pouvoir politique israélien à ce moment-là. De cette réponse dépend la qualification pénale de la Nakba : violation des droits d’une population civile dans un territoire sous contrôle ou persécution d’une population civile ou destruction biologique d’un groupe, respectivement crime de guerre, crime contre l’humanité ou crime de génocide. La dernière hypothèse ne ressemble pas à la réalité de ce transfert forcé.
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  61. JQ: L’historien israélien Amos Goldberg a déduit, en octobre, des destructions matérielles infligées à Gaza , l’existence d’un génocide…
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  63. YJ: Encore une fois, cette notion touche les affects et dès qu’on parle de génocide, tout le monde se croit légitime à émettre une opinion. Or, nous devons plutôt faire du droit, car nous sommes tenus par une logique judiciaire. En 1948, au terme de longs travaux préparatoires, les Etats se sont entendus non seulement sur une définition stricte du génocide, mais aussi sur ses éléments constitutifs qui doivent être interprétés strictement. Certains peuvent s’autoriser à parler de génocide culturel, de génocide immobilier, de génocide écologique ou de ce qu’ils veulent, mais ça ne sert juridiquement à rien. Rien de tel ne peut être invoqué devant un tribunal.
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  66. JQ: A force de vouloir qualifier toute guerre de génocide, ne vide-t-on pas le mot «génocide» de son sens très particulier ?
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  68. YJ: Effectivement, tout n’est pas génocide. Je ne sais pas expliquer réellement le succès de cette notion. Il y a d’autres massacres dans le monde aujourd’hui – au Yémen, au Soudan , au Moyen-Orient, république démocratique du Congo… – qui ne sont pas des génocides au sens juridique du terme, mais qui constituent des crimes de guerre ou contre l’humanité, tout aussi condamnables. Les trois chefs d’accusation précités que connaît la justice internationale ont été lentement créés, chacun pour traduire une réalité différente. La confusion n’est pas permise.
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