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Jul 19th, 2019
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  1. Londres, 1895
  2.  
  3. La pluie chantait accompagnée des grondements du ciel gris. Les gouttes d'eau ruisselaient sur les carreaux de pierre jusqu'aux égouts où les chutes se déversaient. De temps à autre, un étalon venait jouer de ses sabots, suivi de son calèche, pour enrichir cette symphonie mélancolique. La cloche royale s'annonçait à chaque heure, venant elle aussi embellir la mélodie.
  4.  
  5. Au loin, dans les faubourgs, tous assistaient au concert, moi de même. Je me tenais pieds nus sur le trottoir goûtant la fraîcheur de la pluie. Une population très modeste élisait domicile dans ces quartiers populaires en périphérie de Londres. Les jours de pluie rendaient encore plus maussades ces banlieues appauvries. Je m'attardais quelques minutes avant de rebrousser chemin en courant.
  6.  
  7. Dans une ruelle au milieu de la pénombre, je retrouvais mon orphelinat catholique qui recueillait les enfants abandonnés par des familles trop démunies. Jeunes filles comme jeunes garçons étaient logés dans ce petit habitat. Les chambrées se composaient de quinze à vingt enfants. Les filles occupaient l'étage du dessous et nous, les garçons, occupions l'étage au-dessus. Nous ne nous croisions que durant les déjeuners au réfectoire ou les instants jeu dans la salle commune. Les plus jeunes n'étaient que des nourrissons tandis que les plus vieux étaient âgés de quinze ans, comme moi.
  8.  
  9. Ce jour-là, les nonnes avaient sollicité l'aide d'un médecin. L'une des pensionnaires suffoquait sur son lit. Elle toussait à s'en égosiller et se plaignait de douleur au thorax. La nuit, ses partenaires de chambre ne parvenaient pas à trouver le sommeil avec une telle cacophonie.
  10. Tôt le matin, le médecin répondait à l'appel. Je le guettais à l'extérieur. Il arrivait avec sa malle sous son parapluie funèbre. Sa présence n'était jamais un bon signe, à mon sens. Il entrait, accueilli par Sœur Marie-Florence. J'attendais le bon moment pour me faufiler à l'intérieur. L'homme se désencombrait puis montait les marches avec la religieuse. La voie libre, j'accourus. Je passais discrètement la porte d'entrée pour éviter de me faire prendre. Les sorties nous étaient interdites. Sur la pointe des pieds, j'emboîtais les pas du savant jusqu'aux chambres des filles, laissant derrière moi l'emprunte de ma voûte plantaire mouillée sur le parquet.
  11.  
  12. J'osais encore enfreindre les règles parce qu'il allait ausculter Nina, ma petite-amie. Nous nous connaissions depuis l'enfance. Elle était et reste ma confidente, celle à qui je vouais une éternelle tendresse. Dans le couloir, je l'entendais tousser. Son mal-être me déprimait. Je la voyais allongée dans ses draps sales, grimaçante. Sa respiration était saccadée et difficile. La blouse l'auscultait pendant que Marie-Florence patientait sur un côté. La curiosité des petites filles les poussaient quelquefois à questionner le savant. Ce dernier répondait gentiment tout en poursuivant son examen.
  13.  
  14. « Qu'est-ce qu'elle a, Nina ? demanda une fillette de quatre ans qui logeait la même chambre.
  15. - Rien de très grave, mon enfant. Tu n'as pas à t'en faire. »
  16.  
  17. À cette réponse positive, la fillette aux cheveux d'or s'en allait toute joyeuse. Marie-Florence semblait rassurée, autant que je l'étais.
  18.  
  19. « Je me console en vous entendre dire cela, docteur.
  20. - Ma chère, j'aimerais ne pas avoir à vous mentir, soupira-t-il.
  21. - Comment ? Ne disiez-vous pas qu'elle irait mieux ?
  22. - Ce n'était qu'une parole agréable pour ne pas offusquer la jeune enfant. J'ai bien peur que votre pensionnaire ne souffre depuis trop longtemps d'un cancer du poumon.
  23. - Oh, quelle horreur. Que pouvons-nous faire ?
  24. - Rien, hélas ! Le sang qu'elle recrache en toussant s'expulse de ses poumons et la douleur dont elle se plaint témoigne que la tumeur est grande. Elle mourra avant le jour prochain.
  25. - Seigneur, reçoit-la dans ton amour, pria la nonne les mains jointes. »
  26.  
  27. Les larmes me remontaient aux yeux. Cette nouvelle me brisa.
  28.  
  29. « Lucas ! (Je sursautai.) Petit garnement ! Que fais-tu à l'étage des filles ? »
  30.  
  31. Surpris par la Sœur Agnès, j'acceptais de la suivre en taisant ma peine. Elle me reconduit dans ma chambre pour m'y contraindre en guide de punition. À quoi bon se lamenter quand le destin refuse de nous aider ?
  32. Muet, je me noyais seul dans mon chagrin, recroquevillé sur ma couchette, à pleurer celle qui était tout à mes yeux.
  33.  
  34. Durant des heures, je méditais à l'abri des regards. Les nonnes m'ont plusieurs fois convié à déjeuner, mais je ne dédaignais descendre. Elles n'insistaient pas. Après tout, nous étions une centaine. Les moqueries de mes vicieux camarades jamais ne me blesseraient autant que la perte de ma moitié. Dans mon cocon, je me remémorais les souvenirs passés avec elle. Nina me comprenait. À l'inverse des autres filles de mon âge, elle osait me suivre dans mes bêtises et les assumer. Très souvent, nous faisions le mur les soirs de pleines lunes pour mieux l'admirer sur le toit de l'immeuble.
  35.  
  36. À cet instant, une idée me vint. Déterminé, je sautai hors du lit. Toutes les sœurs étaient trop occupées à servir le repas du midi, j'étais sûr de ne pas être pris en flagrant délie. À pas de loup, je progressais vers la porte entrouverte de sa chambre. Doucement, je la poussais. Comme je m'y attendais, Nina n'avait pas bougé, toujours couchée à sa place au centre de la pièce. Je marchais vers elle. En approchant, ses pleures devenaient de plus en plus claires. J'en eux un pincement au cœur. Elle sanglotait, accrochée à son coussin. Sa voix si cristalline n'avait de cesse de m'envoûter. Aveuglé par mes sentiments, je venais à elle comme un serviteur qui venait à sa reine.
  37.  
  38. « Nina ? l'appelai-je.
  39. - Lucas ? m'imita-t-elle en me faisant dos. C'est toi ?
  40. - Oui, c'est moi. »
  41.  
  42. Délicatement, je m'installais à ses côtés alors qu'elle persistait à m'ignorer. Sa peine me torturait. Son teint était si pâle, ses yeux si cernés et ses lèvres gercées. Malgré cela, elle restait la plus belle. Ses longs cheveux bruns collaient à son visage fin et tremblant. Je caressais la couverture qui la couvrait et sentais sa maigreur due aux difficultés qu'elle avait à avaler.
  43.  
  44. Cela faisait des mois, des mois que Nina survivait sans connaître le moindre plaisir de la vie, des mois qu'elle ne voyait que quatre murs obscures dépourvus de fenêtre, des mois que je n'avais plus admiré son expression enjoué, des mois que je ne l'ai plus comblée d'amour. Tout cela me manquait affreusement.
  45. Nina vivait dans la peur, effrayée par le sommeil éternel.
  46.  
  47. « Le docteur a dit que je mourrai ce soir, larmoya-t-elle, mais je ne veux pas mourir. (Elle toussa en pleurant.) Lucas, je ne veux pas.
  48. - Non, non. Ça va aller, me voulus-je rassurant. Il n'y a rien qui puisse t'arriver, je suis là pour toi.
  49. - Tu ne peux empêcher ma mort. Je suis condamnée. »
  50.  
  51. Toujours plus, son angoisse me rongeait. Ses dits étaient vrais, que pouvais-je faire pour lui éviter un tel supplice ? Rien. Néanmoins, il me restait une dernière carte à jouer.
  52.  
  53. « Nina, repris-je d'une douce voix, te souviens-tu de la nuit où nous avons partagé nos rêves ? Tu disais qu'une fois adulte, tu irais au bord de la mer pour assister au lever du soleil. Je peux t'y amener dès ce soir.
  54. - Non, tu ne peux pas. C'est beaucoup trop loin.
  55. - Certes, mais je connais un endroit qui y ressemble. »
  56.  
  57. Nina me lançait un regard terrorisé. Je lus dans la noirceur de ses iris tant de craintes. Pour elle comme pour moi, je me devais de rester fort. Mon pouce essuya une larme qui perlait ses cils. Elle toussa, encore. Mon désir de lui tenir compagnie grandissait à chacune de ses souffrances.
  58. Hélas ! Les premiers enfants montaient déjà l'escalier. Il me fallait remonter.
  59.  
  60. « Écoute-moi, je viendrai te chercher quand tout le monde dormira. Sois prête et ne t'endort pas. Promis ? »
  61.  
  62. Nina acquiesça d'un hochement de tête. Je déposais un chaste baisé sur son front avant de m'éclipser aux pas de course en direction de ma chambre.
  63.  
  64. L'après-midi s'écoulait avec lenteur sans que l'harmonie pluvieuse ne se calme. Agacé par le retard de la nuit, j'attendais en priant Dieu pour qu'en retour il retarde l'ascension de Nina. Agenouillé sur mon lit, dos à la porte d'entrée, je me confessais à haute voix en agrippant fermement mon chapelet.
  65.  
  66. « Seigneur, accorde-moi une nuit. Ne la laisse pas mourir après des mois de solitude privés de ta lumière. Je promets de ne plus pêcher. Mon père, je t'en conjure, écoute ma prière. »
  67.  
  68. Des heures passèrent et enfin le ciel s'assombrissait. Les falotiers achevaient leur travail nocturne en allumant les derniers lampadaires extérieurs. Je les observais à travers la lucarne près de mon lit. La flamme doucette dansait si gracieusement dans sa cage de glace au rythme du chant de la belle diluvienne. L'horloge géante hurla dans tout Londres. Il était neuf heures. La sorgue montrait le bout de son nez. Dans ma chambre, les lits se remplissaient peu à peu. Je suivais l'exemple de mes compagnons et me blottis sous mes draps. Les nonnes passaient dans les rangs pour dessiner de leur pouce un signe de croix sur notre front. C'était ainsi qu'elles nous souhaitaient de beaux rêves. Je fermais les yeux sans laisser Morphée m'emporter.
  69.  
  70. L'air du carillon tinta une seconde fois. Il était dix heures. Je relevai légèrement la tête pour épier les alentours. Tous dormaient profondément. En hâte, je quittai le lit en prenant soin de placer mon oreiller sous la couette. Je chaussais mes vieux mocassins et fonçais, tête baissée. Au bas de la porte, la lumière pénétrait encore avec une ombre qui se déplaçait. Un instant plus tard, cette lumière s'éteignit. J'attendis quelques secondes avant d'y aller. J'ouvris la porte et guettais de chaque côté. Le corridor était vide. Sur la pointe des pieds, je descendais les marches et traversais le couloir lugubre qui me donnait des frissons. Sa porte était fermée mais jamais verrouillée. D'un geste adroit, j'abaissais la poignée. La planche verticale grinçait à chaque mouvement. Fort heureusement, elle ne réveilla personne.
  71.  
  72. Nina était prête, vêtue de son manteau et de ses bottines aux pieds. Je lui fis signe de venir, puis très vite elle se tenait à mes côtés. Je l'enlaçais avant de lui prendre la main et de l'entraîner vers le rez-de-chaussée. Je veillais à ce qu'il n'y est personne à la réception pour m'introduire dans le bureau du gardien. Dans un tiroir, j'y trouvais les clefs de la liberté.
  73.  
  74. L'orage grondait derrière les cotons noirs du ciel. Nina le détestait. D'une tendre caresse, je la rassurais. Ses yeux creux dénotaient de la confiance aveugle qu'elle m'accordait. Je ne devais la décevoir. Main dans la main, nous courrions dans les rues du Grand Londres sous l'averse impétueuse. Nos pas sonnaient à cause des flaques d'eau qui inondaient le trottoir. Les éclairs paraissaient souvent au-dessus de nos têtes, ajoutant de la couleur à ce tableau gris.
  75.  
  76. J'emmenais Nina vers ce coin de ville dynamique, même de nuit. Les voitures circulaient encore en masse. Les parapluies grouillaient les rues nettement plus éclairées que dans les bas quartiers. Un tramway hippomobile stationnait à quelques pas. Nous nous précipitions pour le rattraper. Le cocher, élégamment habillé, nous attendit avant d'ordonner à son cheval d'avancer. Sur la dernière banquette, nous profitions du paysage.
  77.  
  78. Les trots de la bête de somme étaient réguliers. Les lumières jaunâtres de la ville enchantaient cette peinture romantique agréable à contempler. Nina toussait toujours et encore, mais elle avait retrouvé son sourire. Épuisée, elle se reposait sur mon épaule. Le tramway parcouraient une route au bord de la Tamise. Ses flots reflétaient l'éclat de la lune, réapparut au terme du déluge.
  79.  
  80. « Il ne pleut plus, constatai-je.
  81. - En effet, approuva-t-elle charmée. (Elle toussa.) Mais où m'emmènes-tu ?
  82. - Sur le Tower Brigde. Tu sais, c'est le pont basculant qui a ouvert l'année dernier.
  83. - Oh, c'est donc ça.
  84. - D'ailleurs, nous y sommes. Viens. »
  85.  
  86. La rame s'arrêta, et j'aidais ma belle à descendre. Aussitôt, je la guidais jusqu'à ce nouveau monument. Nous nous asseyions au bord, les pieds pendant au-dessus de l'eau, face au panorama de la capitale couronnée par la reine lunaire. Une à une, les étoiles naissaient autour de son altesse. Le dôme céleste se couvrait de ses pierres précieuses.
  87.  
  88. « C'est magnifique, commenta Nina de sa voix cassée.
  89. - Profiter de ce moment avec toi l'est encore plus, dis-je. »
  90.  
  91. Nina me sourit. Son visage se marquait de la fatigue. Une larme dévala sa joue. Je m'empressais de la chasser. Je voulais garder d'elle un souvenir joyeux des plus précieux. Je l'entourais, comme un ours avec son pot de miel. J'éloignais les mauvais sentiments pour ne conserver que le meilleur pour le moment.
  92.  
  93. Pendant des heures, nous nous émerveillions sous la majestueuse beauté de l'espace. Nous nous amusions à relier les points scintillants entre-elles, formant des constellations imaginaires. Je riais à ses côtés. Elle riait aux miens. Jusqu'au moment où, affaiblie, elle s'abattit dans mes bras. Elle n'avait même plus la force de se redresser.
  94.  
  95. « Nina... nommai-je apeuré.
  96. - Ce n'est rien, assura-t-elle aimante. »
  97.  
  98. Sitôt, elle se mit à tousser. Ses mains se couvraient de sang. Je les essuyais, refusant d'admettre son malheur destin. Elle gémit de douleur. Impuissant, je ne savais que faire pour l'aider.
  99. Le Big Ben sonna six heures. L'aube s'éveillait, suivi de l'aurore qui teignait le ciel de ses lueurs rosées. Mes doigts s'entremêlaient avec les siens. Dans un dernier souffle, Nina me murmura :
  100.  
  101. « Lucas, j'ai adoré cette soirée.
  102. - Non, non, Nina, attends... sanglotai-je.
  103. - Je ne t'oublierai jamais.
  104. - Ne me laisse pas...
  105. - Je t'aime. »
  106.  
  107. Le soleil offrit ses premiers rayons. Le visage de Nina, devenu moins pâle grâce à ce don, me sourirait une dernière fois. Sa respiration ralentissait, jusqu'à disparaître. Ses paupières se fermaient. Elle s'endormit pour l'éternité.
  108.  
  109. « Je t'aime, Nina... »
  110.  
  111. Fin.
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