Thinkerview: liberté de ton ou machine à dérapages (L'Express 2023)

Thinkerview: liberté de ton ou machine à dérapages?

L'Express, 5 janvier 2023, p. 33

A. S.

Les sorties de route les plus spectaculaires sont souvent les plus inattendues. La scène se passe dans un décor désormais familier pour nombre d’habitués de la chaîne YouTube Thinkerview: un fond noir, des fauteuils noirs, et des invités éclairés par des spots de lumière crue. L’intervieweur, connu sous le pseudonyme de Sky, est invisible. Mais on l’entend poser ses questions. Ce 23 octobre, l’un de ses trois invités, l’économiste et directeur de recherche au CNRS Gaël Giraud prend ses aises.

Au bout de vingt-trois minutes d’entretien, entre deux tutoiements, l’homme (par ailleurs prêtre jésuite) se lance dans un tunnel d’explications de plus en plus échevelées: « L’arrivée de Macron à Rothschild a été un enjeu décisif pour lui, au sens où il a été pris sous la coupe de David de Rothschild », commence-t-il. A ses côtés, Raphaël Rossello, banquier d’affaires, et Gilles Raveaud, professeur d’économie à l’université Saint-Denis et journaliste à Charlie Hebdo, écoutent, attentifs. David de Rothschild « a un grand projet eschatologique [sic] qui est la privatisation absolue du monde et la médiocrisation de l’Etat de manière qu’un traumatisme comme les nationalisations [NDLR: des banques] de 1981 ne soit plus possible », assure Gaël Giraud. Rossello approuve de la tête, Gilles Raveaud se contorsionne, manifestement un peu gêné. L’intervieweur est invisible en contrechamp, mais on le devine mi-amusé, mi-pantois. « Attends, c’est une extrapolation, c’est écrit, c’est ton point de vue, c’est quoi? » Gaël Giraud, sûr de son fait, lance: « C’est mon point de vue sur une information qui circule à Paris. Emmanuel Macron, d’une certaine manière, est le porte-flingue de David de Rothschild. Il est un peu comme les enfants-soldats au Congo, c’est-à-dire les enfants qui sont capables de tout… » Hors-champ, Sky contre-attaque: « Oh non, attends, on ne peut pas faire ce parallèle! » Gaël Giraud assure que si, et la séquence porte ensuite sur la nationalisation d’EDF.

On imagine mal Gaël Giraud, intellectuel habitué des médias, tenir de tels propos sur un plateau traditionnel. Le jour même, l’économiste était d’ailleurs l’invité de la matinale de France Inter. Il n’y a évidemment pas tenu de telles assertions, comme il ne les a pas non plus formulées au micro de Mediapart, le 20 octobre, ni sur le plateau de l’émission C Politique, le 16, sur France 5. Sur celui de Thinkerview, ses précautions habituelles semblent s’être envolées. Manifestement en confiance, il paraît presque oublier qu’il est filmé… Pourtant, à l’heure où nous écrivons ces lignes, plus de 1,9 million de personnes ont visionné la vidéo.

Fondée sur une promesse d’entretiens iconoclastes développés sur un temps long (les interviews durent généralement entre deux et trois heures), Thinkerview n’est plus une chaîne de niche, perdue aux confins de l’Internet. Des personnalités de tous horizons s’y pressent. En 2022, on a pu y entendre l’Insoumis François Ruffin (880 000 vues), le général Didier Castres (975 000 vues), le sociologue Michel Wieviorka (302 000 vues), l’hydrogéologue Emma Haziza (893 000 vues), l’essayiste d’extrême droite Charles Gave, accompagné de l’analyste économique Olivier Delamarche (3,9 millions de vues), ou encore l’ancien Premier ministre du Bénin Lionel Zinsou (617 000 vues). La plupart des entretiens produits par Thinkerview sont de bonne tenue, exigeants. Mais à l’instar de celle de Gaël Giraud, les sorties de route y sont souvent spectaculaires.

Prenez Alain Juillet. Dans un entretien diffusé en septembre 2021, l’ancien patron du renseignement à la DGSE regrette que la politique française en matière de répression de la drogue ne soit pas aussi dure que celle de Pékin. « En Chine, quelqu’un qui touche à la drogue y passe, quel que soit son niveau. Je vous garantis que ça calme! » estime-t-il, reprenant: « Alors oui, on va vous dire: “Mais comment! Et la vie humaine!” Moi, personnellement, je pense qu’il y a des moments où il faut passer par là […], il faut que les gens se rendent compte que l’on ne rigole plus. » Un ange exécuté est passé.

« En passant sur cette chaîne, on parle à un public que l’on ne peut plus atteindre via des médias traditionnels, qui est à la recherche de ce qu’il identifie comme une parole plus libre, moins soumise au système médiatique ou politique », pointe l’attachée de presse d’une maison d’édition, qui poursuit: « Si l’on regarde l’audience, c’est presque comme si on envoyait nos auteurs chez Cyril Hanouna. Mais, à l’inverse de ceux de Touche pas à mon poste!, les spectateurs de Thinkerview sont plus enclins à acheter les livres présentés. » Christophe Premat, maître de conférences à l’université de Stockholm et auteur d’un article sur le phénomène Thinkerview, approuve: « Les éditeurs jubilent parce que les thèmes abordés par la chaîne – géopolitique, politique, écologie – avoisinent, même pour des auteurs relativement peu connus, les 200 000, 300 000 vues. » Sur sa page Tipeee, plateforme de financement participatif en ligne, Thinkerview assume d’ailleurs de faire des interviews « aux perspectives alternatives, dans un monde aux informations formatées ». Le pari de la transparence est assumé, les vidéos étant en direct, « sans interruption, ni coupe, ni montage ».

Cependant, le parfum sulfureux nourri par les multiples « buzz » et autres sorties de route de la chaîne à fond noir dissuadent certains invités… ou leur maison d’édition. « Certains de nos auteurs veulent y aller, mais je le leur déconseille fortement. Pour moi, cette chaîne n’est pas un support comme les autres. Elle est orientée », avance Emma*. « C’est un peu l’Idriss Aberkane des gens qui lisent », lâche-t-elle, en référence au conférencier spécialiste du développement personnel, connu pour ses déclarations complotistes.

Cette ambivalence est représentative de quelque chose d’insaisissable dans la ligne éditoriale de Thinkerview. Avec ses intervenants divers, la chaîne sème le trouble. Pendant la crise des gilets jaunes, elle a connu l’un de ses plus grands succès d’audience en interrogeant l’avocat Juan Branco, auteur de Crépuscule, un pamphlet d’extrême gauche aux accents complotistes. La vidéo au titre provocateur, L’illusion de la démocratie en France?, dépasse aujourd’hui les 4,5 millions de vues. L’avocat de certains gilets jaunes y distille ses analyses: « Des Gracques à tous les réseaux Descoings, on a essayé de m’intégrer dans ces réseaux de socialité.

C’est moi qui me suis dit: ces gens ne sont pas admirables […]. Ils ne sont pas corrompus, ils sont la corruption. Ils ont réussi à établir un système où la corruption est devenue légale. » A cette époque, Thinkerview a également reçu Etienne Chouard, blogueur accusé de négationnisme. « Ils ont aussi invité Laurent Obertone, des éditions Ring, ou encore Eric Zemmour, ajoute Emma. Cela en dit long sur la sphère dans laquelle Thinkerview se situe. C’est ça, leur “on dit tout haut ce que les gens pensent tout bas”. »

Les choses ne semblent pas aussi simples. Car la chaîne a également reçu le philosophe Edgar Morin, le physicien Etienne Klein ou encore l’humoriste de France Inter Guillaume Meurice. S’il fallait trouver un fil conducteur (et encore: il ne s’applique pas à tous les invités), ce serait celui d’une idéologie anti-élites françaises. « Ils ont aussi interviewé Xenia Federova, la patronne de la chaîne RT France, ou l’ambassadeur chinois », observe Christophe Premat. Le credo revendiqué de Thinkerview – voyons comment les autres pensent, sans forcément y adhérer – est louable. Mais il y a un écueil de taille: si Sky fait régulièrement appel à sa « communauté » pour fact-checker certains chiffres ou faits manquant de précision dans ses entretiens, il contredit rarement ses interlocuteurs. « A son meilleur, Thinkerview est très informatif, note Christophe Premat. A son moins bon, c’est de la discussion de comptoir. »

* Le prénom a été modifié

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