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May 17th, 2023
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  1. Derrière l’enlèvement du journaliste Olivier Dubois au Mali, les manœuvres et les ratés des autorités françaises
  2. Une enquête conjointe de plusieurs médias, dont « Le Monde », révèle que les militaires de l’opération « Barkhane » ont utilisé le journaliste à son insu pour tenter de localiser un chef djihadiste, sans empêcher son enlèvement.
  3. Par Morgane Le Cam
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  5. L’affaire est compromettante pour l’Etat français. Par mesure de sécurité, elle n’a pas été révélée tant qu’Olivier Dubois était otage d’Al-Qaida au Sahel. Une fois le journaliste français libéré, le 20 mars, après 711 jours de captivité, Le Monde, Libération, Radio France internationale (RFI) et TV5Monde ont décidé de révéler les fruits d’une enquête conjointe d’un an et demi. Elle montre que les militaires de l’opération antiterroriste française « Barkhane » ont été informés de son projet de rencontrer un chef djihadiste. Dans un premier temps, ils ont tenté d’utiliser le travail du reporter pour localiser cet émir d’Al-Qaida au Sahel. Puis, jugeant le rendez-vous trop risqué, ils ont renoncé in extremis à l’opération. Mais ils n’ont pas déployé les moyens adaptés pour empêcher l’enlèvement d’Olivier Dubois à Gao, dans le nord-est du Mali, au printemps 2021.
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  7. Le 8 avril 2021, Olivier Dubois, pigiste pour Libération, Le Point Afrique et Jeune Afrique, installé à Bamako en 2015, se rend à Gao pour interviewer Abdallah – ou Abdoulaye – Ag Albakaye, un cadre du Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), la filiale d’Al-Qaida au Sahel. Le reporter, âgé de 48 ans, pense avoir planifié cet entretien dans la plus grande discrétion. Il est en réalité suivi depuis des mois par l’armée française, comme le démontrent les quelque 180 pages de documents judiciaires français et maliens que nous avons pu consulter.
  8. Pour préparer son reportage, Olivier Dubois travaille avec un fixeur, un jeune Touareg que nous appellerons Kader pour protéger son anonymat. Depuis plusieurs années, ce dernier facilite les contacts entre le journaliste et différentes personnalités du nord du Mali, notamment du GSIM, dont il est proche. Olivier Dubois sait que Kader a déjà collaboré par le passé avec « Barkhane » mais pense pouvoir lui faire confiance. Fin 2020, il lui demande donc de transmettre une proposition d’interview à Abdallah Ag Albakaye.
  9. Ce que le reporter ignore, c’est que son fixeur tiendra les militaires français informés jusqu’au bout des détails de la rencontre prévue avec le chef djihadiste. Le jour du rapt, dans un enregistrement audio que Le Monde a pu écouter, on entend ainsi distinctement un lieutenant français interroger Kader sur « le nom de la rue qu’ils [lui] ont demandé de prendre pour déposer Olivier Dubois ».
  10. Les militaires français disposent de « toutes les informations »
  11. Photographies des vêtements du journaliste, de son passeport, de son billet d’avion, de sa réservation d’hôtel, de la voiture utilisée pour se rendre sur place, coordonnées GPS du lieu où les supposés hommes d’Ag Albakaye sont censés le retrouver… Le jour de l’enlèvement, les militaires français disposent de « toutes les informations » sur le rendez-vous d’Olivier Dubois, confirme le lieutenant mentionné plus haut aux agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui l’interrogent dans le cadre de l’enquête ouverte par le Parquet national antiterroriste (PNAT), le 5 mai 2021, pour « enlèvement en bande organisée et en relation avec une entreprise terroriste ».
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  13. Le militaire, qui agit comme officier traitant de Kader, appartient alors à une unité chargée de recueillir du renseignement au sein de « Barkhane ». En décembre 2019, celle-ci recrute le fixeur « pratiquement exclusivement pour la localisation, voire la capture d’Abdallah Ag Albakaye », précise le lieutenant.
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  15. Décrit par les militaires interrogés comme « extrêmement prudent » et « très peu mobile », l’émir djihadiste contrôle Talataye, une zone dans le nord du Mali bordant la frontière nigérienne. Il était « une de nos cibles parce que c’était un des chefs de katiba de la zone que l’on cherchait à sécuriser », souligne un général français également entendu par la DGSI. Son déplacement à Gao pour rencontrer le reporter est une occasion que « Barkhane » compte bien exploiter avec un objectif : le « localiser (…) et pouvoir le suivre jusqu’à sa zone refuge ».
  16. Interrogé par le pôle judiciaire spécialisé de lutte contre le terrorisme malien, qui a ouvert lui aussi une procédure après l’enlèvement d’Olivier Dubois, Kader, incarcéré un temps à Bamako, a affirmé que les soldats français lui avaient promis 400 000 francs CFA (600 euros) s’il parvenait à organiser l’entrevue. « Il y avait bien une histoire d’argent pour l’arrestation d’Abdallah Ag Albakaye, mais bien avant l’histoire de la rencontre avec Olivier Dubois », nuance le lieutenant.
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  18. Différents scénarios imaginés
  19. D’après le fixeur, l’émir de Tetalaye accepte la proposition d’interview faite par le journaliste français en mars 2021. Il en informe son officier traitant, qui, selon les enquêteurs maliens, a alors « sauté sur l’occasion pour lui dire de tout mettre en œuvre pour organiser cette interview ». « J’ai demandé à [Kader] de recueillir le maximum d’informations, confirme le lieutenant. A savoir : où ? quand ? comment ? avec qui ? et surtout pourquoi ? »
  20. La source s’exécute, et toutes les informations qu’il transmet remontent au poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), le centre de coordination de l’opération française, basé à N’Djamena, la capitale du Tchad.
  21. Pendant ce temps, à Bamako, Olivier Dubois peaufine l’organisation de ce déplacement qu’il sait risqué. Pour tenter de se prémunir contre un enlèvement, le reporter, qui travaille sur les réseaux djihadistes depuis plusieurs années, fait passer une demande de protection au cadre du GSIM par le biais de Kader.
  22. Cette assurance lui aurait été donnée par une lettre que les militaires français récupèrent le 21 mars à Gao lors d’un rendez-vous avec le fixeur au camp de « Barkhane ». Kader « nous a remis les garanties de sécurité rédigées en langue arabe, que nous avons fait traduire pour lui car il ne maîtrise pas cette langue, afin qu’il puisse les remettre à Olivier Dubois », raconte le lieutenant.
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  24. Ce 21 mars, Kader et son officier traitant tentent de planifier l’entrevue entre le chef djihadiste et le journaliste. Le fixeur, censé faire office de traducteur (du tamashek, une langue touareg, au français) lors de l’interview, doit être « préparé pour le jour de cette rencontre » afin de pouvoir leur « transmettre les informations », explique le militaire.
  25. Différents scénarios sont envisagés. Dans l’éventualité où Kader pourrait ce jour-là garder son portable sur lui, il lui installe une application de géolocalisation. « Dans le cas de figure où il ne pourrait pas avoir son téléphone, j’avais envisagé un signal visuel qui aurait pu être transmis à un drone », ajoute le militaire français.
  26. Devant la DGSI, ce dernier confie avoir eu des doutes sur les intentions d’Abdallah Ag Albakaye, qu’il juge « bien trop conciliant » avec Olivier Dubois. « Pourquoi ne pas avoir pris contact avec le journaliste pour le dissuader de cette rencontre ? », demandent les enquêteurs à un des supérieurs du militaire. « Mon rôle n’est en aucun cas de prendre contact avec les ressortissants français sur zone », mais de « faire remonter les informations à N’Djamena [au PCIAT] », répond-il.
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  28. « Manque de lucidité collective »
  29. Au Tchad, l’interview d’Olivier Dubois est abordée le 23 mars lors d’une réunion de commandement de « Barkhane ». Les hauts gradés français discutent de « l’opportunité » de se servir de cette entrevue pour « fixer Albakaye », c’est-à-dire le localiser dans le but de le suivre. L’opération proposée par l’unité chargée de recueillir du renseignement à Gao est finalement jugée « trop dangereuse pour le journaliste » et elle est abandonnée par la hiérarchie.
  30. « Cependant, jamais l’intention et l’ordre correspondant qui auraient dû être formalisés par le PCIAT [c’est-à-dire le centre de coordination de “Barkhane” à N’Djamena] ne l’ont été », révèle l’inspecteur général des armées en septembre 2021, dans une enquête interne que Le Monde a consultée. Demandée par le chef d’état-major après l’enlèvement du journaliste, elle vise à identifier les « dysfonctionnements » imputés aux militaires français dans ce dossier.
  31. Signe de ce « manque de lucidité collective », note l’auteur du rapport : à Gao, l’unité se persuade qu’« une opération sera sans doute conduite par un autre acteur (task force “Sabre” ou DGSE) », c’est-à-dire les forces spéciales ou les renseignements extérieurs français. En conséquence, l’unité « reste focalisée sur l’objectif 3A » (nom donné à Abdallah Ag Albakaye). « Soucieu[se] d’avoir un rôle à jouer malgré tout », poursuit le général chargé de l’enquête, [elle] a ainsi « planifié – et commencé à conduire – une opération de manière totalement autonome ».
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  33. Après le 23 mars, le lieutenant maintient donc le lien avec Kader, qui continue à l’informer de l’avancée des préparatifs de l’interview. Le quotidien Libération, à qui Olivier Dubois avait proposé l’entretien avec Abdallah Ag Albakaye, a refusé le projet, jugé trop dangereux. Mais le reporter persévère.
  34. Quelques jours avant le rendez-vous, il est toutefois contraint de changer la date de la rencontre, faute de place disponible sur le vol initial à destination de Gao. Kader informe le journaliste que ce report ne pose pas de problème au chef djihadiste. « Barkhane » s’inquiète, considérant l’attitude d’Abdallah Ag Albakaye « en contradiction totale avec ses habitudes de déplacements et de sécurité. Tous les éléments nous faisaient penser qu’il y avait un réel risque pour Olivier Dubois », se souvient le lieutenant.
  35. Cette analyse soulève une question majeure, que la DGSI ne tarde pas à poser : « Alors que vous possédez des éléments plutôt probants sur un possible enlèvement d’un citoyen français, pourquoi ne pas lui avoir dit de tout arrêter ? » « Premièrement, car je n’en ai pas reçu l’ordre », répond le militaire.
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  37. « L’hypothèse d’un enlèvement »
  38. A Bamako, Olivier Dubois règle les derniers détails de son voyage. Le 7 avril, il informe l’ambassade de France de son départ prévu le lendemain, faisant croire aux diplomates qu’il compte rencontrer une ONG. L’ambassade déconseille au journaliste de réaliser ce projet.
  39. Le même jour, une réunion confidentielle est organisée à N’Djamena. Des officiels à Paris y participent en visioconférence. Un colonel de « Barkhane » souligne alors que les « derniers renseignements recueillis » accréditent « l’hypothèse d’un enlèvement ». Le journaliste doit être prévenu, estime-t-il.
  40. L’enquête de l’inspection générale des armées révélera que le commandant de la force « Barkhane » a alors suggéré à Joël Meyer, l’ambassadeur de France en poste à Bamako, « dans la soirée du 7 avril, de conduire une manœuvre visant à empêcher le déplacement du journaliste à Gao, en s’appuyant éventuellement sur les services maliens », mais que « cette alerte ne donnera pas lieu à la concrétisation d’une manœuvre d’entrave », pour des raisons inconnues. Contacté, Joël Meyer a renvoyé Le Monde vers le Quai d’Orsay, qui n’a pas répondu à nos sollicitations.
  41. Le 8 avril, Olivier Dubois est déjà dans l’avion pour Gao quand Agnès Von der Mühll, alors porte-parole du Quai d’Orsay, lui adresse par mail une lettre pour le prier de « bien vouloir reconsidérer » son projet. Cette missive type, consultée par Le Monde, souligne que la zone dans laquelle il prévoit de se rendre est « formellement déconseillée aux voyageurs » mais ne mentionne aucun risque d’enlèvement particulier le concernant.
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  43. Le même jour, un nouveau changement de programme survient. Kader dit avoir été prévenu par ses interlocuteurs qu’il ne pourra pas assister à la rencontre. L’information remonte à Paris et à N’Djamena, qui considèrent désormais le risque d’un enlèvement comme « élevé ».
  44. A 11 heures, le reporter atterrit à Gao. Il dépose ses affaires à l’hôtel, se restaure, revêt un boubou et monte dans le véhicule de son fixeur. Non loin de là, sur la base militaire de « Barkhane », les Français suivent « presque en temps réel », selon un colonel, la progression du duo grâce à Kader, qui leur envoie régulièrement leur localisation. A quelle fin ? « Nous pensions que couper le lien avec [Kader] à cet instant nous rendrait aveugles et présenterait plus de risques pour Olivier Dubois », justifie l’officier de « Barkhane » face à la DGSI, précisant n’avoir pas reçu « d’ordre d’entrave ».
  45. Le 8 avril 2021, il est 15 heures quand Kader dépose le journaliste au point de rendez-vous, dans la rue principale du septième quartier de Gao. Olivier Dubois embarque alors dans un pick-up de couleur sable à bord duquel se trouvent « des Touareg », selon les militaires français. Quarante-cinq minutes s’écoulent, le temps fixé par Abdallah Ag Albakaye pour l’interview. Mais le reporter ne revient pas. Et, selon Kader, « Barkhane » ne réagit pas.
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  47. « Barkhane » « a pris un risque inconsidéré »
  48. Selon la version des faits du fixeur consignée par la justice malienne, le lieutenant lui aurait dit « de ne pas s’inquiéter », « qu’ils l’avaient sûrement amené en dehors de la ville pour être en sécurité avec lui mais que ce n’était pas un problème » car « la mission avait été très bien préparée » et « qu’ils étaient dessus ». De leur côté, les hauts gradés de l’opération française assurent qu’« aucun moyen technique » n’a été mis en place pour suivre le journaliste une fois celui-ci parti en voiture et séparé de son fixeur.
  49. « Confirmez-vous qu’avec “Barkhane”, vous vous êtes servi de monsieur Olivier comme appât en vue de capturer l’émir du GSIM de Talataye Abdallah Ag Albakaye ? », l’interroge un enquêteur malien. « En quelque sorte, oui », répond le fixeur, qui sera inculpé pour « association de malfaiteurs terroriste » et « actes de terrorisme » en mai 2021 par la justice malienne.
  50. A Paris, l’inspection générale des armées finira par conclure qu’il n’y a pas eu « de faute personnelle au sein de la force “Barkhane” » dans ce dossier, mais que « des structures et des processus » se sont révélés « a posteriori déficients » : « La sensibilité du sujet n’a pas fait l’objet d’une prise en compte à un niveau suffisant permettant de conduire, avec une meilleure anticipation, une action dissuasive à l’encontre du journaliste. » Par ailleurs, relève l’inspection, Olivier Dubois, qualifié de reporter « trompe-la-mort », a été « initialement considéré à tort comme un journaliste malien, erreur qui peut expliquer le manque de réaction de la force “Barkhane” ».
  51. Ces défaillances de procédure et la tentative d’utilisation de la rencontre du reporter français avec un chef djihadiste semblent embarrasser l’Etat. Le 12 avril 2022, la DGSI a perquisitionné le domicile d’un des journalistes ayant participé à cette enquête, le soupçonnant de dissimuler des informations relatives à l’enlèvement. Après la fouille de son domicile, les enquêteurs sont repartis bredouilles.
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  53. « Cette perquisition n’avait absolument aucun intérêt pour comprendre ce qui était arrivé à Olivier Dubois et pour obtenir sa libération. C’était de la pure surveillance. On a eu l’impression que l’Etat français avait peur que des informations sortent sur ce qui s’est passé », explique Arnaud Froger, de Reporters sans frontières. Selon ce dernier, la force « Barkhane » « a pris un risque inconsidéré en montant cette opération », car « si elle avait été démasquée par les ravisseurs, Olivier Dubois aurait pu être tué. (…) Cela pose de sérieuses questions sur ce que sont prêts à faire nos services et notre armée pour des opérations de renseignement. (…) En France, on ne devrait pas pouvoir utiliser un journaliste comme un cheval de Troie pour obtenir des renseignements ».
  54. Contacté, le ministère des armées s’est contenté de souligner par mail que le département « se réjouit de la libération » du journaliste et qu’il « coopère pleinement avec la justice » dans le cadre de « l’information judiciaire en cours », laissant nos nombreuses sollicitations sans réponses. Quant à Olivier Dubois, il n’a pas souhaité répondre à nos questions. Il préfère lui aussi taire les conditions de cette prise d’otage qui l’a conduit à réaliser, dit-il, « le plus long reportage » de sa vie.
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