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Finkielkraut : « Soustraire la critique d'Israël à l'antisémitisme » (Le Figaro, 2 novembre 2000)

Nov 29th, 2024
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  1. Finkielkraut : « Soustraire la critique d'Israël à l'antisémitisme »
  2. Le Figaro, jeudi 2 novembre 2000
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  4. PROCHE-ORIENT. Un mois après le début des émeutes palestiniennes, le philosophe analyse les chances de la paix
  5. Alexis LACROIX
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  7. Auteur de La Réprobation d'Israël (Denoël), le philosophe Alain Finkielkraut s'interroge, depuis de nombreuses années, sur les enjeux de la condition juive au XXe siècle. Proche des positions de la gauche israélienne, il plaide pour une critique de l'Etat hébreu qui ne cède pas aux présupposés de l'idéologie.
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  9. LE FIGARO. Souhaitez-vous qu'en Israël se forme, après plus d'un mois d'émeutes, une « union sacrée » ?
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  11. ALAIN FINKIELKRAUT. On peut considérer la formation d'un gouvernement d'urgence nationale en Israël soit comme un pis-aller, soit comme une aggravation de la catastrophe. Ce qui veut dire que cette éventualité ne relève, en aucun cas, de la catégorie du souhaitable. Et, de même qu'il a fallu la vague d'attentats du Hamas, en 1996, pour assurer la victoire de Benyamin Netanyahu sur Shimon Peres, le déclenchement de la nouvelle intifada contraint aujourd'hui Barak à mendier un soutien ou un sursis aux partis politiques qui ont juré sa perte, qu'il s'agisse des faucons du Likoud ou des orthodoxes du Shass.
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  13. Le retour éventuel du Likoud aux affaires ne risquera-t-il pas de jeter de l'huile sur le feu ?
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  15. Même si le Likoud n'arrive pas maintenant à s'entendre avec les travaillistes, il risque fort, dans un avenir proche, de remporter les élections. Cette perspective est décourageante, mais, loin d'être une provocation à l'égard des Palestiniens, elle aura été délibérément provoquée par l'Autorité palestinienne. Avec Shlomo Ben Ami et Yossi Beilin l'architecte des accords d'Oslo , Barak formait l'équipe la plus audacieuse, la plus déterminée à conclure la paix de l'histoire d'Israël. Ancien général, Barak a voulu sortir du processus par un Blitzfrieden, une « paix éclair ». Son interlocuteur n'a pas suivi.
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  17. Lors de l'échec des négociations de Camp David, Amos Oz déplorait qu'Arafat ne saisisse pas la perche que lui tendait Barak. La déception de l'écrivain était-elle prémonitoire ?
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  19. Contre le sentiment majoritaire dans son pays, Barak a été jusqu'à proposer de restituer une partie de Jérusalem à l'Etat palestinien. Arafat est resté inébranlable. Triomphalement accueilli à son retour de Camp David, il a déclaré que, sur la question de la Ville sainte, il ne représentait pas seulement 5 millions de Palestiniens, mais un milliard de musulmans. Il est difficile devant un tel chiffrage de ne pas céder à l'accablement et même à la panique. Comme le dit, je crois, un personnage de Lessing, « quand on ne perd pas la raison dans certaines circonstances, c'est qu'on n'a pas de raison à perdre ». Et puis, même si on refuse pour des raisons éthiques et politiques de se laisser entraîner par ce genre de déclarations sur le terrain miné du choc des civilisations, on se condamne à ne rien comprendre à ce qui a lieu sur ce bout de terre si on n'y voit qu'un conflit israélo-palestinien. Comme devrait nous le rappeler l'assassinat de Rabin, un conflit interne entre maximalistes et modérés redouble dans chaque camp l'affrontement principal. Toute véritable concession comporte un risque de guerre civile. C'est ce risque qu'Arafat, une fois encore, n'a pas voulu ou pas pu prendre.
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  21. La visite d'Ariel Sharon au Mont du Temple quelques semaines après l'échec de Camp David a-t-elle, selon vous, servi d'alibi à Yasser Arafat ?
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  23. La visite d'Ariel Sharon était un message d'intransigeance simultanément adressé aux Palestiniens et à la gauche israélienne. Arafat a su saisir l'aubaine et sortir de la négociation avant de risquer d'apparaître comme le responsable de son échec final et d'en payer le prix.
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  25. Une fois les émeutes déclenchées, les autorités palestiniennes ont-elles essayé de calmer le jeu ?
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  27. Non, et d'ailleurs elles le disent franchement. Armé de l'invincible comptabilité qui fait de chaque victime palestinienne non une vie en moins mais un martyr de plus, Marouan Barghouti, le chef du Fatah, s'est émancipé de la logique d'Oslo. Sa référence, ce n'est plus le processus de paix, c'est le retrait unilatéral du Sud-Liban opéré, il y a quelques mois, par l'armée israélienne. Fatiguée par des années de harcèlement, Tsahal a lâché prise. L'intifada dite d'Al-Aqsa n'est pas une émeute spontanée, c'est le Hezbollah qui fait jurisprudence.
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  29. En dépit de la radicalisation de leur interlocuteur, les Israéliens auraient dû, explique le sioniste de gauche Yitzhak Laor dans Ha'aretz, résoudre le problème de ces implantations que les Palestiniens vivent, non sans raison, comme une provocation...
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  31. Les implantations sont un cauchemar. Cauchemar pour les Palestiniens d'abord, humiliés par des contrôles incessants et condamnés à n'exercer leur souveraineté que sur un territoire en miettes. Cauchemar pour les Israéliens aussi, forcés d'exposer leurs soldats pour défendre leurs colons. Etablies par les différents gouvernements pour asseoir la sécurité d'Israël, ces implantations mettent à présent tout le monde en danger. Et certains de leurs habitants font peur. « L'action violente, écrit Lévinas, est une action où l'on agit comme si l'on était seul à agir, comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action. » Les colons de Netzarim, de Bethel ou d'Hébron agissent comme s'ils étaient seuls à agir. Obnubilés par leurs retrouvailles bibliques, ils ont une manière asociale, acosmique, autiste même, d'habiter la terre. Ils ne nient pas l'existence des Palestiniens, mais dans leur schéma théologico-politique cette existence compte pour du beurre. Je garderai longtemps en mémoire l'image toute récente d'un juif religieux arpentant les rues désertes d'Hébron interdites aux Arabes par un couvre-feu total. Rien ne symbolise mieux que cette errance somnambulique le tort d'Israël.
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  33. La gauche israélienne peut-elle encore se relever de son désarroi et proposer l'abandon des implantations ?
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  35. Il y a deux manières de faire la paix : le mariage, sur le modèle du couple franco-allemand, et le divorce ou la séparation. Le mariage israëlo-palestinien n'est vraiment pas à l'ordre du jour. Mais, du fait des implantations, le divorce non plus. Dans l'état actuel des choses, la paix n'est accessible ni dans sa version optimale ni dans sa version pessimiste. Demain, certes, est un autre jour, mais c'est quand demain ?
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  37. Les médias, en nommant mal les causes des émeutes, ont-ils ajouté au malheur du conflit ?
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  39. On aurait pu espérer un traitement plus subtil et plus distancié de cette actualité, notamment à la télévision. Mais il faut se garder de surinterpréter les fautes des grands médias. C'est une erreur répandue de l'intelligence, en effet, que de croire que le réel lui-même est intelligent et de conférer à tout ce qui arrive la profondeur d'un sens caché. La vraie intelligence, autrement dit, doit savoir faire à la bêtise la part qui lui revient. Il y a dans la mise au pilori d'Israël beaucoup plus d'étourderie sentimentale que d'antipathie perverse. Quand les présentateurs de journaux télévisés réagissent eux-mêmes comme des téléspectateurs de l'événement, ils ne voient plus dans la guerre qu'une armée qui tire sur les enfants. Aussi épousent-ils, sans arrière-pensées douteuses, la cause des petits lanceurs de pierres. Et ils opposent les quelques victimes israëliennes aux 150 morts du côté palestinien sans même se douter que ces chiffres mettent en évidence non pas la responsablité des Israéliens mais « leur supériorité en termes de puissance de feu et de précision, leur souci plus grand d'éviter les pertes », comme l'a écrit Benny Morris dans Libération.
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  41. Voulez-vous dire que la couverture médiatique de la nouvelle intifada n'a été inspirée à aucun moment par des arrière-pensées ?
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  43. Au lendemain de la mort bouleversante du petit Mohammed à Gaza, France 2 a présenté un reportage sur son école. On voit d'abord les élèves faire, comme tous les matins, le salut au drapeau. Puis deux d'entre eux rejouent devant tous les autres la mort de l'enfant dans les bras de son père. C'est, nous dit l'un des enseignants, un moyen de leur faire évacuer la scène ! Dans l'image suivante, un petit garçon dit son admiration pour le Hezbollah. Et, quand on demande aux condisciples de Mohammed qui, parmi eux, est encore favorable à la paix avec Israël, aucune main ne se lève. Le journaliste voyait dans son propre reportage la souffrance déchirante d'une communauté frappée à mort alors même qu'il montrait la manipulation et l'endoctrinement des âmes. Ce contre-sens était fascinant. Je ne suis pas sûr pourtant qu'il faille l'imputer à la malveillance.
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  45. Pourquoi des synagogues ont-elles brûlé en France ?
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  47. Toute la défense de Me Vergès, pendant le procès Barbie, a consisté à dire qu'Auschwitz n'était pas un crime contre l'humanité mais une affaire intérieure européenne. Les synagogues qui brûlent lui donnent aujourd'hui raison. Ces violences, en effet, sont comme les diatribes de Farrakhan, le leader noir de la Nation de l'Islam aux Etats-Unis, indemnes de toute culpabilité. Hitler n'est pas l'affaire des incendiaires. Et je constate avec tristesse l'embarras voire l'aphasie d'une opinion antiraciste par ailleurs si volubile et si prompte à se mobiliser contre Le Pen, contre Haider ou contre la profanation du cimetière de Carpentras. La vigilance maintient sous respirateur artificiel un antisémitisme comateux au lieu de dénoncer les formes vivantes de l'antisémitisme.
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  49. Vous rejoignez ici Jean-François Revel qui se demandait récemment si, déguisé en soutien à la cause palestinienne, l'antisémitisme n'était pas de retour...
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  51. Difficile, en effet, de ne pas parler de recyclage et de blanchiment de l'antisémitisme idéologique quand on voit un expert des relations internationales identifier simultanément Israël à l'OAS, à l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid et à la Grande Serbie ou quand, lors d'une émission interactive, on entend un auditeur s'étonner d'abord que l'Otan n'intervienne pas en Palestine un an après avoir bombardé la Serbie et le Kosovo, pour expliquer ensuite cette différence de traitement par le contrôle que les Israéliens exercent sur tous les médias du monde... Nombre d'analystes renouent ainsi, en toute impunité progressiste, avec la philosophie des Protocoles des Sages de Sion.
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  53. Mais ce n'est pas une raison pour oublier l'errance somnambulique du colon d'Hébron. Il ne s'agit pas de soustraire Israël à la critique. Il s'agit de soustraire la critique d'Israël à l'étourderie et à l'antisémitisme.
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