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- Le Figaro
- vendredi 10 janvier 2025
- De l’extrême droite à l’extrême gauche, d’où vient l’antisémitisme français ?
- Antoine de Lagarde
- FIGAROVOX/ENTRETIEN - Entre les assertions polémiques de Jean-Marie Le Pen et les soutiens français au Hamas, l’antisémitisme actuel puise à des traditions aussi profondes que distinctes, analyse l’historien Olivier Dard.
- Olivier Dard est professeur d’histoire à Sorbonne Université. Il a notamment codirigé le Dictionnaire du populisme (Le Cerf, 2019) et le Dictionnaire du conservatisme (Le Cerf, 2017). Son dernier ouvrage, coécrit avec Jean Philippet : Février 34, L’affrontement , (Fayard, 2024).
- LE FIGARO. - La mort de Jean-Marie Le Pen - dont les funérailles ont lieu ce samedi 11 janvier - a été l’occasion d’évoquer à nouveau la tradition antisémite de l’extrême droite. D’où vient-elle ? Jean-Marie Le Pen en était-il l’héritier ?
- Olivier DARD - De loin. On peut le faire remonter à la fin du XIXe siècle : il y a alors la matrice d’un antijudaïsme catholique, les dénonciations d’ Édouard Drumont dans La France juive(1886), qui est un mélange d’antisémitisme économique et religieux. On retrouve aussi chez Barrès et Maurras l’idée que le juif serait antinational, qu’il formerait un État dans l’État. L’antisémitisme culmine avec l’affaire Dreyfus , où les juifs sont accusés de trahir la France : l’ennemi serait dans la place, celle de l’armée, au service d’un autre ennemi, l’Allemand. La figure de Dreyfus, accusé à tort d’espionnage, symbolise après le scandale de Panama l’antisémitisme français fin de siècle. Toutefois, Barrès revient sur son antisémitisme durant le premier conflit mondial dans Les diverses familles spirituelles de la Franceoù il accorde une place aux juifs parmi ces dernières. Maurras, lui, professa jusqu’au bout un antisémitisme d’État (et non biologisant), soutenant Vichy , et les statuts des juifs mis alors en place.
- Jean-Marie Le Pen , né 1928, est l’héritier de ce nationalisme français et de cette doctrine maurrassienne, même s’il n’a jamais été monarchiste : il a été irrigué par l’héritage nationaliste et fut ligueur dès ses années d’études à Paris, à la fin des années 1940. Le Pen fut ensuite un député emblématique du poujadisme, qui voyait dans « Mendès dit France » une figure incarnant la judéité dans l’Hexagone. Mais l’antisémitisme de Le Pen est complexifié par la suite à cause de sa relation à Israël. Le débarquement de Suez, auquel il a participé l’a marqué, d’autant qu’il est farouchement contre Nasser qui soutint le FLN pendant la guerre d’Algérie. Par la suite, de la guerre des Six jours à celle du Kippour, qui oppose les deux ennemis de Le Pen que sont le monde arabe et Israël, Le Pen se range du côté d’Israël. Le Pen (qui n’est pas isolé sur ce sujet au sein des droites nationalistes, si on songe à l’évolution de l’ancien maurrassien Pierre Boutang) voit en Israël un bastion de l’Occident, une armée puissante et valeureuse et loue l’aptitude des juifs à défendre leur terre. Le Pen en retire une fascination martiale pour des figures comme Moshe Dayan ou Ariel Sharon, et l’image d’Israël en lutte victorieuse contre le monde arabe. Le Pen est donc à la fois un vieil antisémite traditionnel dont les saillies contre les juifs sont bien connues (« point de détail » etc.) et un admirateur d’Israël, tout en intégrant au FN dans les années 1970 François Duprat, un chantre bien connu du négationnisme.
- À quelles traditions puise l’antisémitisme de l’extrême gauche ?
- Olivier DARD - L’antisémitisme à gauche est aussi très ancien : au XIXe, il y a un antisémitisme socialiste, à l’image d’Alphonse Toussenel, l’auteur bien connu du pamphlet Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière. Durant l’entre-deux-guerres, si l’antisémitisme est très répandu dans les droites nationales et nationalistes, il existe aussi à la SFIO contre Léon Blum, où des pacifistes du parti l’accusent d’avoir abandonné le pacifisme devant la menace nazie parce qu’ils estiment, pour le dire brièvement, qu’il privilégierait la défense de ses coreligionnaires qui sont en Allemagne en butte contre la politique antisémite hitlérienne (lois de Nuremberg, nuit de Cristal).
- C’est ensuite à gauche que l’on trouve un des fondateurs du négationnisme, Paul Rassinier, originellement communiste puis élu député socialiste en 1946, rescapé de Buchenwald. Pour lui, l’extermination des juifs est « un mensonge historique » Assez rapidement, il a été évincé par les gauches, mais il a été repris célébré à l’extrême droite par Maurice Bardèche, Henry Coston ou l’hebdomadaire Rivarol. Sans oublier la postérité du négationnisme à l’extrême gauche à travers la prose de Roger Garaudy, ancien communiste converti à l’islam et auteur des Mythes fondateurs de la politique israélienne, texte publié en 1995 par La Vieille Taupe de Pierre Guillaume qui fustige « le mythe de l’"holocauste" », et dénonce « le lobby israélo-sioniste ». On mesure en l’espèce à quel point ces thématiques peuvent se croiser dans une dénonciation d’Israël. Tandis que le conflit israélo-palestinien prend une importance croissante, on met en avant les Palestiniens érigés en victimes de l’impérialisme israélien et juif, rendant de plus en plus poreuse la distinction entre antisionisme et antisémitisme. En regard, la figure du Palestinien est d’abord celle de l’opprimé qui remplace le colonisé, dans le sillage des conflits de décolonisation.
- Comment le négationnisme ravive-t-il les théories antisémites ?
- Olivier DARD - Le négationnisme est le refus d’admettre l’extermination des juifs pour ne pas leur conférer un statut de victime, et il prétend se justifier par l’idée les juifs auraient imposé une lecture de l’histoire, qui invisibilise les autres victimes. Cela permet supposément de dénoncer tout un système qui serait dominé par les juifs : on y revient toujours. Déjà la IIIe République a pu être qualifiée de « République juive » tandis que Rassinier dénonçait la supposée volonté des juifs de s’ériger en « une féodalité commerciale qui […] coifferait le monde entier ».
- Jean-Marie Le Pen fut-il le dernier antisémite de l’extrême droite ?
- Olivier DARD - Non, mais cet antisémitisme est aujourd’hui très minoritaire même s’il irrigue les colonnes de Rivarol, défenseur du négationnisme et qui en arrive à défendre Jean-Luc Mélenchon, réputé être diabolisé comme Le Pen en son temps pour avoir refusé de qualifier le Hamas d’organisation terroriste après le pogrom du 7 octobre. L’antisémitisme d’extrême droite actuel se définit d’abord par le rejet d’Israël et, plus largement, de ce que des adversaires de divers bords appellent « l’américano-sionisme ». Mais il est encore une fois minoritaire car pour la majorité de ces milieux, et notamment au sein du RN actuel où Marine Le Pen avait appelé à participer à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023 et s’y était rendue, l’ennemi principal est l’islamisme associé à l’immigration. Un point de vue défendu aussi par Éric Zemmour. On retrouve ici l’idée, prolongée et amplifiée du rôle de bastion de l’Occident joué par Israël dans la lutte contre l’islamisme. La question religieuse n’est pas non plus indifférente et on rappellera ici le rôle joué par la guerre du Liban au début des années 1970 où quelques dizaines de militants français se sont engagés pour rejoindre les Phalanges de Bachir Gemayel (soutien d’Israël) pour y défendre l’Occident chrétien en réactivant le mythe de la croisade, très présent quatre décennies plus tôt lors de la guerre d’Espagne.
- Ajoutons encore un élément marquant de cette évolution qui tient aussi à l’effondrement des régimes baasistes au Moyen Orient : si le nationalisme arabe, inspiré pour une part des nationalismes européens, avait pu séduire au sein des droites radicales (et pas seulement françaises), il a aujourd’hui disparu - son dernier avatar, la Syrie de Bachar el-Assad , ayant été balayé il y a peu. La compatibilité entre la mouvance nationaliste européenne et le baasisme était réelle et une de ses composantes était le rejet d’Israël combiné à la diffusion d’un antisémitisme tout ce qu’il y a de classique, si l’on peut dire, avec la diffusion des célèbres Protocoles des sages de Sion(un faux créé de toutes pièces dans la Russie pré-révolutionnaire, qui se présente comme un plan de conquête du monde établi par les juifs).
- Il y a donc une forme de schizophrénie à l’extrême droite, avec une part de lutte et une part de soutien au monde arabe ?
- Olivier DARD - Je parlerais moins de schizophrénie que de divergences en termes politiques et géopolitiques. Là encore il faut remonter en amont et comprendre le poids de l’antiaméricanisme et le rejet de ce qu’on appelait dans l’entre-deux-guerres « l’Amérique juive » ou plus près de nous « l’américano-sionisme ». Il permet de comprendre la fascination suscitée par l’Iran après 1979, à gauche pour une part mais aussi du côté d’un Robert Faurisson qui y fut accueilli en février 2012 comme un hôte de marque pour y présenter (à l’occasion du festival du film de Téhéran) une conférence intitulée : « Contre l’hollywoodisme, le révisionnisme » (entendons négationnisme). Symbole de «l’Axe du Mal» des néoconservateurs états-uniens, l’Iran est pour cette raison, combinée à un antisémitisme foncier, défendu comme vont l’être par la suite d’autres régimes opposés eux aussi aux États-Unis et à leurs alliés réputés décadents. Ce thème d’un Occident dans un état de décadence quasi-irrécupérable (au centre de discours dénonciateurs allant de l’Iran, au monde arabe ou à la Russie poutinienne) est central pour comprendre ce qui se joue dans ces franges des droites radicales qui considèrent que des ennemis d’ennemis peuvent être des amis. Ce point de vue est à l’opposé, on l’a vu, de ceux qui considèrent, non pas que cet « Occident » (terme dont il faudrait s’entendre sur la définition) se porte bien mais mettent d’abord l’accent sur le fait qu’il est attaqué par des ennemis identifiés (l’islamisme et ses relais), défendu par Israël, et qu’il importe donc de nouer des liens dans cette perspective.
- Le conflit israélo-palestinien a-t-il changé la donne ?
- Olivier DARD - Ce conflit est une des matrices de l’antisémitisme contemporain - qui prend souvent le masque de l’antisionisme - mais il est aussi un élément de fracture de premier ordre. Ce conflit ne concerne pas seulement le terrain proche ou moyen-oriental mais d’autres sociétés européennes. La France est l’une d’entre elles, marquée par la présence de populations musulmanes importantes, en voie de communautarisation et où l’islam politique progresse substantiellement en contribuant à redéfinir les clivages politiques traditionnels tandis que les juifs français se sentent menacés comme rarement dans notre histoire depuis le second conflit mondial. Pour le dire clairement, ce conflit s’est exporté chez nous. Ce phénomène n’est pas unique si on songe à l’impact considérable qu’a eu la guerre civile espagnole sur la politique et la société française. Mais c’était pour l’essentiel un conflit par procuration, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
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