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Jamal Khashoggi : l'ami des princes, devenu trop dangereux

Oct 19th, 2018
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  1. Jamal Khashoggi : l'ami des princes, devenu trop dangereux
  2. Par Georges Malbrunot Publié le 18/10/2018 à 17:35
  3. Mis à jour le 18/10/2018 à 18:04
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  5. AU COURS de ses trois dîners avec Oussama Ben Laden, Jamal Khashoggi lui répéta inlassablement la même requête : « Pourquoi ne pas enregistrer sur mon magnétophone ce que tu viens de me dire en privé ? »
  6. C'était en 1995 à Khartoum, au Soudan, où le chef d'al-Qaida s'était replié. Mais, la vie de Médine, la sainte, lui manque. Les finances de son organisation naissante sont à sec. « Lorsqu'elle apprend qu'Oussama désire rentrer en Arabie, sa famille se tourne vers un ami de longue date, le journaliste Jamal Khashoggi » , raconte Lawrence Wright dans La Guerre cachée , son livre culte sur al-Qaida, publié après les attentats du 11 Septembre aux États-Unis.
  7. Les deux familles se connaissent. Oussama a grandi à Djedda, le grand port sur la mer Rouge, où Jamal venait régulièrement dans les années 1970. Les Ben Laden, dans la construction, et les Khashoggi, sur le marché des armes, pèsent lourd financièrement. L'oncle de Jamal, Adnan Khashoggi, fut un marchand d'armes réputé et un intermédiaire efficace entre les États-Unis et l'Arabie, avant d'être impliqué dans des transactions douteuses adossées à l'affaire dite des « Contra » en Iran.
  8. Les Khashoggi ont de la branche : Mohammed, le père d'Adnan, fut le médecin personnel du roi Abdelaziz al-Saoud, le fondateur de l'Arabie. Et la soeur d'Adnan, Samira, était la mère de Dodi al-Fayed, décédé dans un accident de voiture à Paris avec la princesse Diana. Bref, la cour royale peut faire confiance au journaliste. En privé, Ben Laden admet que « la violence contre son propre pays est improductive » . C'est cela que son ami Jamal veut rapporter à la cour des Saoud, où la transaction avec les « déviants » est encore la règle : « Tu rentres en renonçant à la violence. » Mais entre le riz et l'agneau à la sauce saoudienne, Ben Laden refuse le marché. Il ne se liera pas les mains. Dans un délire mégalomaniaque, il exige, au contraire, le départ des troupes américaines du royaume. « Khashoggi sent que son ami perd pied » , écrit Lawrence Wright. Jamal rentre bredouille à Riyad.
  9. La vie de cet ancien compagnon de route des djihadistes, devenu promoteur de la démocratie dans le monde arabe, est le reflet des contradictions de son pays : l'Arabie, où il fut - tour à tour ou en même temps - journaliste, conseiller des princes, relais des services de renseignements et dépositaire - via sa famille et son parcours - de lourds secrets.
  10. Depuis son titre d'éditorialiste au Washington Post , il est devenu le pourfendeur en chef du pouvoir quasi-absolu du nouvel homme fort de Riyad, le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS), qui l'a placé sur sa liste noire.
  11. Comme beaucoup de rejetons des riches familles saoudiennes, Jamal étudie aux États-Unis. À son retour au pays, il rejoint les Frères musulmans, cet islam politique, jamais bien en cour en Arabie, où le wahhabisme est la doctrine officielle et concurrente.
  12. Comme beaucoup de jeunes Saoudiens enthousiastes, il soutient à la fin des années 1970 le djihad contre les Soviétiques en Afghanistan, où il réalisera ses premières interviews d'Oussama Ben Laden, dont la « guerre sainte » est financée par Riyad et appuyée logistiquement par la CIA. Mais si des photos le montrent kalachnikov à la main, ses amis assurent qu'il a peu combattu. « Jamal n'était pas un extrémiste, mais un musulman pieux conservateur qui conduisait parfois la prière aux côtés de ses confrères des journaux où il travailla » , se souvient l'une d'eux, Shahid Raza, citée par le New York Times , dans un portrait fouillé de Jamal Khashoggi.
  13. Journaliste ou relais des moukhabarat , les renseignements saoudiens ? s'interrogèrent tout de même des confrères. Jamal devient, en effet, le protégé du prince Turki al-Faysal, qui fut le très fin patron des services saoudiens pendant 24 ans, avant d'être nommé ambassadeur en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis, où l'accompagnera le journaliste. « Je suis stupéfait par le silence de Turki, depuis la disparition de son ami » , confie un homme d'affaires français. À la tête d'un centre de recherches, le prince Turki, que l'on aperçoit l'été à la terrasse du Fouquet's à Paris, se tait, par peur des représailles de son cousin MBS.
  14. Pétri de contradictions, Jamal Khashoggi, lui, ne s'est jamais vraiment tu. Deux mois après sa nomination à la tête du journal al-Watan en 2003 - propriété d'un prince comme c'est souvent le cas - il est renvoyé pour avoir critiqué un ouléma ayant légitimé des attaques contre les non-musulmans.
  15. Au fil des ans, l'éditorialiste, affable, reconnaissable à sa démarche nonchalante, accumule les déceptions. À l'égard du djihad en Afghanistan, où les talibans, une fois au pouvoir, s'entre-déchirent. Envers son ami, Oussama Ben Laden, imperméable à toute inflexion de son combat antiaméricain. « Tu donnes aux Américains le droit de te poursuivre » , lui répétait Khashoggi. Pourtant, lorsque le chef d'al-Qaida tombe sous les balles d'un commando américain au Pakistan, Jamal observe le deuil d'Abou Abdallah, le nom de guerre de Ben Laden. « J'ai succombé en pleurant, le coeur brisé par toi Abou Abdallah » , écrit-il peu après sur son compte Twitter, qui compte aujourd'hui 1,7 million d'abonnés. « Tu étais magnifique et plein de bravoure aux beaux jours de l'Afghanistan, avant que tu succombes à la haine et à la passion » , ajoute Jamal Khashoggi.
  16. À partir de 2011, l'échec des Printemps arabes nourrit son amertume. Ses amitiés « fréristes » , qu'il avouait ou cachait au gré de ses interlocuteurs, lui font jouer la carte de l'islam politique en Égypte et en Tunisie. Jamal fraie avec ses voisins du Qatar, où on le croisait lors de conférences à Doha, principal sponsor politique et financier d'une mouvance à laquelle la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis voulaient, eux aussi, croire.
  17. Jamal ferraille contre les pouvoirs corrompus et plaide pour un accroissement de la participation politique, y compris dans les monarchies du Golfe, où le pouvoir, justement, ne se partage pas. Mais, autre contradiction du personnage, Khashoggi trouve peu à redire lorsque ces mêmes monarchies envoient leurs tanks mater la révolte de la majorité chiite du Bahreïn contre un pouvoir sunnite allié de Riyad, qui ne veut rien lâcher. L'éditorialiste épouse l'obsession des dirigeants du Golfe contre le « méchant loup » iranien, qui les déstabilise.
  18. Si Jamal Khashoggi a bel et bien été tué sur ordre du palais à Riyad, le journaliste n'a pourtant jamais été un dangereux opposant révolutionnaire. Loyal à un régime qui l'avait promu, « Khashoggi n'a jamais appelé à davantage que des réformes graduelles au sein de la monarchie » , écrit le New York Times , « mais son penchant pour une écriture libre et sa volonté de réformes politiques en Arabie exprimée depuis l'étranger l'ont mis en collision avec le prince héritier » Mohammed Ben Salman.
  19. À l'été 2017, alors que des opposants commencent à être embastillés, quelques semaines seulement avant que des princes amis, comme Walid Ben Talal ou des fils de l'ancien roi Abdallah, soient à leur tour détenus au Ritz Carlton de Riyad sous le prétexte d'une vaste purge anticorruption, Khashoggi fait ses valises pour les États-Unis. On vient de lui retirer son édito dans un quotidien saoudien. Et pour l'inciter à cesser ses critiques, certains de ses cousins ont interdiction de quitter le royaume.
  20. À Washington, Jamal connaît du monde, beaucoup de monde : journalistes, parlementaires, agents du renseignement, membres des think-tanks. Le Washington Post l'engage comme contributeur régulier. Il dénonce l'autoritarisme de MBS et s'en prend à son petit cercle de conseillers courtisans. Mais loin des sables saoudiens, Jamal se sent en sécurité. « Oh Maggie, tu es ridicule » , lance-t-il à sa vieille amie Maggie Mitchell Salem, qui le met en garde contre une visite à l'ambassade saoudienne à Washington, où MBS a placé son frère, Khaled Ben Salman, pour consolider la lune de miel naissante avec Donald Trump et son gendre Jared Kushner. Régulièrement, des diplomates saoudiens le rencontrent, lui transmettant des messages appelant à la modération ou l'invitant même à rentrer au pays. Un piège dans lequel l'homme du sérail ne voulait pas tomber. Jusqu'à sa visite le 2 octobre au consulat saoudien d'Istanbul, d'où il n'est jamais réapparu.
  21. Dans le New Yorker , Dexter Filkins se rappelle sa dernière conversation par courriel avec Jamal Khashoggi, six jours avant sa disparition. « Il m'avait envoyé des messages détaillant les dernières détentions de journalistes en Arabie, en disant qu'il espérait que cette histoire allait m'intéresser. »
  22. Pour les commanditaires de sa disparition, Jamal était devenu une voix dissidente trop écoutée aux États-Unis. Là même où MBS fit un show en mars lors de ses trois semaines de visite entre la Silicon Valley, la Maison-Blanche et le Texas. Jamal n'était plus l'apparatchik que l'on pouvait utiliser. Il était devenu une ombre insupportable. À titre posthume, le Washington Post a publié jeudi sa dernière chronique écrite, juste avant sa disparition. « Le monde arabe fait face à sa propre version du rideau de fer, imposé non pas par des acteurs externes, mais à cause des forces nationales se disputant le pouvoir. » Des forces prêtes à tout face aux opposants, trop dans la lumière.
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