Thinkerview, la chaîne YouTube qui aime les Russes (et vice-versa)
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Le mystérieux intervieweur de la chaîne YouTube a vu cette semaine son identité révélée sur Twitter. Ainsi que sa participation à une rencontre avec le ministre russe des Affaires étrangères, à laquelle étaient notamment présents plusieurs journalistes et collaborateurs de RT (Russia Today), ou le blogueur des "Crises". De quoi alimenter les soupçons de connivence de Thinkerview avec Poutine ? "Sky" a répondu à Arrêt sur images.

Fin de l'anonymat ? L'identité du patron-animateur de la chaîne à succès Thinkerview vient d'être révélée par Conspiracy Watch, après qu'il a participé à un événement organisé par l'ambassade russe à Paris. Sur Twitter, le site de lutte contre le conspirationnisme a d'abord repris, le 15 novembre, un tweet du ministère russe des Affaires étrangères, qui publiait la photo d'une rencontre organisée en France, quelques jours plus tôt, entre le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, et des "membres de la société civile" française. La rencontre était organisée en marge du Forum de Paris pour la paix, qui réunissait 30 chefs d'Etat dans la capitale française du 11 au 13 novembre.
 Commentaire de Conspiracy Watch : "Nous sommes en mesure d'affirmer que l'intervieweur-mystère de la chaîne YouTube controversée #ThinkerView, qui se fait appeler "Sky", était présent lors de cette rencontre à Paris en début de semaine."
Thinkerview aux pinces-fesses russes à Paris ?
Thinkerview aux pinces-fesses russes à Paris ?

Twitter - Conspiracy Watch - 15 novembre 2019
Des interviews de 2h et des millions de vues

Sky, c'est l'intervieweur de la chaîne YouTube Thinkerview, pour laquelle il interroge, en direct et en longueur, des personnalités politiques, médiatiques, intellectuelles, etc. Ses vidéos cumulent presque toutes plusieurs centaines de milliers de vues, parfois plus d'un million. Voilà qui a fini par intéresser les médias mainstream, dont plusieurs lui ont consacré des articles (Le Monde, Franceinfo, Marianne). La plupart reprennent des accusations de conspirationnisme ou de "confusionnisme" qui collent à la chaîne, dont l'intervieweur reste toujours hors-champ. Côté conspirationnisme, Conspiracy Watch reproche à Thinkerview d'avoir invité Etienne Chouard (qui refuse de se prononcer sur l'existence des chambres à gaz), ou encore Kemi Seba (ancien compagnon de route de Soral et Dieudonné, désormais engagé dans la lutte contre le Franc CFA). Côté confusionnisme, le journaliste  de gauche radicale Olivier Cyran, notamment, reproche à la chaîne les invitations de Laurent Obertone (auteur de "La ""F"rance Orange mécanique, ovationnée par une bonne partie de l'extrême droite). Suite au thread de Cyran, Thinkerview avait bloqué en masse les comptes "likant" ou retweetant ses accusations.

Si Thinkerview a effectivement reçu les personnes citées, Sky a aussi interrogé, depuis six ans, les journalistes d'investigation Elise Lucet et Fabrice Arfi, l'ancien ministre de l'Economie du gouvernement grec de gauche Yanis Varoufakis, le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon, le sociologue spécialiste du maintien de l'ordre Mathieu Rigouste, la sociologue spécialiste des riches Monique Pinçon-Charlot, et même... le patron d'Arrêt sur images, Daniel Schneidermann.
Varoufakis, Arfi, Schneidermann et Pinçon-Charlot chez Thinkerview
Varoufakis, Arfi, Schneidermann et Pinçon-Charlot chez Thinkerview

Montage ASI

Se revendiquant du milieu des hackers, Sky a toujours choisi de cacher sa réelle identité. Or, suite à son premier tweet du 15 novembre, Conspiracy Watch en publie un deuxième donnant le prénom et la première lettre du nom de Sky, précisant qu'il respectait la volonté de l'intervieweur de rester anonyme. Sauf que sur la photo accompagnant le tweet (publiée, donc, par le ministère des Affaires étrangères russe), il est possible de lire le nom complet de Sky sur le porte-nom placé devant lui : Bertrand Pillet.
Pro-russe, Thinkerview ?

Sur la photo de la rencontre chez l'ambassadeur, publiée par le ministère russe, on voit également Olivier Berruyer, blogueur fâché avec nombre de journalistes français, assis à côté de Sky. Suite à l'"outing" de Sky par Conspiracy Watch, Berruyer a manifesté sa colère sur Twitter, voyant dans la manœuvre ni plus ni moins qu'une "Ligue du LOL 2" visant à déchaîner les trolls contre Thinkerview. Si la présence de Sky à cette rencontre avec le ministre russe des Affaires étrangères a été relevée par Conspiracy Watch, c'est que d'autres accusations, portées sur les réseaux sociaux, visent Thinkerview depuis longtemps : la chaîne serait pro-russe. Contacté par Arrêt sur images, Sky défend son approche, consistant à aller partout où on l'invite, par curiosité intellectuelle, et éventuellement pour approcher des personnalités susceptibles d'être interrogées sur sa chaîne. Quitte parfois à se trouver en curieuse compagnie.

"J'ai été contacté par le service de presse de l'ambassade russe à Paris il y a une dizaine de jours", détaille l'intervieweur qui, de la rencontre, se souvient surtout du buffet, "assez rachitique". "Sergueï Lavrov a fait un discours dans lequel il a parlé de la vision russe sur les armes,  la paix, l'Ukraine, l'Afghanistan aussi il me semble. Ensuite, les personnes présentes avaient un peu de temps pour poser des questions. J'en avais moi-même une sur les puits de pétrole russes, mais je n'ai pas eu le temps de la poser." Autour de lui, une brochette de personnalités, qu'il assure ne pas connaître, pour la plupart : "Sur les personnes présentes, je ne connaissais qu'Olivier Berruyer et Caroline Galacteros, la présidente du think-tank "Geopragma", que j'avais déjà reçue sur ma chaîne."
Autour de la table, la "société civile", selon l'ambassade russe

D'après Rudy Reichstadt, président de Conspiracy Watch, étaient également présents le polémiste André Bercoff, qui collabore avec Valeurs Actuelles, la chaîne à capitaux russes RT, le site d'extrême droite Boulevard Voltaire et Sud Radio ; Philippe Migault, directeur du Centre européen d'analyses stratégiques, également collaborateur de RT ; Laurent Poultier du Mesnil, vice-président de l’Alliance franco-russe et animateur de l’émission "La Vie Française" sur Radio Courtoisie ; Claude Chollet, le créateur de l’OJIM, l’observatoire des journalistes et de l’information médiatique, parfois décrit comme un "Acrimed d’extrême droite". Chollet a été président du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) au sein duquel s’est formée la "Nouvelle Droite", identitaire et nationaliste. Bref, surtout des personnalités bien à droite, dont on retrouve un bon nombre sur la chaîne russe RT.
Rudy Reichstadt a reconstitué une partie de la liste des invités
Rudy Reichstadt a reconstitué une partie de la liste des invités

Twitter - Rudy Reichstadt - 15 novembre 2019

Pour Sky, sa présence relevait donc d'une simple visite de curiosité, doublée de l'espoir d'inviter Lavrov sur sa chaîne (invitation à laquelle l'intervieweur n'a pas encore eu de réponse). Pour ses détracteurs, en revanche, elle met en lumière un tropisme pro-russe, déjà décelable dans les choix d'invités de Thinkerview. Il est vrai que les représentants politiques russes, ou des médias financés par la Russie, sont bien représentés sur la chaîne : Artem Studennikov, ministre-conseiller à l'ambassade de Russie, Alekseï Pouchkov, président de la commission des Affaires étrangères au parlement russe, Xenia Fedorova, présidente de RT France, Ivan Erhel, porte-parole de Sputnik, etc.
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Les représentants russes : sur-représentés à Thinkerview ?

Montage ASI

01 m 53
"point de vue russe, passé sous mes fourches Caudines"

Sky se défend pourtant de formellement dérouler le tapis rouge aux Russes. Ce fan de géopolitique nous explique : "Des demandes d'interview, j'en envoie à tout le monde, au ministère des Affaires étrangères français, à l'ambassade de Suède, de Chine, des États-Unis, mais il n'y a que les Russes qui acceptent, ce n'est pas de ma faute." Il pense mener ses entretiens sans concession : "Je pense que ma communauté aime entendre le point de vue russe, passé sous mes fourches caudines." Un exemple de ces fameuses fourches caudines ? "Quand j'ai interrogé Artem Studennikov, il m'a dit que quand il voyait deux hommes s'embrasser, il tournait la tête. Je lui ai alors demandé s'il faisait la même chose avec les femmes, il a dit non."

Ce tropisme pro-russe de l'animateur de Thinkerview n'est pas nouveau. En cherchant, on trouve Sky (sous son nom d'état-civil de Bertrand Pillet) dans des événements organisés par un think tank de journalistes russes depuis 2015 : l'IATR (Académie Internationale de Radio et Télévision). Il participe à trois de leurs conférences, sur le thème "terrorisme et médias en ligne" : en 2015 à Sotchi, en 2016 à Belgrade (Serbie), en 2018 à Nicosie (Chypre), où on peut le voir sur des photos de l'événement.
"Sky" à Nicosie, à l'invitation de journalistes russes
"Sky" à Nicosie, à l'invitation de journalistes russes

Site de l'IATR - 2018

En 2016, à Belgrade, on peut voir sur la liste des invités que d'autres Français sont présents : Gilles Arnaud, Emmanuel Mazet et Joseph-Marie Joly, des journalistes pro-russes d’extrême droite. Ancien conseiller régional du FN en Haute-Normandie, Gilles Arnaud est membre du groupuscule d’extrême droite Le Parti de la France. Entre 2012 et 2014 il a dirigé la webTV prorussia.TV, financée par le Kremlin. "Ils nous ont donné 115.000 euros pour la première année, 300.000 la suivante", avait-il expliqué au Nouvel Obs. Membre du groupe identitaire Vague normande, Emmanuel Mazet travaillait pour le site proRussiaTV, de même que Gilles Arnaud. "Je ne les connaissais pas, affirme Sky à ASI. Et je n'ai pas passé mes soirées avec eux. Je les sentais pro-russes à fond, c'est pas trop ma tasse de thé. J'ai seulement partagé un taxi avec eux pour aller à l'aéroport en revenant." Sur les conditions dans lesquelles étaient organisées ces conférences, Sky assure n'avoir jamais touché un euro. "Ils m'ont payé les billets d'avion, et c'est tout. C'est moi qui payais l'hôtel sur place." Enfin, Sky reconnaît une dernière invitation en Russie, à Sotchi, pour le Forum international de la jeunesse et des étudiants, en 2017. "Cette fois-ci, j'étais intervenant, ils m'ont donc payé mon billet d'avion et l'hôtel. Mais j'ai été parfaitement transparent, j'ai publié sur Facebook ma lettre d'invitation !" L'événement, créé à l'origine par l'URSS après la Seconde guerre mondiale, a été inauguré par Vladimir Poutine, devant des représentants de la jeunesse du monde entier.

Alors, pro-russe, Thinkerview ? Il semble surtout que les représentant russes et leurs médias soient pour l'instant les seuls représentants étrangers à voir l'intérêt de se rendre sur une chaîne YouTube pour promouvoir, devant des dizaines de milliers de spectateurs et pendant parfois plus de 2 heures, leur vision du monde.

"Contactés, ni Rudy Reichstadt ni l'ambassade russe à Paris n'ont répondu à nos demandes d'entretien avant publication de notre article. "