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Feb 25th, 2018
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  3. Michelle Perrot : "Les femmes profitent des brèches de l'Histoire pour dire 'Et nous ?' !"
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  5. Mondialement reconnue, l'historienne revient sur les luttes des femmes pour s'approprier leur corps et leur voix.
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  7. Née en 1928, Michelle Perrot est l'auteure, notamment, des "Femmes ou les silences de l'histoire". Elle a codirigé avec Georges Duby, les 5 volumes de l'"Histoire des femmes en Occident".
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  9. Pour elle, il faut tordre le cou à "l'idée selon laquelle le modèle français serait un modèle idéal sur l'égalité des sexes". Entretien.
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  11. #Metoo, c'est une révolution ?
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  13. Je n'aime pas en l'occurrence utiliser le terme "révolution" : c'est une façon finalement assez masculine de voir l'histoire. Les femmes dans l'histoire ont d'ailleurs toujours utilisé les interstices, les moments de faiblesse du pouvoir pour faire avancer leurs luttes. C'est vrai pour la Révolution française, 1848, la Commune, Mai-68.
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  15. Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre les changements des rapports de sexe à travers le temps. L'affaire Weinstein n'est pas un événement isolé. Il se situe dans l'histoire, dans une continuité avec les batailles des années 1970, pour le droit à l'IVG, la loi Veil, la loi Neuwirth, la diffusion de la contraception, la loi sur le viol (1980).
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  17. Michelle Perrot. (BERNARD BISSON/JDD/SIPA)
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  19. Il y avait une liberté à conquérir pour le corps des femmes : pouvoir aimer, sans être assignée à faire un enfant. La loi sur l'IVG c'est un habeas corpus des femmes, comme le dit si justement la philosophe Geneviève Fraisse. Aujourd'hui, les femmes, via #Metoo, parlent de leurs corps, aussi.
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  21. De Beauvoir à #Metoo
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  23. Vous êtes très critique de la tribune sur le droit d'importuner.
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  25. Oui, ce qui me frappe, c'est le manque de solidarité des signataires, qui sont les héritières de ces combats !
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  27. Par contre, je partage leur désir de défendre les libertés (sexuelle, culturelle). Le combat des femmes est une quête de liberté, non de contrôle et d'oppression. Mais dans le respect d'une autonomie bafouée par le harcèlement.
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  29. Catherine Millet face à Ovidie
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  31. Vous avez beaucoup écrit sur le silence des femmes dans l'histoire.
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  33. Je me souviens du premier cours donné par notre équipe à Paris-VII Jussieu à l'automne 1973. Le titre était "Les femmes ont-elles une histoire ?" Nous n'en étions pas si sûres. Travailler sur l'histoire des femmes est compliqué car elles sont moins présentes dans les archives, dans les sources produites majoritairement par le pouvoir masculin. Mais quand on cherche, on trouve ces traces qu'ont laissées les femmes.
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  35. On a ainsi découvert que sur les parois des grottes préhistoriques, il y avait beaucoup d'empreintes de mains de femmes, marques de leur présence active.
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  37. "Les inégalités sont nées au néolithique"
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  39. De Beauvoir à #Metoo, la parole des femmes fait toujours scandale.
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  41. Il reste l'idée qu'"une femme qui parle en public se déshonore". La République, depuis la Révolution française, s'est construite sur la division sexuelle des rôles et des espaces. Le public pour les hommes, le privé pour les femmes. Ce qui ne veut pas dire qu'on méprisait les femmes. La Révolution française est extrêmement respectueuse des femmes, des citoyennes, mais si elles sont épouses et mères. Le ménage, mais pas la place publique.
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  43. En 1789, organisant le droit de vote, Sieyès propose qu'il y ait deux catégories de citoyens, les actifs et les passifs. Parmi les passifs, les mineurs, les fous, les étrangers, les trop pauvres et puis toutes les femmes, auxquelles on assure "la protection de leur personne et de leurs biens".
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  45. Regards croisés entre Marlène Schiappa et Yvette Roudy
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  47. Alors, les femmes n'ont rien gagné avec la Révolution française...
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  49. Ce n'est pas si simple ! La Révolution française a créé l'égalité devant l'héritage. Elle a fait du mariage un contrat civil dissoluble par le divorce, droit amoindri par Napoléon et supprimé par la Restauration.
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  51. Sous l'Ancien Régime, la séparation entre public et privé était moins tranchée. Les femmes de l'aristocratie jouissaient de plus de libertés que les bourgeoises du XIXe siècle, même si elles étaient des monnaies d'échange dans les alliances matrimoniales. Les femmes de l'élite, parisienne surtout, dirigeaient en "maîtresses de maison" la conversation des salons où elles parlaient peu. Le XIXe siècle a complètement réorganisé les rapports de sexe, au nom de la rationalité politique.
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  53. Rousseau voulait déjà cantonner la femme à l'espace privé, l'excluant de fait du "Contrat social".
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  55. Et en même temps, il la magnifie comme dans "la Nouvelle Héloïse". Il idéalise la femme qui allaite, qui materne.
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  57. Beaucoup de femmes, en France, seront séduites par ce modèle rousseauiste. Finalement, elles consentent à cette répartition des rôles qui fonde leur influence. Le politique pour les hommes. Le privé pour les femmes.
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  59. Pourquoi le féminisme n'est pas un puritanisme
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  61. Que pensez-vous de cette "singularité française" défendue par l'historienne Mona Ozouf ? Cette idée qu'il y aurait une exception française, fondée sur la galanterie et la séduction, avec une coexistence plus harmonieuse des sexes ?
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  63. Chaque nation en fonction de son histoire, de sa culture, de la religion, construit des rapports de sexe différents. L'analyse de Mona Ozouf est parfaitement légitime. Je pense cependant que ce modèle demande à être déconstruit car il dissimule bien des inégalités, rendues plus difficiles à détecter par sa séduction même.
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  65. Cette "singularité", c'est ce qui explique que les Françaises aient obtenu le droit de vote tellement plus tard que les Anglaises, les Américaines...
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  67. C'est aussi dû à notre culture catholique. Le protestantisme est plus égalitaire : à partir de la Réforme, les protestants disent que "les femmes doivent lire la Bible comme un homme". Dans l'Eglise catholique, les hommes et les femmes ne lisent pas la Bible, ils écoutent la parole du prêtre. Dans les pays protestants, les pays nordiques ou l'Allemagne, l'alphabétisation des filles a été beaucoup plus importante. Et même en France, l'Alsace protestante était plus alphabétisée que le reste du pays.
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  69. Le combat féministe a connu en effet de nombreux reculs au XIXe siècle, avec l'abolition du divorce, le Code Napoléon...
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  71. "L'infâme Code civil", comme disait George Sand ! Juridique, le XIXe siècle est aussi très biologique, marqué par un fort développement des sciences naturelles et de la médecine qui ancrent la différence des sexes dans l'inégalité des corps. La femme est une "éternelle malade" (Michelet). Charcot analyse l'hystérie féminine, liée à l'utérus. Les "maladies de femmes" deviennent une spécialité qui s'affiche sur de nombreuses plaques de médecins. Dans mon enfance, elles m'intriguaient et m'angoissaient.
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  73. Dans les années 1920, une autre figure de la femme émerge :
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  75. port du pantalon, cheveux courts, cigarette aux lèvres,
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  77. et moeurs plus libérées. (LUX-IN-FINE/LEEMAGE)
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  79. Lors de la Première Guerre mondiale, les hommes sont au front et les femmes travaillent. En Angleterre, elles seront "récompensées" par l'obtention du droit de vote. Pas les Françaises.
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  81. Les femmes profitent des brèches de l'Histoire pour dire "Et nous ?" ! Pendant la Première Guerre, elles goûtent à l'indépendance, travaillent, Mais après la guerre, retour à l'ordre, à la famille, aux enfants qu'il faudrait faire pour repeupler la France.
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  83. Des femmes comme Louise Weiss, journaliste, vont s'insurger et tenter de faire avancer le combat du droit de vote. Plusieurs propositions de lois pour accorder le droit de vote aux femmes sont ratifiées par la Chambre des députés, mais refusées par le Sénat. Les féministes envoient aux sénateurs des chaussettes où elles écrivent : "Même si vous nous donnez le droit de vote, vos chaussettes seront raccommodées." Elles s'enchaînent aux grilles du Sénat.
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  85. Une autre figure de la femme émerge. La garçonne, jupe et cheveux courts, la cigarette aux lèvres, aux moeurs plus libérées.
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  87. En 1924, les filles et les garçons passent enfin le même baccalauréat qui permet l'accès à l'université. Simone de Beauvoir appartient à cette première génération d'étudiantes ; elle a obtenu le bac en 1925, puis son agrégation de philosophie. A la veille de la guerre, les filles forment près du tiers des effectifs, et près de la moitié au début des années 1970. Changement sociologique majeur. Désormais nombreuses à la fac, elles animent les grands combats de l'époque.
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  89. Mai-68 a-t-il été un mouvement féministe ?
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  91. Non. Il fallait d'abord faire la révolution, et on s'occuperait ensuite des femmes, nous disait-on. Libérer le désir, oui, d'accord ! Mais lequel ? En 1968, les femmes restent largement subordonnées. Mais elles profitent de la brèche pour s'y engouffrer.
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  93. La naissance symbolique du mouvement - le geste fondateur -, c'est en août 1970, le dépôt d'une gerbe à l'Arc de Triomphe en hommage à la femme du Soldat inconnu : la plus inconnue des femmes !
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  95. Et vous, êtes-vous plutôt féministe comme Najat Vallaud-Belkacem, Anne Sylvestre ou Léon Blum ?
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  97. Subsiste-t-il en 2018 une vision genrée du travail en France ? Y a-t-il encore des "métiers de femmes", comme vous les appelez dans "les Femmes ou les silences de l'histoire" ?
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  99. La société française est héritière d'une division sexuelle très tranchée. Un exemple évident : le fameux écart de salaire entre hommes et femmes. Il faut regarder les cas à travail égal. Là, les sociologues disent qu'il y a environ 12% de différence. C'est scandaleux !
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  101. Il y a quelque chose de plus insidieux et de plus grave : les femmes ne font pas les mêmes métiers que les hommes. Elles sont dans des filières moins bien payées, sous-qualifiées, où les hommes ne vont pas, plus. On l'observe notamment chez les soignants, les infirmières à l'hôpital par exemple.
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  103. Il faut vraiment que les filles aient l'idée qu'elles peuvent tout faire. On ne doit plus entendre "ça, ce n'est pas pour une femme". J'ai entendu ça tellement de fois dans ma vie !
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  105. Propos recueillis par Doan Bui et Charlotte Cieslinski
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