Ils poursuivirent leur route sans plus se soucier d’elle. Marcher sur un terrain plat et adapté aux roues des véhicules était bien plus agréable que de parcourir les prés et les champs aux pentes parfois abruptes. Ils avaient ainsi un meilleur rythme de voyage qu’à l’habitude, et, alors que le soleil commençait à se coucher, ils virent apparaitre devant eux le village de Gamla.
Ils ne s’étaient pas arrêtés près d’un village pour la nuit depuis leur passage à Goussain et leur rencontre avec madame Cardamome. La petite bourgade était en pleine expansion depuis quelques années. La population était passé d’une trentaine à près de deux-cents, et les quelques vieilles masures contrastaient durement avec les nouveaux bâtiments construits en conséquence. C’était le port fluvial de Gamla qui avait causé cet attrait soudain pour le petit village. En effet, celui-ci avait été rénové et financé par le Consulat d’Orles, afin d’améliorer les exportations et transports de marchandises dans la région.
S’adaptant en conséquence, le petit bourg accueilli de nouveaux habitants au fil des années, et chacun installa sa pierre à l’édifice pour permettre à Gamla de grandir et de se faire connaitre. Les autochtones étaient restés les principaux bénéficiaires de ces changements, de part l’amélioration significative de leur quotidien et de leurs revenus. Mais cela avait permis aussi à quelques opportunistes de faire des affaires juteuses, notamment dans les services d’entretien ou de surveillance des bateaux commerciaux qui s’arrêtaient au quai pour la nuit. On estimait effectivement que le nombre d’embarcations qui s’arrêtait à Gamla chaque jour était de cinquante en moyenne. Il fallait donc aussi s’occuper des matelots et c’est pourquoi pas moins de cinq auberges avaient ouvertes. Enfin, puisque de nombreuses marchandises transitaient là-bas, un marché nocturne était organisé presque quotidiennement. Gamla était à encore à l’aube de son développement qui, à terme, ferait d’elle une grande ville commerciale.
Comme il n’allait pas tarder à faire nuit, la bande décida de s’écarter un peu de la bourgade. Ils n’avaient pas d’argent pour passer la nuit dans une auberge de la ville, et ils étaient de toute façon habitués à l’inconfort de la nuit à la belle étoile. De plus, si la paranoïa s’était peu à peu effacée, ils n’étaient pas encore persuadés de ne rien risquer. Ils s’aventurèrent donc près des exploitations agricoles des habitants d’origine de Gamla, un peu à l’écart. Ils ne s’avancèrent pas jusqu’à la forêt cependant, le souvenir des fourmis encore bien en tête, et s’installèrent simplement près d’un pommier.
Tandis que Kelvin préparait le feu, Minos ramassa un bâton et joua avec Pan, qui courait pour le ramasser et le ramener à son berger, excité de pouvoir à nouveau s’adonner à ce jeu. Maya, elle, grimpa du mieux qu’elle pouvait sur l’arbre pour cueillir des fruits qui lui paraissaient assez murs. Elle rechercha ensuite des bâtons plus ou moins pointus et assez solides, regrettant de ne pas avoir de couteaux pour tailler. Elle en avait bien un petit grattoir dans sa caisse de pharmacie, mais elle ne voulait pas en abimer la lame déjà fragile. La seule arme qu’ils avaient restait le gourdin de Kelvin, ce qui lui était inutile dans ce genre de cas.
Une fois qu’elle eut trouvé ce qu’elle recherchait, elle y planta les pommes et les installa près du feu, afin de les faire cuire. Leur diversité gastronomique était on ne peut plus limiter, surtout depuis que Minos s’était montré outré au sujet de la viande. Les fruits et les plantes qu’ils trouvaient sur leur chemin constituaient ainsi le principal de leur alimentation. Ce régime riche en fibre n’était cependant pas sans désavantages et ils multipliaient les pauses pour que chacun puissent faire ses besoins tranquillement. Maya aurait donné beaucoup du peu qu’elle avait pour de nouveaux aliments et Kelvin semblait parfois rêver de manger Pan. La muette suspectait même Minos d’en avoir marre de ne manger que des fruits, même sucrés, mais de faire profil bas à cause de sa crise d’il y a quelques jours.
Alors que Kelvin surveillait la cuisson, Maya décida d’aller voir le jeune garçon, toujours à l’écart. Elle s’étonna de le voir assis, serrant Pan contre lui, alors que quelques minutes avant ils jouaient tous les deux. Elle s’assit à côté de lui, les genoux repliés contre elle, et l’observa. Le jeune garçon était en plein chagrin, encore une fois. Mais Maya était bien mal placer pour le lui reprocher.
-	Ha, je t’avais pas entendue… sursauta-t-il en la remarquant.
Si Maya lui sourit tendrement, ce n’était qu’une façade. A l’intérieur d’elle, ce type de remarque, même parfaitement innocente de la part de Minos, commençait tout doucement à l’ennuyer. Elle n’avait pas choisie d’être muette, et ce handicap le frustrait de plus en plus. Mais elle ne voulait pas créer de tension, et prenait sur elle, simplement. De toute façon, même si elle s’exprimait, il y avait fort à parier qu’aucun de ses deux compagnons ne la comprendraient…
Le petit berger, loin de se douter des pensées de son amie, sécha une larme avec son coude, puis regarda vers Gamla. La nuit n’était pas encore tombée, et les rayons du soleil disparu laissaient entrevoir la beauté de la ville en plein essor dans le crépuscule. Les lumières du port et des grands bâtiments étaient déjà bien visibles, mais aussi celles de la ferme la plus proche. La vieille bicoque était habitée, ils l’avaient vu en passant, par une petite famille. Décidément, tout semblait fait pour que Minos soit forcé de penser à sa famille partout où ils passaient, soupira Maya. Mais elle aussi avait comme un creux sur l’estomac en s’imaginant que, il y a un peu plus d’une semaine maintenant, elle vivait sous un toit semblable auprès d’une formidable famille.
Elle secoua la tête pour chasser l’idée de ses pensées. Minos, intrigué par ce mouvement soudain, lui adressa alors un regard interrogateur tout en caressant le dos de Pan. C’est alors qu’elle eut une idée pour changer les idées du garçon, et les siennes au passage aussi. Elle commença à pointer le bourg du doigt, puis d’alterner entre Minos et elle. Elle dut aussi mimer des mouvements de jambes afin que le jeune garçon comprenne, enfin, ce qu’elle lui proposait.

-	Tu veux aller au village ? demanda Minos, perplexe. Pourquoi ?

La jeune fille haussa les épaules. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il y aurait là-bas une fois la nuit tombée, mais elle jugeait qu’ils ne risquaient pas d’être reconnus dans le noir et qu’ils pourraient peut-être avoir l’occasion de croiser des saltimbanques ou des musiciens, comme ceux de Leonne. Gamla avait beau être très loin de la grande ville, elle n’en restait pas moins une géante parmi les villages qu’ils avaient aperçus depuis le début de leur voyage.

-	Pourquoi pas, répondit Minos en s’étirant après s’être relevé. Ça pourrait être rigolo…

Contente de le voir accepter la proposition, Maya sourit et retourna vers Kelvin en compagnie du berger et de son advouquetin. Les pommes étaient cuites et ils les dévorèrent sans attendre, la faim au ventre. Alors qu’ils dégustaient, Minos expliqua l’idée de Maya au brigand qui resta étonnement silencieux. Ce n’est que lorsqu’il eut terminé sa pomme qu’il exposa son point de vue.

-	Dans ce cas, je ne peux pas venir ! expliqua-t-il d’un ton très sérieux. Imaginez qu’on découvre que je suis le terrible bandit Kelvin ! C’est un plus gros village, ils ont peut-être entendu parler de moi. Et puis, il faut quelqu’un pour garder le feu allumé ici, parce que si on part tous, on risque de ne pas retrouver le campement.
-	D’accord, approuva Minos, un peu surpris tout de même. On laisse nos affaires ici, alors, tu surveilleras tout ?
-	Tout-à-fait, exactement, précisément ! s’exclama-t-il. Mais, heu, faites attention vous aussi, d’accord ? Peut-être que le Culte est là-bas…
-	On les aurait vu avant, non ? répondit Minos. Ils sont surement passés devant nous, ou alors ils pensent qu’on a pris un autre chemin, c’est possible aussi !
-	Oui, mais restez prudents quand même ! Il y a peut-être d’autres bandits, ou des fourmis sur le chemin… ou pire, la marchande de tout à l’heure !

Cette dernière remarque fit rire Minos et sourire Maya. Kelvin pouffa lui aussi, mais la jeune fille le suspectait d’être en partie sérieux. Puis le petit berger chuchota quelque chose à Pan, qui s’installa tranquillement contre l’arbre qui leur servait de refuge. Surement lui avait-il demandé de veiller sur Kelvin, et sur leurs affaires par la même occasion. Puis il adressa un regard à Maya pour voir si elle était prête. Comme elle hochait la tête positivement, ils se mirent en route à deux, direction le village de Gamla.