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L'Affaire Adama Traoré (Le Point, juillet 2023)

Sep 5th, 2023 (edited)
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  1. Le Point.fr, no. 202303
  2. lundi 17 juillet 2023
  3. Affaire Adama Traoré 1/3
  4.  
  5. 19 juillet 2016, un homme est mort à Beaumont-sur-Oise
  6.  
  7. Par Erwan Seznec
  8.  
  9. ÉPISODE 1/3. Il y a sept ans, le jeune homme de 24 ans mourait après son interpellation par les gendarmes. Comment ce fait divers a été instrumentalisé en affaire d'État.
  10.  
  11. L'affaire Adama Traoré, du nom de ce jeune homme mort juste après son interpellation par la gendarmerie, le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ne peut désormais que s'achever sur un non-lieu.
  12.  
  13. Son décès a donné lieu à des centaines d'articles, y compris dans la presse américaine. Il est remonté jusqu'au sommet de l'État, il a été évoqué devant l'Assemblée nationale. Assa Traoré, demi-soeur du défunt, a été entendue en novembre 2022 par le Comité des Nations unies sur l'élimination de toutes les formes de discriminations raciales.
  14.  
  15. Rien ne laissait prévoir une telle médiatisation. En cette mi-juillet, la mort d'Adama Traoré ne fait pas la une. Cinq jours plus tôt, un camion conduit par un islamiste radicalisé a tué 86 personnes à Nice sur la promenade des Anglais. Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, est sous pression. La polémique monte sur l'efficacité des dispositifs de sécurité mis en place pour le 14 Juillet à Nice. Personne, Place Beauvau, ne regarde alors vers le Val-d'Oise.
  16.  
  17. Jour de deal et de canicule
  18.  
  19. La journée du 19 juillet, à la gendarmerie de Persan, s'annonce routinière. Le chef du peloton de surveillance et d'intervention annonce les missions aux équipes qui prennent leur service. Il s'agit d'interpeller une vieille connaissance, Bagui Traoré, un dealer soupçonné d'extorsion de fonds. Persan, Beaumont-sur-Oise et Chambly forment ce qu'on appelle les « villes soeurs ». À la limite de l'Île-de-France et de la Picardie, l'agglomération est une zone de transition entre la banlieue et la campagne. Ce n'est pas le pire secteur de l'agglomération parisienne, loin de là, mais il compte ses points de deal. L'un d'entre eux se trouve devant le PMU de Beaumont-sur-Oise. C'est là que les gendarmes se rendent, sachant qu'ils ont de bonnes chances d'y croiser Bagui Traoré.
  20.  
  21. A Beaumont-sur-Oise, le 22 juillet 2016. - THOMAS SAMSON / AFP
  22.  
  23. Au moment des faits, son casier comporte déjà plusieurs dizaines de mentions. Né en 1991, il trempe à l'époque dans un trafic de stupéfiants d'ampleur régionale (qui lui vaudra une énième condamnation en 2019 devant le tribunal correctionnel de Pontoise). Les deux équipes de trois gendarmes chargés de l'arrêter font partie d'un peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (Psig), spécialiste des interventions sensibles. Ils ont été appelés car Bagui est considéré comme potentiellement dangereux.
  24.  
  25. Une première équipe se dirige vers le PMU. La seconde reste en réserve, à l'écart. Bagui est bien là, il discute avec quelqu'un, que les gendarmes n'identifient pas. Ils apprendront plus tard qu'il s'agit de son demi-frère, Adama. Le 19 juillet, ce dernier fête ses 24 ans. Il sort tout juste de la prison d'Osny. C'est un petit délinquant, alternant les agressions, le deal et les missions d'intérim. Il vit toujours chez sa mère.
  26.  
  27. Course-poursuite
  28.  
  29. Bagui se laisse interpeller sans opposer de résistance. Adama, en revanche, prend la fuite sur un vélo de type BMX, conçu pour les acrobaties, et non la vitesse. Il est rattrapé une première fois. Un gendarme veut lui passer les menottes. Adama demande à reprendre son souffle. Le gendarme accepte. L'interpellé lui glisse entre les doigts et repart au sprint. Deux des gendarmes l'arrêtent une deuxième fois et le menottent, cette fois pour de bon. Puis l'un d'eux retourne vers son collègue resté seul avec Bagui.
  30.  
  31. C'est à cet instant qu'un inconnu intervient. Monsieur A... connaît Adama depuis longtemps. Il va l'aider à s'échapper en se battant avec le gendarme. Toutefois, comme il l'expliquera lors de sa déposition le 18 mars 2021, il n'avait rien compris à la situation. « Je n'avais pas identifié la personne qui était avec Adama Traoré comme étant un gendarme [...] sinon je ne me serais pas intercalé. C'était un gendarme qui était en civil, il n'avait pas de brassard selon mes souvenirs, il avait la couleur de peau noire. Pour moi, les deux personnes se confondaient. » Le gendarme est noir, comme Adama Traoré ! C'est une information que le comité a eue très tôt et qu'il n'a jamais commentée, lui qui se mobilise contre une police jugée structurellement raciste.
  32.  
  33. Adama Traoré reprend encore une fois la fuite, mais sur la vidéosurveillance, dont Le Point a vu des captures d'écran, il ne court plus, il marche, sans doute épuisé. Il vient de courir deux fois 500 mètres ou 800 mètres, par un temps très chaud. Il est 17 heures. La deuxième équipe entre en scène. Les trois gendarmes sont orientés par un témoin vers un logement, où Adama a trouvé refuge.
  34.  
  35. Les gendarmes le trouvent au sol, dans l'obscurité (les stores sont baissés), enroulé dans une couverture, sur le ventre. En deux minutes, trois au maximum (tous les témoignages concordent sur ce point), l'équipe lui passe les menottes dans le dos et ressort. Adama Traoré paraît sonné, mais il marche. Il a sur lui 1 330 euros en billets de 10 et 20 euros. Sa soeur expliquera plus tard que c'était de l'argent donné par ses proches pour son anniversaire. Les gendarmes pensent plutôt qu'il portait la recette du trafic du jour, et que c'est pour cette raison qu'il a fui, contrairement à son frère Bagui.
  36.  
  37. Cinq nuits d'émeutes
  38.  
  39. Alors que la patrouille se dirige vers la gendarmerie de Beaumont-sur-Oise, Adama semble somnoler. En le sortant de la voiture, un gendarme constate qu'il a uriné sur le siège, signe d'une perte de conscience. On le place en position latérale de sécurité. Les secours sont appelés. Ils arrivent en six minutes. Ils tentent de le ranimer, sans succès.
  40.  
  41. Adama Traoré décède officiellement à 19 h 5, alors que les pompiers sont présents. La gendarmerie prévient immédiatement la préfecture, qui prévient le parquet. Le directeur de cabinet du préfet et le procureur adjoint de Pontoise arrivent. La nouvelle de l'arrestation de Bagui et d'Adama a circulé. La foule se masse devant la gendarmerie. La nuit tombe. La mère d'Adama Traoré est à l'extérieur. Elle réclame des nouvelles de son fils. Ni le procureur adjoint ni le directeur de cabinet du préfet n'arrivent à franchir le pas. Parce qu'ils pensent qu'une faute a été commise ? Plus probablement parce que les deux fonctionnaires, jeunes et peu expérimentés, sont paralysés par la peur, selon plusieurs témoins.
  42.  
  43. Dehors, la colère gronde. « La foule était en train de pousser sur le portail de la gendarmerie, on pensait qu'ils allaient le défoncer », raconte dans son témoignage, enregistré le 3 août 2020, le médecin des secours appelé à la caserne.
  44.  
  45. 120 minutes inexpliquées
  46.  
  47. Jugeant que les consignes peuvent se faire attendre encore longtemps, un capitaine de gendarmerie sort et annonce le décès à 21 h 30. Deux heures trop tard, indéniablement. Ces 120 minutes inexpliquées ont fait gonfler la rumeur. « Ils » l'ont tué. Une gendarme se fait casser le nez en tentant de calmer la foule. La situation dérape instantanément : incendies de véhicule, caillassage de pompiers, saccage de mobilier urbain. Les gendarmes mobiles envoyés sur le terrain se font tirer dessus à la carabine. Tout le secteur de Persan-Beaumont-Champagne sur Oise s'embrase, pour cinq nuits d'émeutes.
  48.  
  49. Immédiatement, des menaces de mort sont proférées contre les gendarmes qui ont interpellé le jeune homme, mais aussi contre leurs femmes et leurs enfants. Leurs noms sont tagués sur les murs des cités. Le soir même, la hiérarchie les informe qu'ils vont devoir quitter la région immédiatement, pour leur sécurité.
  50.  
  51. Le 21 juillet, 48 heures après le drame, les résultats de la première autopsie menée sur le corps par l'Institut médico-légal de Garches, sont dévoilés par le procureur. Le médecin légiste n'a pas relevé de « traces de violence significatives ». Le jeune homme avait une côte fracturée, conséquence très fréquente d'un massage cardiaque, mais rien n'indique des brutalités « de nature à entraîner le décès ». Une deuxième et dernière autopsie, dont les résultats sont publiés le 28 juillet, aboutit aux mêmes résultats : Adama Traoré est décédé d'une asphyxie provoquée par un arrêt cardiaque, conséquence d'un effort très violent, sous cannabis, alors que le sujet souffrait d'une faiblesse pulmonaire préexistante (une sarcoïdose).
  52.  
  53. La canicule n'a rien arrangé. « Il faisait 30,2 °C à 21 heures », souligne dans sa déposition le médecin appelé ce soir-là à la caserne. « Dans la journée, il devait faire au moins 38 °C ou 40 °C. » Toujours selon ce médecin, plus de deux heures après le décès, la température du corps était très élevée : 39,2 °C. Ce n'est pas un légiste, il n'a pas fait une autopsie, mais lui aussi est formel : « Je n'ai pas trouvé lors de l'examen de lésions traumatiques visibles. » Pas de bleu, pas de contusion, pas de marque d'étranglement.
  54.  
  55. Par la suite, il y aura huit autres expertises, souvent contradictoires ou peu concluantes, toutes de seconde main. Plus personne ne verra le corps d'Adama Traoré après le 7 août 2016, date de son inhumation au Mali.
  56.  
  57. C'est alors que commence vraiment le mystère Adama Traoré. Pourquoi l'affaire prend-elle une telle ampleur ? Même le plus engagé des militants de la cause des quartiers pourrait en convenir, d'autres présomptions de violences policières sont plus solidement étayées. Amal Bentounsi a créé le collectif Urgence notre police assassine. Son frère a été abattu en 2012 d'une balle dans le dos par un policier, qui a été condamné à cinq ans de prison avec sursis. Chaque année, une dizaine de policiers ou de gendarmes sont mis en examen pour des fautes présumées, commises dans l'exercice de leur fonction. Dans l'affaire Adama, aucune mise en examen n'a été prononcée. Comment l'expliquer ?
  58.  
  59. Un complot, forcément
  60.  
  61. Le comité Vérité pour Adama et son avocat, Yassine Bouzrou, ont martelé pendant des années que c'était un complot. « J'ai des éléments qui prouvent que la juge a subi des pressions pour exonérer et couvrir les gendarmes », répétait Assa Traoré sur RMC, le 3 juin 2020. Si les éléments en question existent, elle ne les a jamais produits.
  62.  
  63. Du reste, pourquoi cette bavure, en particulier, aurait-elle été couverte par la justice et l'Intérieur, sous les gouvernements Valls, Cazeneuve, Philippe et Borne ? Pourquoi des hauts fonctionnaires, des magistrats et des ministres auraient-ils pris le risque de couvrir de jeunes gendarmes qu'ils ne connaissaient pas ? Cette question a été escamotée par les militants semi-professionnels et les journalistes sympathisants qui ont pris le dossier à coeur, coproduisant une masse d'articles démesurée par rapport aux faits et fortement déséquilibrée.
  64.  
  65. ==========
  66.  
  67. Le Point.fr, no. 202303
  68. mardi 18 juillet 2023 1734 words
  69. Affaire Adama Traoré 2/3
  70.  
  71. Les théories du complot du comité
  72.  
  73. Par Erwan Seznec
  74.  
  75. Faisant fuiter des morceaux choisis de l'instruction, le comité Vérité pour Adama a imposé dans le débat public une version de l'histoire fort éloignée de la réalité.
  76.  
  77. Adama était en pleine forme avant sa mort, il a été écrasé par les gendarmes, ceux qui prétendent le contraire sont manipulés. Déroulant ses éléments de langage, face à des institutions murées dans le silence, le comité Vérité pour Adama a gagné la bataille médiatique, au point que sa défaite judiciaire devrait faire figure de coup de tonnerre. Le non-lieu, pas encore annoncé, mais irrémédiable, semblait pourtant prévisible.
  78.  
  79. En sept ans, personne n'a jamais été mis en examen dans l'enquête sur la mort d'Adama Traoré , survenue le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise. Le dossier comporte des zones d'ombre et des incohérences, mais sur des aspects secondaires. Concernant le coeur de l'affaire, rien n'est jamais venu remettre en cause ce qui était établi dès l'été 2016, au bout d'une semaine et de deux autopsies : il n'y a aucun indice de violence commise par les gendarmes. Le décès peut s'expliquer sans mauvais traitement, sans brutalité, sans faute.
  80.  
  81. Avec l'aide de maître Yassine Bouzrou, bon pénaliste et excellent communicant, le comité a alimenté le doute. Une approximation en appelant une autre, il a construit au fil du temps une version de la mort du jeune homme qui a basculé dans le complotisme, en trois temps : Adama était en pleine forme avant sa mort ; c'est donc qu'il a été écrasé par les gendarmes ; si la justice ne parvient pas à l'établir, c'est qu'il y a pression et connivence. Autant de contre-vérités qui ne résistent pas à un examen attentif.
  82.  
  83. Un jeune homme en pleine forme...
  84.  
  85. « Adama Traoré était en bonne santé avant d'être pris en charge par les gendarmes à Beaumont-sur-Oise le 19 juillet dernier », déclarait Me Bouzrou à L'Obs, le 4 août 2016. Hélas, non. Il y avait un dossier médical au nom d'Adama Traoré dans une association locale d'insertion du Val-d'Oise, réalisé par la médecine du travail en 2014, à l'occasion d'une mission effectuée par le jeune homme. À la décharge de Me Bouzrou, il ne pouvait pas le savoir au moment où il parlait, car ce dossier a été demandé par les juges seulement en 2021. Il est couvert par le secret médical, mais le témoignage d'une conseillère en insertion de Pôle emploi-Val-d'Oise donne une idée de ce qu'il contient.
  86.  
  87. Elle a expliqué aux enquêteurs, lors de son audition, le 24 mars 2021, qu'elle avait été frappée par le contraste entre l'allure athlétique du jeune homme, taillé comme un boxeur poids lourd, et son manque d'endurance. « Il y avait un décalage entre son physique et cette donnée d'essoufflement. » C'était l'encadrant d'une association d'insertion employant occasionnellement Adama Traoré qui lui avait signalé le problème. Adama avait été assigné aux travaux de déménagement, mais, très vite, il était « essoufflé, il avait des vertiges, il n'arrivait plus à monter et descendre les escaliers avec des meubles », raconte la conseillère. Il avait donc « été mis sur un chantier plus cool, le paysagisme »...
  88.  
  89. « Il était jeune sportif, costaud, et avait des problèmes d'essoufflement et décède quelques années plus tard, on fait le lien », commente cette témoin devant les enquêteurs. Elle ne comprend d'ailleurs pas pourquoi ils ont attendu près de cinq ans pour l'entendre ! « J'ai été surprise que la mission locale et l'association n'aient pas été contactées, car ils étaient souvent en lien avec Adama Traoré. Je pensais que je serais moi-même entendue plus tôt. »
  90.  
  91. Maladie inflammatoire des poumons
  92.  
  93. L'autopsie a démontré par ailleurs que le jeune homme souffrait d'une maladie inflammatoire des poumons, une sarcoïdose, et qu'il avait une hypertrophie cardiaque. Le coeur peut lâcher à la suite d'un effort, sans cause externe. Selon une étude réalisée par l'Inserm et le Samu sur les morts subites de sportifs entre 2005 et 2010, la fréquence du phénomène serait de 1 000 cas par an en France, soit 20 par semaine. Les malaises surviennent brusquement ou dans l'heure suivante, avec 85 % à 95 % d'issues fatales.
  94.  
  95. Pendant la pandémie de Covid, une vidéo conspirationniste (bannie des réseaux sociaux) tentait de faire croire que le vaccin provoquait des décès foudroyants de jeunes en excellente santé : elle montrait des images de footballeurs ou de basketteurs de différents pays s'effondrant sur le terrain sans raison apparente. Tous les extraits dataient des semaines précédentes. Ces morts, évidemment, n'avaient aucun lien avec la vaccination. En faisant des recherches sur Internet, à n'importe quel moment, il est possible de trouver des vidéos récentes de sportifs terrassés en plein effort.
  96.  
  97. La technique des gendarmes au coeur des débats
  98.  
  99. « Les gendarmes ont clairement indiqué qu'ils ont mis tout leur poids sur la victime. Il y avait donc environ 250 kilogrammes sur son corps. Il a été écrasé », déclarait Me Bouzrou le 4 août, dans Jeune Afrique. Dans leurs dépositions, les trois gendarmes disent exactement le contraire ! Leurs témoignages sont précis et concordants. Le gendarme U... tenait Adama par le bras gauche, son chef F... par le bras droit et leur collègue G... par les jambes. « En aucun cas, il n'y a eu une grosse pression sur la personne », déclare le gendarme G... Il ajoute : « On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser avec la force strictement nécessaire. »
  100.  
  101. Dessus, en l'occurrence, ne veut pas du tout dire que les gendarmes se sont entassés sur la poitrine d'Adama Traoré. La déclaration du gendarme est sans ambiguïté et elle est confirmée dans des termes différents par celles de ses collègues. « Le gendarme G... a immobilisé les membres inférieurs en effectuant une clé de jambes. Pour ma part, avec le GAV [gendarme adjoint, NDLR] U..., nous tentons de lui immobiliser les bras », déclare le gendarme F... Ce dernier ajoute à la toute fin de sa déposition : « Il a pris le poids de notre corps à tous les trois au moment de son interpellation », mais il est évident, pour qui lit la déposition en entier, que le poids des trois corps était réparti sur les membres, et non pas concentré sur le tronc.
  102.  
  103. Dans une déposition de juillet 2020, un gendarme souligne qu'Adama Traoré est sorti de l'appartement en marchant. « On lui a ouvert la portière. Il s'est installé de lui-même à la place arrière passager », détaille le gendarme U. Le corps humain peut ne pas ressentir sur le moment une commotion cérébrale ou même une blessure mortelle par balle, mais une asphyxie provoque une perte de connaissance, par définition.
  104.  
  105. Le témoin ment...
  106.  
  107. Dans une logique complotiste, on peut admettre que les gendarmes mentent. Ils se sont concertés ! Reste le propriétaire de l'appartement où Adama a trouvé refuge et où il a été arrêté. Le 17 juillet 2020, la famille Traoré porte plainte contre lui pour « témoignage mensonger ». Cet homme est le dernier à avoir vu Adama vivant avant l'intervention des gendarmes. Or, il rapporte quelques mots cruciaux dans sa déposition du 2 juillet 2020. « Je vais mourir », lui a dit le jeune homme...
  108.  
  109. Le témoin a déjà été entendu en 2016 et il n'avait pas mentionné cette phrase, relève Me Bouzrou. L'avocat confie à plusieurs journalistes que Monsieur M. a subi des pressions. C'est exact, mais ces pressions viennent des proches d'Adama, et non des autorités ! Dans sa déposition de 2020, Monsieur M. raconte que les amis des Traoré « sont venus à dix, ils pensaient que j'avais appelé les gendarmes, il y en a un, je précise que ce n'était pas un frère d'Adama, qui voulait me tabasser ».
  110.  
  111. De son côté, le gendarme F..., entendu le 19 juillet 2016, avait déclaré : « M... me supplie de ne pas divulguer son identité et de ne pas dire que c'est lui qui a permis l'interpellation, car il connaît la famille Traoré et notamment ses frères, et il a très peur des représailles. » Le parquet de Paris a classé sans suite la plainte déposée par maître Bouzrou.
  112.  
  113. ... la légiste aussi
  114.  
  115. Fin novembre 2018, l'avocat a également tenté de décrédibiliser l'anatomopathologiste Caroline Rambaud, qui avait autopsié Adama Traoré, devant le conseil départemental des médecins des Hauts-de-Seine. Le docteur Rambaud va apprendre l'existence de la plainte par un journaliste du Monde, qui l'appelle pour la faire réagir. Yassine Bouzrou n'avait pas jugé utile de l'informer, réservant la primeur de son annonce au quotidien.
  116.  
  117. L'avocat prétendait que l'experte avait « commis des manquements déontologiques qui ont entravé la manifestation de la vérité » et laissait entendre qu'elle s'était pliée aux consignes du « procureur de la République de Pontoise pour pouvoir affirmer, dès juillet 2016, que M. Adama Traoré était mort du fait d'une maladie et ainsi pouvoir écarter toute responsabilité des gendarmes interpellateurs ».
  118.  
  119. L'avocat demandait « la radiation de cette médecin qui viole le serment d'Hippocrate et déshonore la profession de médecin ». La commission de déontologie du conseil départemental de l'ordre, qui a examiné la plainte le 20 février 2019, n'a rien retenu contre Caroline Rambaud, dont l'autopsie reste incontournable, contrairement à plusieurs autres expertises commandées par les parties civiles et réalisées par des experts n'ayant pu examiner le corps...
  120.  
  121. La vérité ou la révolution ?
  122.  
  123. On pourrait citer bien d'autres exemples où le comité Vérité pour Adama a travesti les faits dans le but d'orienter l'opinion publique. Il a trouvé chaque fois des médias pour relayer ce qu'il faut bien appeler des théories conspirationnistes : les gendarmes mentent, les témoins sont sous influence, les experts indépendants ne le sont pas vraiment. Du point de vue des militants du comité, ces excès ne sont pas condamnables.
  124.  
  125. Geoffroy de Lagasnerie a cosigné Le Combat Adama avec Assa Traoré chez Stock, en 2019. L'année précédente, il publiait un manifeste chez Fayard, Sortir de notre impuissance politique. « La légalité n'importe pas et nous devons rompre avec tout légalisme éthique », écrivait-il. « Puisque les hommes et femmes d'État savent s'affranchir de la loi pour leurs propres objectifs, il n'y a aucune raison que nous ne puissions faire de même. » Mais quels sont les objectifs du comité Vérité pour Adama ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur sa composition. Elle réserve quelques surprises.
  126.  
  127. =================
  128.  
  129. Le Point.fr, no. 202306
  130. mercredi 19 juillet 2023
  131. Affaire Adama Traoré 3/3
  132.  
  133. Le comité Adama, une affaire de professionnels
  134.  
  135. Par Erwan Seznec
  136.  
  137. Loin d'émaner des cités du Val-d'Oise, le comité qui a entouré pendant sept ans Assa Traoré était constitué de militants aguerris, qui n'ont jamais connu la victime.
  138.  
  139. Juridiquement, le comité Vérité pour Adama est une association déclarée en préfecture du Val-de-Marne le 3 octobre 2016, avec, comme adresse, celle d'Assa Traoré à Ivry-sur-Seine, à 60 km de Beaumont-sur-Oise (Val-d'Oise). Dans les médias, l'association s'est d'abord appelée Justice et Vérité pour Adama, puis le mot « justice » a disparu, sans qu'il faille y voir un signe quelconque. L'intitulé était sans doute trop long.
  140.  
  141. Le mouvement préexistait à l'association. Il a été créé dès le lendemain du décès, le 19 juillet, par des militants qui se sont précipités à Beaumont-sur-Oise en apprenant que le secteur s'embrasait, à la suite de la mort d'un jeune à la gendarmerie. « Dès que j'ai vu l'histoire de la famille Traoré sur BFM, j'ai foncé direct à Beaumont ! » racontait Youcef Brakni au magazine d'information en ligne StreetPress du 4 octobre 2018.
  142.  
  143. Youcef Brakni, 37 ans aujourd'hui , se présente comme professeur d'histoire et de géographie. Passé par le Mouvement islamique de libération et le Parti des indigènes de la République (PIR), il se définit lui-même comme un défenseur des habitants des quartiers.
  144.  
  145. Le 20 juillet 2016, il a filé à Beaumont en compagnie d'une figure historique de la lutte contre le racisme et les violences policières, Samir Baaloudj Elyes. Ce dernier militait déjà dans les années 1990 au sein du Mouvement de l'immigration et des banlieues (MIB), lui-même issu de la marche pour l'égalité et contre le racisme de 1984. Il s'est engagé en 1997 à la suite du décès d'un de ses amis, tué en tentant de forcer un barrage de police à Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne).
  146.  
  147. La mort du jeune Abdelkader Bouziane avait provoqué plusieurs jours d'émeutes à la cité de la Plaine-du-Lys de Dammarie. L'enquête sur le policier auteur du tir mortel s'était terminée par un non-lieu, que Samir B. Elyes n'a jamais accepté. Autant dire que Beaumont-sur-Oise avait pour lui un goût de déjà-vu et peut-être de revanche.
  148.  
  149. Dénoncer sans comprendre
  150.  
  151. Près de vingt ans séparent Samir B. Elyes et Youcef Brakni, mais ils ont de nombreux points communs. Ils sont, l'un comme l'autre, militants de la cause palestinienne. Ils voient des similitudes entre le sort des habitants de la bande de Gaza et ceux des banlieues françaises. Au moment où ils se mettent en route pour Beaumont, les deux hommes ignorent absolument tout du dossier. Un homme noir est mort dans une gendarmerie, cela leur suffit.
  152.  
  153. Samir B. Elyes en est convaincu, il existe une « justice française raciste », qui délivre aux policiers « des permis de tuer », selon les termes qu'il a employés le 20 mars 2021 à Paris lors de la marche des solidarités. Youcef Brakni est sur la même ligne. « La République française discrimine ses citoyens en fonction de leur couleur de peau », lançait-il, le 5 janvier 2019, dans une allocution devant le Mouvement rural des jeunes chrétiens, à Amiens.
  154.  
  155. « En sortant ici, nous on peut mourir, en tombant sur une brigade de gendarmerie ou de police. » Rien de très original : « On meurt parce qu'on est noir ou arabe » était déjà le slogan du Mouvement des travailleurs arabes, créé en 1972 par le mouvement maoïste Gauche Prolétarienne.
  156.  
  157. Youcef Brakni et Samir B. Elyes vont croiser, à Beaumont, au moment des émeutes, Sihame Assbague, qui tweete « Black Lives Matter » dès le 20 juillet, à propos d'Adama Traoré, sans grand succès. Le hashtag sera repris massivement seulement quatre ans plus tard, au moment de la mort de George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans mort asphyxié sous le genou d'un policier le 25 mai 2020 à Minneapolis.
  158.  
  159. Ancienne porte-parole du comité Stop au contrôle au faciès, Sihame Assbague est une des organisatrices d'un camp d'été « décolonial non mixte racisé » à Reims, qui avait défrayé la chronique en 2017, car il était fermé aux hommes et aux Blancs.
  160.  
  161. Assa Traoré, prise en main et coachée
  162.  
  163. Assa Traoré l'a plusieurs fois raconté : ce sont ces militants chevronnés qui vont la guider et la prendre en main, dès le début. Il semble qu'elle leur a été présentée par un collègue éducateur, que l'on retrouvera ensuite à ses côtés dans le comité, Almamy Mam Kanouté. D'origine malienne, comme elle, il a été assistant d'éducation puis éducateur de rue.
  164.  
  165. Né en 1980, travaillant dans le 15e arrondissement de Paris mais vivant à Fresnes (Val-de-Marne), il s'est essayé à la politique lors des municipales de 2008. Sa liste « Fresnes à venir » a recueilli 11 % des voix, ce qui lui a permis de devenir conseiller municipal d'opposition. Il est par ailleurs militant de la Brigade antinégrophobie (BAN) et acteur dans Les Misérables, de Ladj Ly, césar du meilleur film 2020.
  166.  
  167. Pour sa part, Assa Traoré ne semble pas avoir milité jusqu'au décès de son demi-frère. Dans un portrait que lui consacre Libération, le 6 septembre 2016, Assa Traoré réfute l'idée de lutte contre le racisme systémique : « C'est un autre combat. Peut-être y a-t-il un lien, je ne sais pas. Mais, ce n'est pas ce que je défends. Moi, je veux juste la justice pour Adama. » Moins de deux ans plus tard, le 21 juillet 2018, elle déclare, lors d'un meeting, citée par Libération : « Nous allons soulever toute la France, nous allons soulever tous les quartiers [...] et on va aller renverser ce système. »
  168.  
  169. L'évolution a été rapide. Elle doit sans doute beaucoup à son entourage. Youcef Brakni a assuré la liaison avec la mouvance antifasciste et antiraciste, ainsi qu'avec les politiques. Almamy Kanouté, de son côté, était proche de personnalités du monde du spectacle et de sportifs, qui vont soutenir le comité dans ses actions.
  170.  
  171. Le noyau dur du comité Adama laisse de côté les habitants des cités de Beaumont. La mère et les autres frères et soeur d'Adama seront associés aux manifestations et marches organisées au fil des mois qui vont suivre, mais ils ne pilotent pas.
  172.  
  173. Ancrage populaire introuvable
  174.  
  175. S'il fallait vraiment renverser le système, le comité Adama manquerait cruellement de bras, car son ancrage populaire est très faible. Youcef Brakni le déplorait dans un entretien au magazine en ligne Ballast , le 22 mai 2018 : « On est venus pour soutenir les étudiants, le jour de l'évacuation de Tolbiac ; on vient en renfort [...] C'était bien, on était avec Assa, ça faisait joli, c'était romantique, elle était applaudie, on a eu des dons. » Mais, hélas, « dès lors qu'il est question de se déplacer sur nos terrains de lutte, à Beaumont-sur-Oise ou ailleurs, il n'y a plus personne ! »
  176.  
  177. Les maoïstes des années 1970 entendaient défendre les ouvriers de la régie Renault, mais ils parvenaient surtout à convaincre des étudiants, des intellectuels et des fonctionnaires. Le comité Adama, avec l'ensemble du courant indigéniste et décolonial, se trouve dans la même situation. Le Parti des indigènes de la République, qui existe depuis 2005, n'a jamais eu aucun élu.
  178.  
  179. Anasse Kazib, figure du mouvement des Gilets jaunes , est un soutien indéfectible d'Assa Traoré. Militant SUD-Rail à la SNCF, il a créé son parti, Révolution permanente. Le cheminot a de la gouaille et le sens de la formule. Il a été intervenant dans l'émission Les Grandes Gueules sur RMC de l'automne 2018 au printemps 2020.
  180.  
  181. Il a été invité dans des émissions populaires comme Touche pas mon poste ! sur C8. Il a tenté de réunir les 500 signatures nécessaires pour valider sa candidature à la présidentielle 2022, sans succès. Les instituts de sondage ne testaient même pas sa candidature. Malgré sa notoriété, il n'a aucune audience dans l'électorat. Ses thèses sur le racisme d'État séduisent dans un cercle très restreint.
  182.  
  183. Entre racisme d'État et sécurité de l'emploi
  184.  
  185. Ce cercle, paradoxalement, est nourri d'argent public. Anasse Kazib travaille pour une entreprise nationale. Assa Traoré était employée par un organisme de travail social para-public travaillant pour des collectivités. Almamy Kanouté est dans la même situation. Youcef Brakni est enseignant. Sa compagne, Fatima Ouassak, fondatrice de l'association Front des Mères, en lutte contre la discrimination à l'école, fait des missions comme contractuelle pour la commission nationale du débat public.
  186.  
  187. Geoffroy de Lagasnerie, qui a cosigné Le Combat Adama avec Assa Traoré chez Stock en 2019, est professeur à l'École nationale supérieure d'art de Paris-Cergy (ENSAPC), ce qui ne l'empêche pas de dénoncer inlassablement le racisme des institutions. Égérie du Parti des indigènes de la République, Houria Bouteldja est employée à l'Institut du monde arabe, établissement public présidé par l'ancien ministre de la Culture Jack Lang.
  188.  
  189. Assa Traoré auraient peut-être pu se forger une légitimé dans les cités, par un patient travail de terrain. Ce n'est pas la voie qu'elle a choisie. Au fil des mois et des années, elle est devenue une « people ». Dans le numéro des Inrocks du 10 avril 2019, elle posait en couverture et se prêtait au jeu d'une rubrique intitulée « Où est le cool ? ».
  190.  
  191. Assa Traoré donnait l'adresse de son barbier préféré - « inscrit dans une longue histoire du traitement de la capillarité masculine afro » -, celle de son relookeur de baskets fétiche - « ramenez votre vieille paire et une heure plus tard, comme neuve et personnalisée, elle sera devenue une petite oeuvre d'art portable » -, celle de son traiteur afro « aux saveurs multiculturelles et créatives », et celle de sa coiffeuse « spécialisée dans le cheveu afro ».
  192.  
  193. Un an et demi plus tard, elle posait dans Elle pour une collection de Stella McCartney, portant un tee-shirt siglé d'un grand « A » sanglant. La création, supposée honorer son combat, était vendue 450 euros pièce. Six mois plus tard, en juin 2021, Assa Traoré annonçait sur la page Facebook « La Vérité pour Adama » qu'elle devenait l'égérie de la marque de chaussures de luxe Louboutin. « Une révolution sociale en Louboutin fait-elle sens ? », s'interrogeait un soutien du comité dans les commentaires.
  194.  
  195. « Récupération à ton compte personnel d'une cause qui semblait si juste. Je ne pense pas que ton frère aurait apprécié ce que tu orchestres autour de sa mort ; on ne parle plus d'Adama, on ne parle que d'Assa... Tu es ta pire ennemie. Tu décrédibilises une cause qui a besoin de vrais intellectuels, de vrais penseurs engagés pour la défendre, pas d'une midinette en mal de like », ajoutait une autre sympathisante.
  196.  
  197. Un symbole ou une marque
  198.  
  199. En 2019, Danièle Obono, députée LFI, se disait « ouverte » à ce qu'Assa Traoré rejoigne la liste du parti pour les européennes de 2019. Cela ne s'est pas fait et Assa Traoré, de son côté, n'a jamais manifesté publiquement une quelconque intention de s'engager. Le fait que l'on pense à elle n'en est que plus significatif. Il marque une réelle victoire du comité Vérité pour Adama.
  200.  
  201. Fédérant, sur un simple nom, des militants n'ayant jamais connu celui qui le portait, privé de relais dans la population qu'il prétend représenter, dénonçant un racisme d'État dont ses militants ne souffrent pas, il s'est néanmoins imposé comme un lobby avec lequel il faut compter.
  202.  
  203. La fin de l'affaire signera probablement la mort du comité, mais tout porte à croire que ses animateurs trouveront une autre cause. Aucun d'entre eux, hormis Assa, ne connaissait Adama Traoré. Pour eux, c'était un symbole, ou plutôt une marque.
  204.  
  205. Le nom « Adama Traoré » a été déposé à l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi) le 30 septembre 2016. Propriété collective de dix membres de la famille Traoré, la marque est déclinable en photographie, cartes, objet d'art, serviettes en papier, etc. La valeur de cet « actif immatériel », comme on dit en jargon d'entreprise, n'est sans doute plus très élevée désormais.
  206.  
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