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Feb 22nd, 2017
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  1. Au Canada, le « progressisme » du XXIe siècle
  2. Justin Trudeau, l’envers d’une icône
  3.  
  4. http://www.monde-diplomatique.fr/2017/02/CUMMINGS/57122
  5.  
  6. Charmeur et habile communicant, le premier ministre canadien Justin Trudeau séduit dirigeants syndicaux et patrons. En prônant l’ouverture à la fois économique et culturelle, il prétend incarner le renouveau du camp progressiste et apparaît comme l’antithèse de M. Donald Trump. Pourtant, à l’instar de son homologue américain, il participe de la recomposition des clivages politiques traditionnels.
  7. par Jordy Cummings
  8.  
  9. JPEG - 344 ko
  10. Aris Kalaizis. — « Der doppelte Mann » (L’Homme double), 2007
  11. ADAGP, Paris, 2017 - Bridgeman Images
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  13. «Nouveau superman de la politique » selon Le Point (2 mai 2016), « homme de l’année » pour Courrier international (19 octobre 2016), « visage aimable de l’Amérique » pour El País (27 novembre 2016) et « exemple pour le monde » aux yeux de The Economist (29 octobre 2016) : les médias raffolent de M. Justin Trudeau, le dirigeant du Parti libéral du Canada (PLC) devenu premier ministre après sa victoire aux élections fédérales d’octobre 2015.
  14.  
  15. Jeune, élégant, tatoué de l’emblème d’une tribu autochtone sur son biceps gauche, l’homme aux 3,5 millions d’amis Facebook s’est vu qualifier par les médias américains, à la suite du site E ! Online (20 octobre 2015), de « friandise au sirop d’érable dont on ferait bien son quatre heures ». Combinant le pouvoir de séduction planétaire d’un George Clooney avec le charisme distingué d’un Barack Obama, M. Trudeau affiche en outre une convivialité typiquement canadienne, à l’image de son père, le « bon vivant » Pierre Elliott Trudeau, premier ministre de 1968 à 1979 puis de 1980 à 1984. Il pose avec des réfugiés syriens à l’aéroport de Toronto, souligne les « contributions inestimables de notre florissante communauté musulmane » lors d’un discours dans une mosquée d’Ottawa, rappelle dès qu’il le peut ses convictions féministes et son engagement pour la cause autochtone. Un premier ministre « cool », qui s’est engagé en faveur de la légalisation du cannabis et dont le visage orne déjà les paquets de feuilles à rouler de la marque Zig-Zag. Comme MM. Matteo Renzi ou Emmanuel Macron, il incarne pour ses admirateurs une « gauche moderne », un progressisme du XXIe siècle. Bref, l’antithèse de son prédécesseur conservateur Stephen Harper, de Mme Theresa May au Royaume-Uni ou du nouveau président américain Donald Trump.
  16.  
  17. Ainsi, alors qu’une vague xénophobe submerge l’Europe et les États-Unis, M. Trudeau ne cesse de clamer son amour du multiculturalisme et de la diversité. Sur les réseaux sociaux et dans les médias, beaucoup se sont pâmés devant son cabinet ministériel, qui compte autant de femmes que d’hommes, quatre sikhs, deux autochtones, une musulmane, un juif… mais aussi 45 % de politiciens de carrière, 19 % d’administrateurs privés ou publics, 13 % d’avocats (1). Très fier de son équipe, le chef du gouvernement a notamment présenté son ministre de la défense, le sikh Harjit Sajjan, comme un « exemple de la magnifique diversité du Canada ». Les commentateurs ont repris cette rhétorique, mais se sont moins attardés sur le parcours de cet ancien officier de police de Vancouver, inventeur d’un masque à gaz spécial pour barbus qu’il a breveté en 1996 et agent du renseignement canadien. Au cours des années 2000, M. Sajjan a œuvré pour les services secrets en Afghanistan ; il a par exemple livré des prisonniers de guerre aux autorités afghanes, qui les ont ensuite torturés. Il a également assisté les Américains dans leurs opérations, menées hors de tout cadre légal, d’enlèvements ciblés et de transferts de prisonniers (2). On peut arborer un turban, une barbe, une moustache et servir les intérêts du Pentagone…
  18. La précarité, un « fait de la vie »
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  20. En plus d’être engagé en faveur du multiculturalisme, M. Trudeau s’est fait élire en dénonçant l’austérité, les inégalités économiques, les ravages environnementaux. Il prône ce qu’il appelle une « politique positive », rompant avec la morosité ambiante. « Nous avons battu la peur grâce à l’espoir, le cynisme grâce à un travail acharné, la politique négative grâce à une vision rassembleuse et positive (…). Des voies ensoleillées, mes amis, des voies ensoleillées, voilà ce qu’une politique positive peut ouvrir », a-t-il lancé au soir de sa victoire. Ses projets d’investissements publics dans les infrastructures et de rupture avec l’austérité l’ont fait apparaître à gauche du Nouveau Parti démocratique (NPD), le parti traditionnel de la classe ouvrière, devenu plus modéré depuis la mort de son dirigeant charismatique en 2011 et son remplacement par un ancien membre du Parti libéral du Québec, M. Thomas Mulcair. Le PLC a ainsi gagné le soutien de nombreux syndicalistes qui appuyaient auparavant la formation de feu Jack Layton.
  21.  
  22. « Il y a un sentiment d’optimisme au sein du mouvement syndical », déclarait en septembre 2016 le président du Congrès du travail du Canada et membre d’Unifor Canada (3), M. Hassan Yussuff. Prononcée quelques jours après le règlement (temporaire) du conflit entre Postes Canada et le puissant et combatif Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, cette déclaration illustre davantage les faibles attentes du dirigeant syndical que l’engagement de M. Trudeau en faveur des salariés. Pour obtenir ce satisfecit, le gouvernement libéral s’est simplement engagé à laisser se dérouler les négociations de la convention collective et à ne pas contraindre les éventuels grévistes à regagner leur poste — contrairement à ce qu’avait fait M. Harper. Or, pendant que M. Yussuff louait le premier ministre, Unifor Canada signait avec les « trois grands » de l’automobile (General Motors, Ford, Fiat-Chrysler) une nouvelle convention collective qui, en échange de vagues promesses d’investissement, prévoyait des concessions en matière de salaires et de retraites.
  23.  
  24. Largement acquis à la notion de « compétitivité progressiste », les principaux dirigeants syndicaux soutiennent M. Trudeau, persuadés qu’il est le mieux à même d’attirer des investisseurs. « Avec sa stabilité économique, fiscale, politique et sociale, le Canada est un pays très attractif pour faire des affaires », déclarait-il encore récemment (4). De nombreux militants s’opposent néanmoins à sa politique. Le 25 octobre 2016, il était invité à un Forum de jeunes travailleurs ; dans l’assistance, certains ont dénoncé son soutien au partenariat transpacifique (en anglais, TPP), puis l’ont hué quand il a déclaré que la précarité était un « fait de la vie ».
  25.  
  26. Pour lui, être compétitif, c’est d’abord s’engager à promouvoir le TPP (même sans les États-Unis) et l’Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada (AECG). Alors que nombre de dirigeants politiques et d’économistes se sont convertis à une forme de protectionnisme, il demeure un apologiste du libre-échange, avec des arguments tout droit sortis des années 1990 : la liberté de commercer permettrait l’ouverture et la fraternité entre les peuples, explique sans cesse le chouchou de The Economist.
  27.  
  28. N’hésitant jamais à disjoindre le geste et la parole, M. Trudeau se pose en défenseur des droits humains, alors que son gouvernement réalise des ventes d’armes sans précédent avec diverses dictatures. Classé en 2014 au sixième rang des exportateurs d’armes vers le Proche-Orient, le Canada occupe désormais la deuxième place grâce à des contrats colossaux avec l’Arabie saoudite. Cette amélioration des « liens commerciaux » avec le régime wahhabite, que le ministre des affaires étrangères d’alors Stéphane Dion a présentés comme un moyen d’exercer sur lui une influence bénéfique, résulte d’un changement législatif. Les exportations d’armes étaient auparavant conditionnées à l’organisation de « vastes consultations » par les autorités fédérales afin d’en évaluer les implications en termes de sécurité internationale et de droits humains. Ces consultations ne sont plus requises.
  29.  
  30. Durant la guerre froide, Pierre Elliott Trudeau avait mis en place une diplomatie originale, ménageant un certain équilibre entre les Deux Grands — son pays, voisin des États-Unis, entretenait alors de bonnes relations avec Cuba ou la Chine — tout en bâtissant un État-providence solide et en n’hésitant pas à intervenir dans l’économie, par exemple pour nationaliser la production de pétrole. Son fils s’est lui aussi engagé dans un rapprochement avec la Chine, mettant ainsi fin aux tensions qui régnaient depuis M. Harper, lequel avait notamment refusé d’assister aux Jeux olympiques de Pékin en 2008. En août 2016, il a été accueilli avec les honneurs en Chine, où le milliardaire Jack Ma, propriétaire du site de vente en ligne Alibaba.com, a célébré en lui « l’avenir du Canada ». Trois semaines après ce voyage, qui a rapporté 1,2 milliard de dollars en contrats, le premier ministre chinois, M. Li Keqiang, se rendait à Ottawa. Au cours d’une conférence de presse, les deux chefs de gouvernement ont annoncé leur intention d’ouvrir des négociations en vue d’un accord de libre-échange. Cette perspective a ravi les multinationales canadiennes du secteur minier, de l’agroalimentaire et de la finance, mais aussi les milieux d’affaires sino-canadiens, qui financent abondamment le Parti libéral.
  31.  
  32. Si ce rapprochement avec la Chine peut inquiéter M. Trump à l’heure où il promet d’engager une guerre commerciale avec Pékin, le nouveau président des États-Unis peut également trouver des points de convergence avec Ottawa. M. Trudeau approuve lui aussi l’exploitation intensive des sables bitumineux et le projet d’oléoduc Keystone XL, combattu par les militants écologistes et les communautés autochtones. Il vante par ailleurs son amitié avec le président conservateur argentin Mauricio Macri, dont le père faisait des affaires avec M. Trump dans les années 1980.
  33.  
  34. Enfin, en dépit de ses promesses de campagne, il n’a pas rompu avec la politique pro-israélienne menée pendant dix ans par M. Harper. Il l’a même accentuée, en février 2016, lorsqu’il s’est rangé derrière une motion déposée par les conservateurs qui condamne toute promotion du mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), en arguant que « la diabolisation et la délégitimation » de l’État d’Israël renforceraient l’antisémitisme. En août, une enseignante de Mississauga (Ontario) a été suspendue de ses fonctions pour avoir pris la parole lors d’un rassemblement en faveur des droits des Palestiniens.
  35.  
  36. M. Trudeau affiche néanmoins sa préoccupation face à la « colonisation », notamment au Canada : « Nous avons constamment marginalisé [les peuples autochtones], nous avons eu des attitudes coloniales, des attitudes destructrices, des attitudes assimilationnistes qui posent encore des problèmes à une large portion des gens qui vivent au Canada et qui sont autochtones », affirmait-il lors d’une rencontre avec des étudiants de la New York University en avril 2016. Si elle contraste avec le déni de l’ère Harper, cette déclaration n’en recourt pas moins à une formulation ambiguë. Car les autochtones ne sont pas « des gens qui vivent au Canada » ou des « minorités » (comme les Juifs ou les Coréens) : depuis les premiers traités avec les colonisateurs européens, au XVIIe siècle, ils sont reconnus comme des « nations », qui discutent comme telles avec l’État canadien. De même, après avoir froissé beaucoup de francophones lors de la fête nationale, le 1er juillet dernier, en présentant le Canada comme « une seule nation », le premier ministre a dû reconnaître que les Québécois formaient une nation, conformément à la résolution votée à la Chambre des communes en 2006.
  37. Feu vert à des projets d’oléoducs
  38.  
  39. Au-delà de cette question de vocabulaire, qui contredit sa promesse d’établir avec eux une « relation renouvelée de nation à nation », M. Trudeau se soucie aussi peu du sort des autochtones que M. Harper. En octobre 2015, quelques jours avant les élections, au cours d’une émission diffusée par le Réseau de télévision des peuples autochtones, il avait affirmé que les communautés indigènes devaient disposer d’un droit de veto sur les projets de développement minier qui passaient par leurs terres. Un engagement conforme à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007), qui précise que « les États consultent les peuples autochtones concernés (...) en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources ».
  40.  
  41. Mais il a finalement donné son feu vert à des projets d’oléoducs et de prospection sismique néfastes pour l’environnement et combattus tant par les Tsleil-Waututh de l’île de Vancouver (Colombie-Britannique) que par les Inuits de Clyde River (Nunavut). Pour justifier cette volte-face, le ministre des ressources naturelles Jim Carr a expliqué, dans une pirouette d’une audace remarquable, que le gouvernement cherchait à développer une « version canadienne » de la Déclaration des Nations unies, que ni M. Harper ni M. Trudeau n’ont signée...
  42.  
  43. Il n’en demeure pas moins que le premier ministre canadien est l’un des derniers dirigeants à défendre les migrants, les droits des minorités, l’ouverture. En observant MM. Donald Trump, Vladimir Poutine, Viktor Orbán, Narendra Modi, ou Mme Theresa May, ses concitoyens sont fondés à pousser un soupir de soulagement. Mais c’est peut-être là que se situe le danger. Le nouveau « progressisme » de M. Trudeau participe de la mutation des clivages politiques. À l’affrontement classique entre la gauche, la droite et le centre se substitue une nouvelle opposition, entre les tenants d’un nationalisme économique et identitaire et les défenseurs de la mondialisation économique et culturelle. MM. Trump et Trudeau représentent les deux faces d’une même pièce. Ne pourrait-on pas changer de monnaie ?
  44.  
  45. Jordy Cummings
  46. Doctorant et enseignant en science politique à l’université York de Toronto (Canada).
  47.  
  48. (1) Charles Étienne Camirand, « Une diversité de façade », Le Devoir, Montréal, 7 novembre 2015.
  49.  
  50. (2) Sandy Garossino, « You have no idea how badass Trudeau’s defence minister really is », National Observer, 4 novembre 2015.
  51.  
  52. (3) Unifor Canada regroupe les Travailleurs canadiens de l’automobile et le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier.
  53.  
  54. (4) Cité dans Colin Perkel, « Justin Trudeau pitches Canada to powerful investors », The Toronto Star, 14 novembre 2016.
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