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  1. Spectres de Marx au festival de Berlin
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  3. 18 FÉVRIER 2017 PAR EMMANUEL BURDEAU | MÉDIAPART
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  5. Berlin est le plus politique des grands festivals internationaux de cinéma. Trois films vus lors de la 67e édition – qui se clôt ce dimanche 19 – le montrent de trois façons différentes : Le Jeune Karl Marx de Raoul Peck, Drôles d’oiseaux d’Élise Girard et Strong Island de Yance Ford.
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  7. « Ein Gespenst geht um… ». Ces mots (« Un spectre hante… »), les premiers du Manifeste du Parti communiste, sont ceux par lesquels le directeur du festival de Berlin Dieter Kosslick a choisi d’ouvrir l’édito de cette 67e édition de la Berlinale. Qu’un ou des spectres hantent la ville de Berlin, nul ne s’en étonnera. Mais que le festival classé numéro trois au palmarès mondial – après Cannes et Venise –, non content d’être l’un des mieux organisés et des plus agréables, soit le seul de cette ampleur à s'afficher politique, il y a là déjà davantage matière à surprise. Doublement politique, même. À travers un certain nombre d’initiatives mises en place pour faciliter l’accès des réfugiés aux projections. Et à travers sa programmation, dont les différentes sections ont offert plus d’un écho à la phrase fameuse de Marx et Engels.
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  9. La Berlinale s’est ouverte jeudi 9 février et se clôt ce dimanche 19, sous la présidence du plus matérialiste des cinéastes, le revenant Paul Verhoeven, qu’après des années d’absence le triomphe de Elle a remis sur le devant de la scène. Sur les onze jours que dure le festival, je n’en ai suivi que quatre. Moins que jamais est-il donc possible de prétendre proposer un compte-rendu cohérent. D’une section l’autre, Forum, Panorama et Berlinale Special, j’ai vu pourtant trois films qui sont autant de variations autour du spectre communiste et de sa capacité à revenir, une fois de plus, nous hanter.
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  12. Bande-annonce allemande du « Jeune Karl Marx » de Raoul Peck © vipmagazin
  13. Le premier film est tout trouvé, et c’est bien sûr en pensant à lui que Kosslick a commencé son édito comme il l’a fait. Le Jeune Karl Marx a été présenté en séance spéciale. Le biopic est a priori le moins marxiste des genres, ainsi que l’actualité des sorties ne le confirme que trop semaine après semaine. La vie avant l’œuvre, le moi avant le monde, la confusion des sentiments avant la force de l’Histoire… On pourrait donc redouter le pire. On aurait tort. Non que le film soit exempt de maladresses. Mais le cinéaste haïtien Raoul Peck s’est donné deux objectifs dont la combinaison est si peu commune que l'ensemble prend un tour inattendu. Malhabile, parfois, mais parfois aussi savoureux et stimulant.
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  15. D’une part présenter le génie de Marx, raconter sa rencontre avec Engels, le développement de leurs idées communes et la rédaction du Manifeste. Sans jamais songer toutefois à énoncer le moindre bémol. Il faut vraiment tendre les deux oreilles pour surprendre une demi-réplique suggérant, comme chacun croit désormais nécessaire de le faire en toute occasion, qu’un jour certaines conséquences de cette pensée seront funestes. Et d’autre part incarner cette même pensée, lui donner un corps, des sourires et des manières, des affects et des émois, dans la pure tradition du biopic « bourgeois ».
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  17. Marx fume donc de mauvais cigares et Engels pose au voyou des classes supérieures. Karl et Friedrich – excellemment interprétés par August Diehl et Stefan Konarske – jouent ensemble aux échecs en sifflant des verres et complotent d’un air entendu, non sans malice. Les deux amis évoquent davantage un duo de rockeurs que les penseurs à longue barbe dont l’iconographie a fixé l’austère portrait. Le générique de fin permet de vérifier que l’effet est voulu. Et sans doute trop clairement, puisqu’il enchaîne des images de luttes au cours du XXe siècle sur fond de prix Nobel de littérature 2016 entonnant Like a Rolling Stone.
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  19. Il est vrai que c’est de jeunesse qu’il est question et que Raoul Peck et son scénariste Pascal Bonitzer ont voulu montrer avec quel appétit et quelle intelligence ces deux garçons, à peine âgés de 25 ans, sont parvenus à faire la nique à leurs aînés, notamment les Jeunes Hégéliens – lesquels n’avaient de jeune que le nom – et Joseph Proudhon, interprété par Olivier Gourmet. Dans ses meilleurs moments, Le Jeune Karl Marx réussit à tordre la logique anti-historique du biopic pour la faire servir à l’inverse de ses fins ordinaires. C’est alors une quasi-hagiographie que signe Peck. Sauf qu’il la signe au sujet de la figure qui semble le moins s’y prêter. Le paradoxe peut semble un contresens. Il est en l'occurrence un intelligent pied de nez. Presque un détournement.
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  21. Le Jeune Karl Marx a des lourdeurs. Sa fin est grossière, sa représentation du prolétariat est convenue, ses tentatives de mettre en images – dans deux scènes de forêt – certains paradigmes de la pensée marxienne sont à la fois originales et gauches. Mais il a aussi ses fantaisies et ses beautés. En tête pourrait venir l’alternance de l’anglais, de l’allemand et du français. D’une langue à l’autre les personnages circulent librement, et pas toujours de façon cohérente. Tant mieux. Entendre les différents idiomes d’une pensée, c’est déjà suivre ses diverses incarnations et ses possibles destins.
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  23. Reste un regret : avoir dû rater l'autre film de Peck présenté à Berlin, I’m not your negro, consacré à l’écrivain James Baldwin et narré par Samuel L. Jackson. Mais si mes informations sont bonnes, le documentaire passe sur Arte en mars, avant une distribution en salle (la sortie du Jeune Karl Marx n'est quant à elle pas encore datée.)
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  25. Des oiseaux hantent Paris
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  27. Voir à peu de jours d’écart Le Jeune Karl Marx et Drôles d’oiseaux est un bonheur. D’un film à l’autre se tisse une continuité souriante, par-delà les différences de contexte et de genre. La bienveillance du premier semble s’être transmise au second, lequel propose à son tour le portrait admiratif d’un radical. Un homme d’un certain âge, cheveux blancs et polo noir, ex-éditeur et désormais libraire dans le Ve arrondissement de Paris. Georges – Jean Sorel, vu autrefois chez Bunuel et chez Visconti – dut être marxiste dans sa jeunesse et pourrait bien l’être resté. Il a beau râler contre tout et juger l’époque – la nôtre – nulle, Élise Girard n’en persiste pas moins à le regarder avec les yeux de l’amour. Avec ses yeux de cinéaste et avec ceux d’une jeune femme surnommée Mavie – Lolita Chammah –, qui atterrit dans cette librairie où jamais n’entre un client et engage avec Georges une relation professionnelle, filiale et amoureuse.
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  29. Drôles d’oiseaux, présenté au Forum et qui devrait sortir courant avril, ne dépasse pas les soixante-dix minutes et repose sur presque rien. Sa simplicité, tout juste hérissée à l’occasion de cocasserie, paraîtra déconcertante. Voire insuffisante. Quelque chose ne décolle pas, et la durée pourtant minimale n’est pas atteinte sans mal. Mais c’est que la bonne note est trouvée tout de suite – l’apparition de Mavie, sautillant comme un pigeon apeuré entre deux vélos. Pourquoi alors s’attarder plus que de raison ? Car il y a aussi que Girard n’est pas sûre de vouloir raconter une histoire.
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  31. Ce qu’elle préfère raconter, c’est la possibilité, le rêve ou le fantasme d’une histoire. Mavie écrit, dans sa chambre et dans les cafés. Il se peut donc que ce qui la lie à cet irrésistible ronchon n'ait lieu que dans son imagination. De très belles scènes – de très beaux gros plans – les montrent, tantôt elle et tantôt lui, se dire des mots d’amour fou, nommer et commenter en voix off une intimité qu’aucune scène viendra attester. L’ensemble reste d’une grande pudeur, et son audace est d’abord dans sa réserve, son quasi-silence : une placidité d’un autre temps, un Paris désert, des promenades en voiture où pas une parole n’est prononcée, des secrets – d’où Georges tire-t-il ses liasses d'euros, qui sont ces hommes à sa recherche, pourquoi lui arrive-t-il de disparaître – qui, pour l’essentiel, le resteront, etc.
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  33. Élise Girard dédie son film – le deuxième après Belleville Tokyo en 2010 – à Jean-Marie Rodon. Rodon est mort en mars de l'année dernière. Il fut le cofondateur des cinémas Action, dont Girard a été l’attachée de presse. Il y a toutes les chances, donc, que Georges soit un portrait de cet homme dont tous les cinéphiles ont un jour aperçu la discrète silhouette. Une scène à l’ancien Action Christine, devenu depuis peu le Christine 21, en fournit un indice supplémentaire. Mais comme le film projeté, À bout de course de Sidney Lumet, met en scène feu River Phoenix dans le rôle d’un garçon dont les parents sont des activistes traqués par le FBI, on comprend que la filiation en jeu ici est double, à la fois cinématographique et politique.
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  35. Georges est une espèce de vieux con éructant dont les colères seraient à la fois intempestives et entièrement justes. Le contraire du renégat revenu de tout sauf de sa réussite, comme on en voit tant au cinéma, sur les plateaux télé et dans la vie. Un éternel adolescent, ainsi que le remarque Mavie, ajoutant qu’en vérité l’aînée, l’adulte, c’est elle. Belle idée, qui fait écho à la façon dont Peck regarde le jeune Marx.
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  37. La chaste histoire d’amour avec Mavie avance ainsi vers un passage de témoin entre générations, de la radicalité des années 1960 à la lutte anti-nucléaire d’aujourd’hui. Mais il en va de cet aspect comme des autres, dans Drôles d’oiseaux : Girard cherche à en dire le moins possible, à loger plusieurs épaisseurs dans la platitude de l’image numérique bellement photographiée par Renato Berta. Qui est précisément le jeune homme – joué par le tendre Pascal Cervo – qui apparaît au dernier tiers, prenant la place de Georges ; quelle aura été la part du délire et celle de la réalité ; de quelle manière il ne se sera agi que de réconcilier deux moments de l’Histoire ; ou encore pourquoi des goélands s’écrasent en nombre sur le pavé parisien : tout cela reste indécis et mi-dit. À peine filmé.
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  39. Histoire d'un crime
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  41. Notre troisième et dernier spectre est un documentaire américain. D’une solennité terrassante et d’un pathos souvent très appuyé, mais abordant un sujet si brûlant que, dans le contexte de l’affaire Théo, il serait criminel de ne pas s’y arrêter. Le film s’appelle Strong Island. Il est réalisé par Yance Ford et a été présenté dans la section Panorama. Il y a une vingtaine d’années, le frère aîné de Yance, William, a été assassiné dans un garage par un jeune Blanc. Alors même que l’affaire semblait assez simple, elle n’a donné lieu à aucun procès et ce meurtre n’a même pas été reconnu comme un crime.
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  43. Des cas comme celui de William Ford, il s’en produit selon toute évidence plusieurs chaque année aux États-Unis, et pas simplement aux États-Unis. L’intention de Yance Ford n’est pas politique, ou pas seulement. Ouvrant les archives familiales, la cinéaste s’attache à reconstruire l’histoire de sa famille, la décision de quitter Brooklyn pour Long Island, où les Ford découvrent que règne une sévère ségrégation. Elle décrit avec intelligence les attitudes différentes de ses deux parents, l’optimisme de sa mère et le pessimisme résigné de son père. Elle raconte bien sûr William, qui espérait entrer dans la police avant d’être tué et suivit un régime spécial à cette fin, mais aussi sa sœur, le troisième enfant de la famille.
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  45. Yance sanglote beaucoup devant la caméra, et ne craint pas de donner à observer en très gros plan sa lèvre qui trombe et sa colère qui monte, qui ne cesse de remonter plus de vingt-deux ans après. La justice ne veut pas discuter de cette affaire qu’elle considère comme close, l’inspecteur explique au téléphone qu’un certain incident survenu un peu plus tôt a suffi pour que les vingt-trois membres du Grand Jury, tous des Blancs – édifiant récit de leur découverte, assis, bavardant, lisant un magazine, indifférents et supérieurs… –, diagnostiquent un cas de légitime défense. La mère s’est évanouie à peine refermé la porte, après que la police est venue chez elle lui annoncer qu’il n’y aurait pas de procès. Le père s’est opposé à tout recours, préférant le silence. Mais un an après la mort de son fils il s’est soudain réveillé avec un côté du corps entièrement paralysé. C’est au vrai toute la famille qui a été détruite par la mort de William, Yance emportant en sus avec elle le remords de n’avoir jamais osé confier à son frère qu’elle était lesbienne.
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  47. La manière de Strong Island ressemble encore moins à son sujet que celle du Jeune Karl Marx au sien. Une vraie lecture politique manque, qui mettrait plus nettement au jour les mécanismes d'une justice. C’est le premier film de Yance Ford : elle y parle autant d’elle-même que de son frère, autant de sa famille que du meurtre, autant d’une douleur personnelle que d’un crime qui concerne le pays entier. Mais la réalisatrice avait-elle vraiment le choix, dès lors qu’il a été établi que cette affaire n’en est pas une et qu’il n’y avait rien à en dire ?