Coronavirus : sur les traces de l'origine du virus
Par Gwendoline Dos Santos et Caroline Tourbe
ÉPISODE 1. Nous avons enquêté sur l'énigme de la naissance du SarsCoV-2, le virus qui a mis la planète à l'arrêt toute l'année 2020.
Loin, très loin de la Chine, mais au plus près des secrets biologiques du Sars-CoV2, nous sommes sur le
campus de Luminy, aux portes de Marseille. C'est au rez-de-chaussée de ce bâtiment sans prétention que
notre enquête commence. Une enquête scientique sur l'origine toujours inconnue du coronavirus qui
s'abat sur la planète et bouleverse les équilibres sociaux et économiques d'un monde moderne bercé par
l'illusion d'une ère post-infectieuse. Cette traque ne mobilise pas que sur la Canebière. Partout autour du
globe, une multitude de cerveaux s'emploie à résoudre l'énigme de la naissance du Sars-CoV2. De cette
effervescence sortira la clé pour apprendre à mieux combattre le virus et éviter de reproduire les erreurs
ayant conduit à son émergence.
Regard bleu perçant, visage dissimulé sous un masque, Étienne Decroly n'en revient toujours pas de l'intérêt
suscité par une interview qu'il a accordée n octobre au journal du CNRS, un média diffusé à tous les
membres de l'organisme de recherche, le site a explosé les compteurs en nombre de visites. Dans cet
entretien, le chercheur au laboratoire « architecture et fonctions des macromolécules biologiques », aflié au
CNRS, avait listé les différentes pistes sur l'origine du virus. De la plus attendue, qui consiste en une
émergence naturelle lors d'une transmission de l'animal à l'homme, à celle plus explosive, tel l'accident de
laboratoire, et, pourquoi pas, précédé d'une modication du Sars-CoV2 par génie génétique. Simplement
controversées, mais aussi rejetées en bloc par une partie de la communauté scientique, ces hypothèses
méritent toutes, pour lui, d'être examinées. Posément. Sans a priori. À la lueur des données scientiques.
C'est ce travail de fourmi qu'Étienne Decroly a entrepris à Marseille.
Ricochet
L'homme n'est pas seul dans sa quête. Lui, le virologue moléculaire, travaille avec Jacques van Helden,
professeur de bio-informatique à l'université Aix-Marseille, qui développe depuis plus de vingt ans des
méthodes informatiques et statistiques pour analyser les génomes. Amis depuis trente ans, ils tentent de
réunir autour d'eux une équipe pluridisciplinaire comprenant spécialistes de l'évolution, de l'analyse
mathématique des systèmes biologiques, de l'analyse des structures des protéines...
Après une publication retraçant les origines en analysant les génomes viraux d'un tas d'animaux, ils tentent
désormais d'élargir le débat avec la participation de chercheurs de tous bords : spécialistes de la collecte des
virus sur le terrain, de la modélisation des zoonoses, ou encore des naturalistes qui connaissent bien les
chauves-souris. Ils sont également en contact avec une communauté de chercheurs qui se passionnent pour
le sujet via les réseaux sociaux, parmi lesquels on retrouve Alina Chan, « scientique devenue détective »
comme elle l'afche sur son compte twitter. Cette biologiste moléculaire du Broad Institute du
Massachusetts Institute of Technology et de Harvard s'est retrouvée bloquée chez elle, connement oblige.
Ayant interrompu tous ses travaux, la jeune femme refuse l'oisiveté et se plonge dans la littérature
scientique sur le Sars-CoV2. « Notre métier n'est pas de trouver l'origine des virus. Nous y sommes tous
arrivés par ricochet », retrace Étienne Decroly. Depuis les prémices de la pandémie, il a, comme nous,
entendu toutes sortes de rumeurs. Des accusations belliqueuses de Donald Trump sur la création
intentionnelle du virus par les autorités chinoises à celles non moins farfelues de Luc Montagnier qui
proclame que des bouts de génome du virus du sida ont été insérés volontairement dans celui du Sars-CoV2.
Lire aussi Mais qu'arrive-t-il au professeur Montagnier ?
Ne pas en faire un débat d'opinions.
Au départ, l'équipe marseillaise n'y avait pas spécialement prêté l'oreille, mais c'est en voulant répondre «
rationnellement » au scénario spectaculaire avancé par le Prix Nobel que les chercheurs commencent à
s'immerger dans la quête des origines. « Une méance au sein de la population s'est installée un peu
/
partout, avec une polarisation très forte des opinions. Dans ce contexte, pour nous, il ne fallait pas en faire un
débat d'opinions. Nous sommes scientiques, nous devons aller voir dans les données », explique Jacques
van Helden. C'est ce qu'ils font. Les analyses statistiques leur montrent alors rapidement que les séquences
partagées par le Sars-CoV2 et le VIH sont trop courtes (10 à 30 nucléotides, sur un génome qui en compte 30
000) pour être statistiquement signicatives, leur ressemblance est plutôt due au hasard. La théorie de
Montagnier est pulvérisée, mais la curiosité des deux compères est piquée, la machine à remonter le temps
lancée. Ils plongent dans les séquences du Sars-CoV2 grâce à la phylogénétique. Cette technique permet de
tracer une sorte d'arbre généalogique des virus en documentant leurs minuscules changements génétiques.
« On s'aperçoit que ces séquences partagées sont arrivées à différents moments de l'histoire évolutive.
Certaines, on les retrouve dans plusieurs familles de virus. Ce qui pour nous est un argument dénitif qui
exclut qu'il ait été construit à la main, détaille Jacques van Helden. Difcile d'imaginer qu'un scientique fou
ait réalisé avec des décennies d'écart des modications volontaires d'un même virus. » De ce côté-là, pour
eux, le problème est réglé.
Premiers signaux
Mais pour autant, leurs antennes restent dressées. « Que nous racontent ces alignements de nucléotides sur
l'origine du virus ? C'est le coeur de notre démarche », insiste Étienne Decroly. Une démarche qui lui a
d'ailleurs permis de prendre de vitesse toute la communauté scientique dans les premières semaines de la
pandémie. Il faut dire aussi qu'il travaille dans le labo du virologue Bruno Canard, une pointure dans le
monde des coronavirus. Son équipe est l'une des rares en France à faire de la recherche fondamentale sur
ces microbes à couronnes - et bien d'autres - sans discontinuer depuis l'émergence du premier Sars-CoV en
2003. Ici, les coronavirus on les connaît bien donc.
À l'aube du mois de janvier 2020, les premiers signaux venus de Chine autour d'un nouveau coronavirus
occupent toutes les discussions à la machine à café, très bruyante, du labo. « Étienne suivait l'affaire de près,
arrivait chaque jour de plus en plus inquiet », se remémore Bruno Canard. « En disant : vu l'allure de la
courbe, l'épidémie va faire un carton. » Et il ne s'y est pas trompé. Lorsque le génome du Sars-CoV2 est
partagé par les scientiques chinois, à Luminy c'est l'ébullition. Alors qu'Étienne Decroly se penche sur le
document, où s'alignent les 30 000 bases qui forment le code génétique du virus, 12 s'impriment
instantanément sur sa rétine. Ce sont les 12 bases génétiques qui codent pour un « site furine ».
Lire aussi Le virus du Sars-CoV-2 a-t-il été créé par l'homme ? Tous les éléments pour en juger
Un « site furine » ? Tout le monde le sait désormais, pour que le Sars-CoV2 entre dans nos cellules, il est
équipé d'une clef, la fameuse protéine S (pour « Spike »), qui s'enclenche parfaitement sur le récepteur ACE2
présent à la surface des cellules humaines, la serrure. Une fois la clef dans la serrure, reste à la faire tourner
pour que le virus s'empare de la cellule et de toute sa machinerie qui lui permettra de se multiplier. C'est le
rôle de la furine, une enzyme humaine présente dans les cellules. Celle-ci va s'attaquer au « site furine »
présent sur la protéine Spike, la clef tourne : c'est ce que les scientiques appellent le clivage.
Fini de rigoler
Les « sites furine », Étienne Decroly les connaît sur le bout des doigts. Et pour cause il leur a consacré quatre
ans de thèse à la n des années 1990, sous la houlette de Nabil Seidah, expert mondial du sujet, à Montréal.
Autant dire que lorsqu'il en aperçoit un dans le génome du nouveau coronavirus, il saute sur sa boîte e-mail,
pour prévenir son ancien boss. Ce dernier lui répond : « Mais oui, bien sûr, un site furine, tu me l'as déjà faite
celle-là et nous ne sommes pas un 1er avril. » Si Nabil Seidah ne croit pas à cette première alerte, c'est
qu'Étienne Decroly lui avait concocté une sacrée blague quelques années plus tôt, mettant tout en oeuvre
pour lui faire croire à l'implication d'un site furine dans la maladie d'Alzheimer ! Un poisson d'avril qu'il se
remémore encore dans un éclat de rire. Cette fois-ci, ni de rigoler. Sous l'impulsion d'Étienne Decroly, et en
un temps record, le premier papier au monde décrivant le « site furine » de ce coronavirus est bouclé. Publié
dans la revue Antiviral Research, « c'est devenu le papier le plus cité du labo. Pourtant, la compétition
internationale fait rage, notamment avec les équipes chinoises qui sont dix fois plus nombreuses », soufe
Bruno Canard non sans une pointe de erté.
Lire aussi FOG - « C'est celui qui le dit qui y est »
En effet, la présence de ce site furine est un élément décisif. « Les virus adaptés à l'homme possèdent des
sites de ce type qui les aident à mieux nous infecter. Il est d'ailleurs connu, par exemple, que dans les
élevages de volailles, lorsque des virus grippaux avec de tels sites apparaissent, ils deviennent hautement
pathogènes et risquent de sauter la barrière des espèces plus facilement », prévient Étienne Decroly. Dès lors,
c'est un signal : ces virus doivent être placés sous haute surveillance. Mais comment le virus a-t-il acquis un
/
site furine si efcace, si exceptionnel et jamais vu auparavant chez les Sars-CoV ? C'est LA question que se
pose l'équipe marseillaise. Pour y répondre, il faut remonter la piste, partir à la recherche des ancêtres du
virus qui seraient eux aussi porteurs de cette petite séquence du génome du Sars-CoV2 qui le rend si
redoutable.
Les origines du coronavirus : le RaTG13, ce
cousin très éloigné
Par Gwendoline Dos Santos et Caroline Tourbe
ÉPISODE 2. Zheng-Li Shi, surnommée « Batwoman », croit découvrir un
nouveau venu chez les coronavirus et le présente comme un parent du
Sars-CoV-2. Plausible ?
Le 3 février 2020 est une date importante dans la quête des origines du nouveau coronavirus. Ce jour-là, le
génome complet du Sars-Cov-2, déjà partagé avec toute la communauté scientique en janvier, est
ofciellement publié dans la revue Nature. Mais ce qui retient toute l'attention des chercheurs, c'est la
révélation d'un nouveau venu dans la grande famille des coronavirus : un virus de chauve-souris, baptisé
RaTG13. Il est immédiatement présenté comme le plus proche parent du Sars-CoV-2 par Zheng-Li Shi, celle
que l'on surnomme « Batwoman ». Cette scientique chinoise dirige un groupe de recherche spécialisé dans
les coronavirus à l'Institut de virologie de Wuhan (WIV). Son labo, créé en 2004 - soit juste après la première
épidémie de Sars qui a fait, un peu, trembler la planète en 2003 -, a mis la nature sous surveillance pour ne
plus se laisser surprendre par une prochaine épidémie de coronavirus. Autant dire que cela n'a pas été d'une
efcacité des plus redoutables.
Pourquoi surveiller la nature ? Parce qu'elle est le creuset d'une palanquée de maladies dangereuses pour
l'homme : les zoonoses. Débusquer les chauves-souris dans leurs grottes, collecter des entes, y rechercher
des virus, les faire pousser en labo, regarder comment ils se comportent, c'est la spécialité de l'équipe de
Zheng-Li Shi. Voilà pourquoi, dans ses cartons, elle trouve si rapidement le plus proche parent du Sars-CoV-2
connu à ce jour. Le RaTG13 partage en effet avec lui 96,2 % de son d'identité. Il a été découvert chez des
chauves-souris du genre rhinolophe, dans la province chinoise du Yunnan, en 2013. L'équipe, dans son article,
compare son génome avec celui du Sars-CoV-2 et commente les différences observées.
C'est comme si Zidane allait tirer un pénalty sans s'apercevoir qu'il n'y a pas de goal.
Évidemment, dès la publication, Étienne Decroly, virologue au laboratoire architecture et fonctions des
macromolécules biologiques aflié au CNRS et coauteur d'un article piquant sur l'origine du nouveau
coronavirus, se rue sur le partie du génome de RaTG13. Son but ? Observer la partie du génome
correspondant à son morceau favori : le site furine, la clé du succès de ce nouveau virus puisqu'elle lui permet
de pénétrer facilement dans les cellules humaines pour les infecter. Et là, stupéfaction, elle n'y est pas. « Dans
son papier, Zheng-Li Shi coupe l'alignement des génomes seulement quatre nucléotides avant le site furine.
Elle ne devait pas assez connaître cette famille de virus, donc elle ne l'a pas vu, malheureusement, souligne
Étienne Decroly. Tous les gens qui ont déjà travaillé sur ces protéines ont vu, comme nous, l'importance de ce
site furine, sauf... Zheng-Li Shi ! » « Impensable ! renchérit Bruno Canard, le responsable du laboratoire
architecture et fonctions des macromolécules biologiques (CNRS) où travaille Decroly. C'est comme si Zidane
allait tirer un pénalty sans s'apercevoir qu'il n'y a pas de goal. La probabilité qu'elle n'ait pas vu ce site furine
est égale à zéro. »
Effectivement, ce site furine, différence majeure entre Sars-CoV-2 et tous les autres coronavirus (RaTG13 et de
type Sars), est d'une importance capitale pour comprendre les mécanismes utilisés par le virus pour franchir
la barrière des espèces. L' « oubli » de la chercheuse, si expérimentée en la matière, fait grincer des dents les
scientiques.
« Dès le début, à la question "est-ce que le virus a été fabriqué en laboratoire ?", notre réponse a été :
"Évidemment, non !" » se souvient Bruno Canard. « Mais, petit à petit, on s'est rendu compte qu'il y avait un
problème avec la protéine Spike dans le génome du Sars-CoV2. On a alors commencé à s'intéresser aux
polémiques sur son origine. » Évidemment, les scientiques s'attendent à des variations de cette protéine
située sur l'enveloppe du virus et donc très soumise à la pression de sélection. Mais, dans le cas du Sars-CoV-
/
2, la variabilité est « spectaculaire » et « inattendue ». « Je pense que la question de l'origine du virus se
résume au problème de l'apparition de ce site furine et à l'adaptation particulière de la Spike aux récepteurs
ACE2 humains. »
Problème
Lorsque ce coronavirus de chauve-souris RaTG13 a été porté à la connaissance de la communauté
scientique, la frustration a été grande de ne trouver nulle part au beau milieu des écrits scientiques
d'informations sur l'endroit d'où provient l'échantillon dans lequel on l'a trouvé. Des chercheurs indiens ont
tôt fait de pointer un autre problème dans la publication de « Batwoman ». Un petit bout de la nouvelle
séquence RaTG13 correspond point par point à un autre déjà publié par son équipe en 2016, à l'époque sous
un autre nom, sans que cette première publication soit mentionnée où que ce soit. L'échantillon dont il était
alors question (BtCoV/4991) a été décrit comme un coronavirus de type Sars (Sars-like), provenant
d'excréments de chauves-souris prélevés dans une mine de cuivre abandonnée, dans la ville de Tongguan,
dans le Yunnan, en 2013. L'équipe de l'institut de virologie de Wuhan chargée de la surveillance des
coronavirus s'y était rendue après que six mineurs, dont trois sont morts, ont présenté des pneumonies
atypiques, entre 2013 et 2015.
Sur place, les chercheurs récoltent pas moins de 1 322 échantillons, découvrent 293 coronavirus, dont RaTG13.
C'est donc en enquêtant sur la mystérieuse pneumonie de ces mineurs que RaTG13 a été découvert, à plus
de 1 300 kilomètres de Wuhan. À la suite des questions insistantes des scientiques, Zheng-Li Shi a ni par
mettre à disposition des éléments supplémentaires. Alors, c'est réparé ? Pas tout à fait. Elle précise que les
prélèvements effectués sur les mineurs alors suspectés de souffrir d'une infection virale inconnue ne
renfermaient pas de coronavirus. Ce RaTG13, récolté dans la mine où ils travaillaient, n'aurait donc rien à y
voir. D'ailleurs, s'agissant de la pneumonie des mineurs, Zheng-Li Shi mettait plutôt en cause un
champignon dans une interview accordée au Scientic American plus tôt cette année.
C'était sans compter la ténacité de certains, qui ont exhumé et fait traduire en anglais une thèse datant de
2013 et portant justement sur cette petite épidémie de pneumonie impliquant six mineurs. Ses conclusions
ne semblent pas corroborer celles de l'experte Zheng-Li Shi. Aucun champignon n'y est alors incriminé, il est
question d'une maladie causée par un virus inconnu de type Sars-CoV.
Il faut arrêter de dire qu'il ne se passe rien dans les labos.
Une montagne de cafouillages qui rendent certains chercheurs circonspects et qui sont des mets idéaux
pour les festins conspirationnistes. Comme s'ils avaient besoin qu'on leur dresse la table. Jean-Michel
Claverie, le vieux routard des virus, suit toute l'affaire d'un oeil aiguisé. Rencontré à Cassis, le professeur du
laboratoire information génomique et structurale (CNRS-université d'Aix-Marseille) évoque un autre obstacle
à la recherche : la disparition, pure et simple, le 12 septembre 2019, d'une database alimentée depuis
plusieurs années par les scientiques chinois pour partager avec le reste de la planète les génomes des
coronavirus découverts. Exit ! « On aurait pourtant bien besoin d'avoir accès à ces séquences », regrette
Étienne Decroly.
Pour examiner les différentes hypothèses une à une, les scientiques ont besoin d'un maximum de données.
Que le virus soit sorti d'une grotte, d'un élevage ou ait ni sa course au fond d'un évier de laboratoire, peu
importe. Des accidents de laboratoire ont déjà eu lieu par le passé, il ne faut y voir aucun signe de malice. «
On ne sait pas vraiment d'où vient ce virus, dire qu'il y a un chaînon manquant, ce n'est pas complotiste ! Ça
peut tout à fait être un accident. Il y en a déjà eu plusieurs récemment, même dans les P4. La variole s'est
déjà échappée deux ou trois fois des deux seuls laboratoires qui la détiennent. Sans compter les acons de
variole retrouvés sur des étagères de NIH (National Institutes of Health, les instituts américains de la santé,
NDLR) il y a cinq ou six ans. Il faut arrêter de dire qu'il ne se passe rien dans les labos », claironne Jean-Michel
Claverie. En attendant un plus grand partage des données chinoises, il faut mettre la main sur la source,
coûte que coûte, pour empêcher une émergence future du virus.
Épisode précédent : Coronavirus : sur les traces de l'origine du virus
Prochain épisode : À la poursuite du chaînon manquant
Par Gwendoline Dos Santos et Caroline Tourbe
ÉPISODE 3. Innocenté, le pangolin ! Et si le coupable était un chien avec
une tête de raton laveur ? À moins que... La suite de notre enquête
scientique.
« On ne sait pas vraiment d'où vient ce virus, dire qu'il y a un chaînon manquant, ce n'est pas complotiste ! Ça
peut tout à fait être un accident. Il y en a déjà eu plusieurs récemment, même dans les laboratoires P4. La
variole s'est déjà échappée deux ou trois fois des deux seuls laboratoires qui en détiennent. Sans compter les
acons de variole retrouvés sur des étagères du NIH (National Institutes of Health, les Instituts américains de
la santé, NDLR) il y a 5 ou 6 ans. Il faut arrêter de dire qu'il ne se passe rien dans les labos », claironne JeanMichel Claverie, grand découvreur de virus, professeur du laboratoire « information génomique et structurale
» (CNRS/université d'Aix-Marseille). C'est vrai que depuis le début de l'épidémie, l'hypothèse d'un virus
échappé d'un laboratoire de Wuhan est régulièrement évoquée.
Mais avant de s'enfoncer dans un nuage de fumée, « il faut rappeler que l'origine naturelle du Sars-CoV-2
demeure la plus probable et la plus communément admise », insiste Jean Dubuisson, chercheur au CNRS,
directeur du Centre d'infection et d'immunité à l'institut Pasteur de Lille. Première possibilité, le virus a
emprunté la voie express, sautant directement de la chauve-souris à l'espèce humaine, déclenchant au
passage une pandémie. « Ce n'est pas impossible, selon Serge Morand*, écologue au Cirad et spécialiste de
l'Asie du Sud-Est. Il existe des précédents, avec d'autres types de virus, comme pour le virus Nipah, transmis
directement par les déjections de chauve-souris frugivores sur du nectar de palmier. Pour les coronavirus,
jamais un tel saut n'a été bien documenté », souligne toutefois le chercheur.
Lire aussi D'où viennent les nouveaux virus
En revanche, une même histoire, parfaitement décrite, s'est répétée à dix ans d'intervalle : un hôte a joué les
intermédiaires entre la chauve-souris et l'homme, permettant au coronavirus de s'adapter. En 2003, à
l'époque du premier Sars-CoV, ce rôle a été tenu notamment par la civette, un petit mammifère. Rebelote en
2012 avec le Mers-CoV qui séjourne chez le dromadaire avant de s'attaquer aux humains. L'existence d'un
hôte intermédiaire est donc hautement probable pour le Sars-CoV-2. Mais avant de trancher, encore faut-il
identier ce chaînon manquant entre lui et le plus proche cousin qu'on lui connaisse à ce jour, le RaTG13,
séquencé sur un échantillon de chauve-souris par l'équipe de celle que l'on surnomme « Batwoman »,
Zheng-Li Shi, à l'Institut de virologie de Wuhan (WIV). « Ces deux virus n'ont pas d'ancêtre commun récent »,
insiste Étienne Decroly, qui s'est lancé dans la quête des origines. Le virologue du laboratoire « architecture et
fonctions des macromolécules biologiques » (CNRS/Université Aix-Marseille) est déjà auteur d'un article
piquant sur l'origine du nouveau coronavirus. Il prévient : « Même si à première vue, 96 % de génome en
commun, cela peut sembler énorme, en réalité une différence de 4 % correspond à près de 40 ans
d'évolution à combler. »
Lire aussi Origine du Covid : les nouveaux mensonges de la Chine
Le pangolin gracié
L'histoire des pangolins saisis par les douanes chinoises en 2019 semble, un temps, capable de résoudre
l'équation. En effet, un coronavirus trouvé sur ces animaux les fait apparaître comme des hôtes
intermédiaires idéaux. On imagine aisément ces pauvres petits animaux sauvages, entassés dans leurs
cages, à côté de celles des chauves-souris, vendues elles aussi sur le marché de Wuhan. Toute cette petite
faune s'échangeant allégrement des virus au nez et à la barbe des visiteurs. Problème, rien ne conrme que
ces animaux s'y soient croisés, d'ailleurs le marché de Wuhan est aujourd'hui innocenté puisque 30 % des
patients recensés en tout début d'épidémie n'y avaient jamais mis les pieds. De plus, les prélèvements
/
réalisés sur place n'ont jamais permis de retrouver le virus sur des animaux, mais uniquement sur différentes
surfaces souillées. Aujourd'hui, le marché n'est donc plus considéré comme le foyer d'émergence du virus,
mais comme un simple lieu de « superpropagation ».
Et ce n'était pas le seul point faible dans ce scénario du « pangolin ». Il y a également un couac directement
dans la séquence du virus retrouvé sur l'animal. S'il afche un point commun déterminant avec le Sars-CoV-2
(un site de liaison au récepteur humain presque identique, mais pas de site « furine », évoqué dans les
épisodes précédents ), il présente un faible taux de similarité avec la séquence complète du Sars-CoV-2, entre
85 % et 90 %. Pour Étienne Decroly, le dossier est classé : « Le virus du pangolin ne peut pas être le virus
"proximal", soit le dernier avant le passage à l'homme. » La piste a bien également retenu, un temps,
l'attention de l'écologue Serge Morand, basé en Thaïlande. Aujourd'hui, il n'y croit plus du tout : « Les
échanges doivent être fréquents et prolongés pour que les virus se transmettent. Sans surprise, les animaux
intermédiaires identiés jusqu'à présent proviennent d'élevages. Pour le pangolin, animal solitaire, qui n'est
pas encore "bien élevé en captivité" », les "chances" d'une émergence croisée avec la chauve-souris seraient
donc très réduites. »
Nouvelle tête d'afche
Au milieu de l'été, des chercheurs de l'Institut Friedrich-Loefer en Allemagne proposent un tout nouveau
scénario. L'acteur central est cette fois le chien viverrin. Malgré son nom, ce petit mammifère méconnu est
davantage le sosie d'un raton laveur poilu que le portrait craché d'un labrador. « Depuis un moment, la Chine
développe cet élevage pour la fourrure », souligne Serge Morand qui trouve cette récente piste
particulièrement intéressante.
Les virologues allemands montrent que l'animal est sensible au Sars-CoV-2, pas étonnant puisqu'il l'était
également au premier Sars-CoV. Mais ils suggèrent surtout qu'il a tout lieu d'être considéré comme le
fameux hôte intermédiaire, notamment parce qu'il transmet facilement le virus sans avoir de symptômes.
Notons au passage que le pangolin infecté, lui, tombe malade comme... un chien. Les chercheurs allemands
soulignent que « les échantillons historiques [de chien viverrin] collectés avant l'épidémie sont d'une
importance particulière ». Mais jusqu'à présent, rien ne ltre de Chine sur de telles études.
« C'est clairement en regardant du côté des élevages que l'on s'approche au plus près du problème »,
reprend Serge Morand. En effet, il est bien connu que les espèces domestiquées de longue date continuent
de nous transmettre des maladies infectieuses, tel le H1N1 en 2009, issu d'une ferme de cochons. Il existe
également de nouvelles sources potentielles d'émergences avec les nouveaux élevages d'animaux sauvages.
Toutes ces espèces sont entassées au même endroit, dans des pays chauds, dans des hangars ouverts où les
chauves-souris entrent sans problème... « Ce sont ces élevages mixtes qui créent des conditions de
débordement, « spillover » en anglais, soit des échanges de virus permanents entre animaux et aussi avec les
humains », poursuit Serge Morand. Comme dans une grande loterie du vivant, on assiste alors à une
multitude de petites transmissions. Certaines vont s'arrêter faute de véritables compatibilités biologiques...
puis le processus va recommencer, jusqu'au moment où les transmissions interhumaines deviennent
efcaces. C'est alors que le virus commence à circuler et à s'adapter à son nouvel hôte. Tout est en place pour
une épidémie.
« Il faut faire de l'écologie »
Mais comment remonter à sa source ? Première solution : plonger le nez dans les archives, pour chercher des
similitudes entre le nouveau virus et des échantillons conservés au congélateur ou des séquences
génétiques d'autres virus rassemblées sur des bases de données internationales. « Cette approche
rétrospective est la seule explorée à ce jour, explique le spécialiste des zoonoses, Éric Leroy, directeur de
recherche à l'IRD (Institut de recherche pour le développement). Des scénarios sur les liens entre le Sars-CoV2 et ses cousins les plus proches sont testés grâce à des logiciels mathématiques qui analysent très
nement, segment génétique par segment génétique, l'inuence de la pression de sélection. En effet, si le
virus reste dans son milieu naturel, il évolue peu. Il n'a pas intérêt à rompre l'équilibre instauré avec son
réservoir animal au risque d'être expulsé. Les mutations interviennent surtout quand il y a des sauts
d'espèces. Le virus se retrouve dans un milieu cellulaire, immunologique complètement différent ». L'analyse
informatique de ces mutations sert à retracer le parcours du virus d'une espèce à une autre. Pour l'instant,
tous les scénarios émis l'ont été sur la base de telles études rétrospectives. Et la clé de l'énigme nous
échappe toujours.
/
Peut-on s'y prendre autrement ? Oui, en multipliant les nouvelles collectes sur le terrain. Des grottes qui
abritent des chauves-souris, à la population humaine en passant par l'élevage rural. « Cette approche
prospective consiste à trouver des animaux qui sont actuellement porteurs du virus ou de proches cousins,
explique Éric Leroy. On fait ensuite des analyses comparatives entre ses séquences virales et les séquences
virales chez l'homme. » Le secret, c'est de ne pas se contenter d'une collecte unique. Au contraire, il faut
mettre en place un suivi longitudinal pour couvrir tous les événements environnementaux et écologiques
susceptibles d'inuencer les virus dans la faune et leur passage chez l'homme. « Il faut faire de l'écologie,
s'intéresser aux mécanismes qui produisent les épidémies et éviter de se focaliser uniquement sur la collecte
et le séquençage des virus », s'emporte Serge Morand. On peut afrmer que l'émergence des virus est due à
la déforestation ou au commerce d'animaux sauvages, mais pour vraiment comprendre, il faut travailler sur
les mécanismes écologiques très locaux en observant les gens, leurs pratiques d'élevage ou de chasse, leurs
techniques agricoles... « L'idéal serait de rassembler toutes les données dans une plateforme collaborative
entre tous les projets en cours : au Vietnam, au Cambodge, au Laos, en Thaïlande, en Malaisie, aux
Philippines, et bien évidemment, en Chine », espère encore le chercheur.
Horloges moléculaires
Une approche qui pourrait s'avérer porteuse d'un double bénéce : une meilleure compréhension du trajet
suivi par Sars-CoV-2, mais aussi la prévention potentielle d'autres crises. « Deux ou trois années de travail à
l'échelle locale nous auraient peut-être évité l'émergence du nouveau coronavirus. Lorsqu'il est apparu à
Wuhan, c'était déjà trop tard. Trois mois après, il avait gagné le monde entier », regrette l'écologue. En
résumé, comme pour les hommes : il faut donc tester, tester, tester. Éric Leroy et Serge Morand sont déjà
dans les starting-blocks. Dès que les conditions sanitaires le permettront, ils leront sur le terrain avec leurs
équipes dans les pays d'Asie du Sud-Est, aux portes de la Chine. Seule l'éventuelle découverte de virus
animaux afchant une très grande proximité avec le Sars-CoV-2 fournira la preuve décisive sur ses origines
naturelles et renseignera sur la circulation du virus dans les mois qui ont précédé sa détection à Wuhan.
Sait-on seulement quand le virus a réellement sauté de la bête à l'homme ? Pour répondre à cette question,
il existe une méthode simple et redoutablement efcace, celle des horloges moléculaires. Elle repose sur un
constat : plus le temps passe, plus un virus se propage dans une population, plus il accumule naturellement
des mutations et s'éloigne de la séquence génétique de son ancêtre, le premier à avoir réussi le saut
d'espèce. Dès que la fréquence de survenue de ces mutations est connue, il est donc possible de dater son
apparition. C'est la spécialité du phylogénéticien suisse, François Balloux, et de son équipe de l'University
College de Londres. « Nous pouvons corréler le nombre de mutations au temps qui s'est écoulé, détaille-t-il.
En l'occurrence, pour le Sars-Cov-2, sa transmission à l'homme se situe quelque part entre le 6 octobre et le 11
décembre. » Une précision d'horloger !
Ce virus avait l'air extrêmement bien adapté à l'homme dès le début et cela m'a beaucoup intrigué.
Qui dit apparition récente dans une espèce dit - normalement - modications à vitesse grand V. « Le rythme
des mutations est habituellement plus élevé au début d'une épidémie, car le virus est encore mal adapté à la
nouvelle espèce et ces mutations améliorent peu à peu son adaptation, explique Jacques van Helden
professeur de bio-informatique à l'université Aix-Marseille, spécialiste des méthodes informatiques et
statistiques pour analyser les génomes. Plus l'adaptation est réussie, plus les mutations sélectionnées
ralentissent. » Or, cela ne semble pas correspondre aux observations réalisées sur le Sars-CoV-2 depuis ses
débuts chez l'homme, selon l'analyse menée par Alina Chan, souvenez-vous, cette chercheuse américaine du
Broad Institute au MIT, devenue « détective ». Lorsqu'elle se met à lire frénétiquement toutes les études
scientiques possibles sur le virus comme autant de pièces à assembler pour reconstituer le scénario de ses
origines, elle note alors que le génome du Sars-CoV-2 semble étonnamment stable.
François Balloux le reconnaît : « Ce virus avait l'air extrêmement bien adapté à l'homme dès le début et cela
m'a beaucoup intrigué. » Jusqu'à ce que son équipe se penche sur des souches de Sars-CoV-2 dans les
élevages de visons contaminés par des humains. « Ce sont des conditions expérimentales presque parfaites
pour observer le démarrage d'une épidémie de Sars-CoV-2 dans une nouvelle espèce. Un peu comme si
nous avions sous nos yeux le début du lm qui nous manque chez l'homme », explique le chercheur suisse.
Avant d'être découvert dans des élevages au Danemark et ailleurs, le Sars-CoV-2 a parfois circulé librement
pendant un à deux mois au milieu des visons. L'équipe du professeur Balloux a donc recherché si ces virus,
confrontés à un nouvel hôte, présentaient des mutations récurrentes. Résultat : de telles mutations sont
apparues très rapidement et elles semblent bien faciliter sa transmission d'un vison à un autre. « Mon
hypothèse est donc que lorsque le virus a "sauté" chez l'homme en octobre, il n'était peut-être pas encore
complètement adapté. Comme la pression de sélection était importante, des mutations sont apparues lui
permettant de mieux se transmettre à l'espèce humaine. Les virus porteurs de ces mutations sont devenus
/
de plus en plus fréquents dans la population. » Comme les premiers échantillons prélevés chez l'homme
datent de la n décembre, cette adaptation rapide a peut-être échappé aux scientiques. Mais rien n'est
tranché à ce stade. « Même si les souches de Sars-CoV-2 caractérisées partagent bien un ancêtre commun
qui remonte à la n 2019, cela ne démontre en rien que cette date correspond au passage de l'animal à
l'humain », estime le bio-informaticien Jacques van Helden.
Lire les précédents épisodes de notre série Aux origines du Covid
Coronavirus : sur les traces de l'origine du virus
Les origines du coronavirus : le RaTG13, ce cousin très éloigné
* « L'homme, la Faune sauvage et la Peste », Serge Morand, 2020, éd. Fayard, 352 p., 21,50 euros