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  2. lemonde.fr
  3. Les Gafam mettent la main sur les câbles sous-marins pour mieux contrôler Internet
  4. Olivier Pinaud
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  6. Workers observe a fiber optic cable from a cable laying ship at Arrietara beach, near Bilbao, northern Spain, June 13, 2017, as Facebook Inc. and Microsoft Corp. join forces to build an underwater fiber optic cable across the Atlantic Ocean, linking Europe and the USA. REUTERS/Vincent West
  7. VINCENT WEST / REUTERS
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  9. Économie
  10. Industrie
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  12. Publié hier à 17h00, mis à jour à 05h58
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  14. Réservé à nos abonnés
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  16. EnquêteGrâce aux câbles de fibre optique sous-marins, Google, Facebook, Amazon et Microsoft dominent l’accès au Web. Les géants de la tech américains ont totalement chamboulé le modèle économique d’une industrie dont les origines remontent à l’invention du télégraphe.
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  18. Lorsque vous lisez un mail, visionnez une vidéo, postez une photo sur un réseau social, effectuez un achat en ligne, consultez un moteur de recherche, en résumé, dès que vous utilisez Internet, il est certain que l’information passe ou est passée à un moment donné par un câble sous-marin de fibre optique. Ces lignes qui pullulent au fond des océans et des mers – le site TeleGeography, la bible du secteur, en compte 486 – font transiter 99 % des données numériques mondiales. Il y a aussi de grandes chances pour que le câble appartienne à Alphabet (Google, YouTube…), à Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp…) et, dans une moindre mesure, à Amazon et à Microsoft. Apple, lui, préfère s’appuyer sur des opérateurs spécialisés, mais ses compères des Gafam, Google, Facebook, Amazon, Microsoft, ont réussi en moins de dix ans à mettre la main sur un secteur jusque-là dominé par les grands opérateurs internationaux de télécoms.
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  20. Depuis Unity, premier câble transpacifique dans lequel il a embarqué, en 2011, Alphabet a construit ou mis en projet vingt autres lignes, soit cinq de plus que Meta. Le groupe français Alcatel Submarine Networks (ASN), premier fabricant européen de câbles sous-marins de fibre optique, estime que 70 % des projets mondiaux actuels, notamment transpacifiques et transatlantiques, sont supportés par Google, Facebook et Cie. « Sur le transatlantique, il est impossible aujourd’hui de faire un câble sans un Gafam », confirme Jean-Luc Vuillemin, directeur de l’entité opérant l’ensemble des réseaux internationaux de l’opérateur Orange, lui-même propriétaire de lignes sous-marines.
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  22. Les stars du Net sont entrées dans ce secteur à pas feutrés à l’orée des années 2010, souvent comme investisseurs minoritaires aux côtés des acteurs télécoms, avec l’envie d’explorer le monde sous-marin. Mais, en 2018, Google (devenu une filiale d’Alphabet en 2015) ne veut plus être un simple passager. Le groupe lance seul trois projets, dont le Curie, en hommage à Marie Curie, un câble reliant la Californie au Chili. Il se vante de devenir ainsi « la première grande entreprise non télécoms à construire un câble intercontinental privé ». Meta, qui s’appelait encore Facebook, lui emboîte le pas.
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  24. Soucieux du bon transport de leurs données jusqu’à l’utilisateur final, ces deux géants de l’Internet veulent maîtriser leurs infrastructures. Dès 2012, Google a d’ailleurs déployé une offre de fibre optique pour les particuliers dans plusieurs villes des Etats-Unis, venant ainsi directement concurrencer les opérateurs de câbles et de télécoms. Facebook a travaillé à une solution de connexion à Internet par drones, Aquila, avant d’y renoncer en 2018. Ils concentrent désormais leurs forces sur les câbles sous-marins.
  25. Du jamais-vu
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  27. Leurs moyens financiers sont immenses. Si un câble transatlantique ou transpacifique coûte plus de 300 millions d’euros, ce type de montant est sans commune mesure face aux dizaines de milliards de dollars qu’Alphabet et Meta amassent chaque année grâce à leurs activités. Pourquoi donc se priver de disposer de son propre réseau de câbles sous-marins quand on peut l’acheter rubis sur l’ongle ? Posséder ses propres câbles, c’est aussi l’assurance pour ces géants de gérer au mieux le trafic entre leurs centres de données répartis dans le monde et de pouvoir répondre à l’explosion des échanges d’information sur Internet. Sachant que la très grande majorité de leurs données naissent ou finissent par être stockées sur le sol américain, les liaisons de et vers les Etats-Unis sont stratégiques. Sur les vingt-trois centres de données détenus par Google, par exemple, quatorze y sont situés. Sans les câbles sous-marins, les Gafam n’auraient pas pu prendre le contrôle de l’Internet mondial comme ils l’ont fait.
  28. Lire aussi l’entretien : Article réservé à nos abonnés Connexion Internet : « Les opérateurs télécoms européens deviennent des prestataires de services des Gafam »
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  30. Pour aller à la vitesse du réseau, Alphabet et Meta ont embauché des dizaines de spécialistes du secteur pour créer leur division sous-marine. Ils ont surtout déversé des centaines de milliards de dollars d’investissements pour tisser leur toile maritime vers l’Europe, l’Asie et l’Afrique. ASN estime que le marché mondial a doublé en trois ans pour atteindre près de 5 milliards de dollars annuels (4,7 milliards d’euros). Du jamais-vu dans l’histoire d’une industrie née au milieu du XIXe siècle après l’invention du télégraphe. « Les Gafam ont totalement chamboulé le modèle économique traditionnel des câbles sous-marins qui reposait sur des consortiums. Ils ont parfois encore besoin de partenaires pour faire baisser le coût unitaire de la ligne de fibre optique, ainsi que pour des questions de réglementations nationales. Mais leurs ressources financières leur donnent un pouvoir immense. Le secteur est passé du modèle de consortium à celui de coconstruction, sous leur direction », constate M. Vuillemin.
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  32. Dans le petit monde des câbles de télécoms sous-marins, évidemment, on se frotte les mains. « Ils ont supprimé le cycle auquel étaient habitués depuis des décennies les fabricants », souligne Alain Biston, le PDG d’ASN. Le groupe, dont les commandes actuelles lui permettent d’avoir une visibilité au moins jusqu’en 2025, a investi 120 millions d’euros en 2021 et 2022 pour augmenter de 30 % la capacité de production de son usine de Calais (Pas-de-Calais). Les carnets de commandes de l’américain SubCom et du japonais NEC débordent eux aussi. « Les Gafam ont clairement fait exploser la dynamique d’investissements dans le secteur », confirmait Didier Dillard, le président d’Orange Marine, la filiale de l’opérateur spécialisée dans la pose et la maintenance de ces câbles, lors d’une conférence organisée en novembre par l’Institut Aspen. Actuellement, plus de la moitié du temps des sept navires d’Orange Marine est occupée par les projets financés par les rois du numérique. Ils tournent sans interruption alors que, en 2017, ils passaient 40 % de leur temps à quai. « Nous sommes sous tension. Nous avons renforcé nos effectifs et augmenté le nombre de jours en mer des équipages », poursuivait M. Dillard.
  33. « Les Gafam ont détruit l’industrie »
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  35. Mais, à force d’investir, les nouveaux arrivants n’ont-ils pas trop tiré sur la corde ? Leur insatiable demande pousse les industriels à accroître leurs dépenses de recherche et développement pour augmenter la puissance des câbles. Le tuyau standard d’ASN compte vingt-quatre paires de fibre optique, mais les clients demandent déjà du trente-deux-paires, « ce qui ne se fait pas aussi vite qu’une ligne de code », soupire-t-on dans l’usine de l’industriel. « Pour les armateurs, anticiper l’avenir est complexe », reconnaît aussi M. Dillard. Faut-il commander un nouveau navire et, si oui, de quelle taille ? Des questions industrielles et financières complexes car « quand vous lancez le chantier d’un bateau vous vous embarquez pour trente-cinq ans », souligne le président d’Orange Marine, qui garde encore en mémoire l’explosion de la bulle Internet en 2000 et les surcapacités qui ont suivi.
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  37. Des spécialistes de cette industrie commencent d’ailleurs à se demander si les nouveaux arrivants n’ont pas surinvesti. Entré en service en octobre dernier, Grace Hopper, le dernier câble transatlantique de Google, reliant les Etats-Unis à l’Espagne et au Royaume-Uni, déploie une puissance de 350 térabits par seconde (Tbps), soit 100 Tbps de plus que le Dunant, déployé en février 2021, qui détenait alors le record de débit, avec son pouvoir de transmettre l’équivalent de l’intégralité de la bibliothèque numérisée du Congrès américain trois fois par seconde ! Engagés dans une course vers toujours plus de puissance, Alphabet et Meta ont parfois déployé des câbles concurrents, empruntant les mêmes routes, alors que le trafic de données ne permet pas encore de les remplir totalement. C’est notamment le cas vers l’Afrique. Fin 2022, Meta déployait 2Africa, le plus long câble au monde (45 000 kilomètres), tout autour de l’Afrique, avec des zones d’atterrissement en Italie, au Portugal, au Royaume-Uni et en France, à Marseille, premier hub européen de câbles sous-marins. Google a construit Equiano le long de la côte ouest africaine, entre le Portugal et l’Afrique du Sud.
  38. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés La France, un acteur central de la souveraineté européenne des câbles sous-marins
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  40. « Les Gafam ont détruit l’industrie en créant un tel monopole », s’inquiète Sunil Tagare, consultant et rédacteur du blog « OpenCables » depuis 2008. Malgré les commandes qui affluent, les marges des fabricants de câble restent faibles : ASN était bénéficiaire de seulement 4 millions d’euros en 2021, en dépit d’un chiffre d’affaires quasiment doublé depuis 2018, à un peu moins d’un milliard d’euros. De leur côté, les intéressés démentent avoir installé une domination nuisible. Dans une étude commandée fin 2021 par Meta, le cabinet RTI International calculait que, sur la base des prévisions économiques de l’Europe, les deux futurs câbles transatlantiques du groupe représentent un gain de l’ordre de 60 milliards d’euros par an pour la zone.
  41. Une question de « sécurité nationale »
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  43. La mainmise des poids lourds de l’Internet sur le carnet de commandes de l’industrie leur donne un pouvoir de vie et de mort sur le secteur. Ils sont aussi une arme politique. « Les câbles sous-marins et les données sont comme le pétrole à la fin du XIXe siècle, cela forge les rapports de force entre les Etats », insiste Stéphane Lelux, le président du cabinet de conseil en ingénierie Tactis, qui appelle l’Europe à prendre l’initiative dans ce domaine pour sortir du « syndrome de Stockholm » : « On a conscience de notre dépendance, mais on ne sait pas comment en sortir, et pire on la renforce avec nos usages numériques du quotidien. » Car, selon lui, si « la domination américaine est préoccupante, elle n’est pas inéluctable, à condition de ne pas être dans une logique de marché pur mais d’avoir une vision stratégique ».
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  45. La Commission européenne a lancé en décembre 2021 le Global Gateway, une stratégie promettant d’engager 300 milliards d’euros pour « développer des liens durables » entre l’Union européenne et le monde. Cela passe par la création de routes alternatives vers l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Afrique. A leur échelle, Orange et Telefonica, les deux derniers grands opérateurs télécoms encore engagés dans les câbles sous-marins, tentent ainsi de garder la tête hors de l’eau. Alors que les autorités américaines ont interdit début décembre 2022 au câble Arcos-1, passant par Cuba, de relier le sol américain, Orange a annoncé quelques jours plus tard avoir signé un accord avec l’administration cubaine pour tirer une ligne entre l’île et la Martinique.
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  47. L’omniprésence et la puissance des Gafam se retournent donc parfois contre eux. « Team Telecom », le surnom du puissant Comité pour l’évaluation de la participation étrangère dans le secteur des services de télécommunications des Etats-Unis, créé par l’administration Trump en avril 2020, rend quasi impossible tout projet de câble américain de ou vers la Chine. A peine installé, le comité a bloqué en juin 2020 une liaison optique entre les Etats-Unis et Hongkong, lancée par Google et Facebook, alors que le câble était déjà dans la cuve du navire, prêt à être posé. La Maison Blanche a évoqué une question de « sécurité nationale », mais la décision a aussi été vue comme une façon d’affaiblir la place financière de Hongkong, qui aura ainsi plus de mal à se connecter aux marchés financiers américains. Autre signe du pouvoir politique de ces câbles : Washington interdit aux Gafam de commander des câbles au fabricant chinois Hengtong, l’ancienne division câbles de Huawei, ce qui exclut de fait cet acteur d’une grande partie du marché mondial. La géopolitique se joue aussi au fond des océans.
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