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Jun 25th, 2017
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  1. Séance 3 : lecture analytique N°4 « 38. Lettre aux jumeaux » de « Simon ouvre l’enveloppe » jusqu’à la fin de la pièce
  2.  
  3. Introduction au passage : Scène ultime d’Incendies, la scène 38, intitulée « Lettre aux jumeaux », ne fait pas à proprement parler partie du dénouement, dont le rôle est a priori de résoudre le nœud de l’action, ici la quête de Jeanne et de Simon pour retrouver leur père et leur frère. La révélation de l’identité du père et du frère a eu lieu dans les scènes précédentes, et les deux lettres données par Nawal à ses enfants ont été remises à leur destinataire. Cette dernière lettre que Nawal adresse aux jumeaux car ils ont accompli leur quête, n’apporte ni retournement de situation, ni révélation. Mais elle devient néanmoins un épilogue, faisant ainsi écho au prologue de la scène 1. Le notaire y reprend telles quelles des expressions qu’il utilisait dans la scène 1, marquant nettement un effet de clôture.
  4. Nous étudierons une partie de cette scène, dans laquelle nous verrons ce qui fait l’originalité de cette lettre, entre poème et leçon de vie.
  5. I / La présence de Nawal
  6. Un retour parmi les vivants
  7. La lettre n’est pas lue par les jumeaux, mais donne lieu à une parole vive, celle de Nawal, revenue parmi les siens. Nawal est présente sur scène comme si elle était toujours vivante, comme l’indique la didascalie nominative l.2. Aucune didascalie ne vient déréaliser cette parole : le lecteur suppose donc que Nawal est présente sur scène, avec le même degré de réalité qu’Hermile Lebel ou les enfants et pour le spectateur, cela dépendra des choix de mise en scène : même plan que les autres personnages ? des plans séparés ? (Le metteur en scène Stanislas Nordey a opté pour une convention vestimentaire simple : les vivants sont en noir, les morts en blanc ; Georges Lini met en scène Nawal très proche physiquement des jumeaux, mais ces derniers lui tournent le dos). Le paradoxe de Nawal réside dans le fait que celle qui a gardé le silence pendant 5 ans retrouve la parole une fois morte « vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silence »(64), et en effet, le début de l’extrait marque cette coïncidence, par la succession immédiate de l’ouverture de l’enveloppe notée dans la 1ère didascalie, et la parole de Nawal (1 et 2).
  8. La lettre est énoncée au présent, or nous savons qu’elle a été rédigée 5 ans auparavant, comme les deux autres lettres (cf page 15, scène 2). Pourtant, Nawal s’adresse à ses enfants au présent d’énonciation, dans l’immédiateté de la situation, et comme si elle savait par avance la réaction de ses enfants, les questionnant « Simon, est-ce que tu pleures ? » (3) « Jeanne, est-ce que tu souris ? » (19). Et elle-même décrit ses réactions, en regard des leurs « Ne sèche pas tes larmes, car je ne sèche pas les miennes » (4-5) ou «  « ne retiens pas ton rire, car je ne retiens pas le mien » (20-21). Ces réactions sont celles d’une personne vivante et sensible qui pleure ou rit selon les circonstances. Elle est dans la communion immédiate avec ses enfants, dans l'instantanéité des émotions. De même, elle ressent avec la même vivacité les souffrances de sa vie passée, comme le montre l’évocation de Sawda au présent, dans la métaphore « ce prénom (…) est une blessure béante au fond de mon cœur » (30-32).
  9. Tous les constats qu’elle fait sur son passé ou sur les événements actuels sont au présent (1222,34-36). Elle est également fortement impliquée dans ses énoncés : forte présence des pronoms « je » et « nous » dans tout le texte, interpellation constante de ses enfants avec une forte présence des pronoms de 2ème personne, au pluriel ou au singulier et recours fréquent à l’interrogative (2,19,42,43,45,61)
  10. Une parole poétique
  11. La disposition du texte de la lettre l’assimile à un texte poétique, par sa proximité avec des vers libres, et par l’utilisation des blancs qui font apparaître des strophes : dans chacune d’elles, Nawal s’adresse d’abord à Simon, puis à Jeanne, puis aux deux enfants à la fois. L’écriture est elle-même poétique, et Nawal met en relief ce qu’elle veut dire à ses enfants par une série de figures de répétition et d’amplification qui renforcent le poids de cette présence étonnante sur scène. Les anaphores « A présent » (8,11) ou « Alors » (44,46,53) qui scandent le propos, se mêlent à la reprise au début d’une proposition des termes qui concluaient la proposition précédente (anadiplose) « il faut reconstruire l’histoire / l’histoire est en miettes » (11 et 12), à la reprise de terme en début et en fin de proposition (épanadiplose, contraire de l’anadiplose) « Souris, Jeanne, souris » (33), aux répétitions simples de plusieurs expressions « avaler sa salive » (8,10) « en colère » (22,35,36,37,38,39), « doucement » (13,15,17). Cette parole, répétitive, repose sur un rythme particulier, qui renvoie parfois à un rythme connu, comme celui du décasyllabe (20) et surtout de l’octosyllabe (7,21,51)
  12. C’est cette parole poétique, quasi-irréelle qu’a choisi l’auteur pour clore Incendies, puisque dans un dernier paradoxe, c’est Nawal elle-même qui clôt son histoire, dans une autre figure de répétition (épiphore) « Gravez mon nom sur ma tombe, et posez la pierre sur ma tombe ». Elle apparaît donc au présent pour préparer sa disparition et clore elle-même la pièce. La parole vivante fait place au silence, mais cette fois-ci il s’agit d’un silence d’apaisement pour Nawal, et de réconfort pour les jumeaux.
  13. II / L’utilisation théâtrale de la lettre
  14. Une lettre de consolation
  15. Cette lettre qui clôt la pièce contraste fortement avec celle qui l’ouvrait, dans le testament de Nawal, dans laquelle Simon et Jeanne étaient désignés par l’expression « enfants jumeaux nés de mon ventre », alors que le notaire, mentionné dans le même testament, avait lui au moins droit au titre d’« ami ». Dans cette nouvelle parole posthume que constitue cette dernière lettre, la parole de Nawal est tout autre, puisqu’elle assume enfin son rôle, comme en témoigne sa signature « votre mère » (67). Nawal prend d’abord soin de s’adresser à chacun de ses enfants séparément, et de s’enquérir en 1er lieu de ce qu’ils ressentent « Simon, est-ce que tu pelures ? » « Jeanne, est-ce que tu souris ? ». En figure maternelle compatissante, elle pleure ou rit avec chacun d’eux : en partageant leurs émotions, elle les reconnaît comme faisant partie d’elle-même, c’est ce que montre l’alliance des adjectifs et des pronoms possessifs qui renvoient aux enfants et à elle-même «tes/ les miennes » (4-5) et « ton / le mien » (19-20). La mère et les enfants ont fait la même expérience, celle de l’enfance comme «un couteau planté dans la gorge » (6)
  16. Nawal console son fils et le félicite, en plaçant l7 la conjonction « et » en début de vers, pour accentuer l’exploit « et tu as su le retirer » ; elle devient la mère aimante qui lui chante une berceuse à laquelle il n’a probablement jamais eu droit « l’histoire est en miettes…bercer chaque image » (12-18), dans laquelle les vbs à l’infinitif désignent une action réparatrice (dans le film Incendies de D. Villeneuve, la place de la berceuse dans la scène finale est très importante).   L’adresse à Jeanne est un peu différente, au sens où Nawal semble se reconnaître en elle : dans son sourire ou son rire qui traduit la colère, Nawal s’identifie à cette figure de révoltée. Elle fait de Jeanne son alter ego avec l’expression « côte à côte » (23), comme elle l’a fait avec Sawda, à qui elle compare sa fille « je t’aurai appelé Sawda » (29). Elle console également sa fille en lui expliquant la colère des femmes de son pays, et en essayant de l’en sauver, par la formule injonctive « il faut casser le fil »(40), même si la métaphore de la glu montre qu’il est difficile de parvenir à s’extirper de cette colère « nous sommes engluées dans la colère » (35)
  17. Une leçon de vie
  18. Nawal s’adresse à ses enfants pour expliquer sa démarche et apporter des réponses à son silence, elle se met donc à leur place en posant la question qu’ils se sont posé longtemps « pourquoi ne pas vous avoir parlé ? » (61) ; elle se justifie par un précepte au présent de vérité générale « il y a des vérités qui ne peuvent être révélée qu’à la condition d’être découvertes » (62-63). Posée ainsi, la formule place Nawal en destinateur de la quête, montre le soin qu’elle a pris à ne pas révéler la vérité oralement, dans toute sa violence et atteste du chemin initiatique qu’ont parcouru les jumeaux, avec les termes « révélées » « vérités » « découvertes ».
  19. Nawal prend soin de donner des directives à ses enfants, pour les guider dans la vie, dans des phrases injonctives « il faut casser le fil » « il faut reconstruire l’histoire » « souris » ; elle leur pose des questions essentielles afin de leur en apporter les réponses « où commence votre histoire ? » : les deux hypothèses évoquées (« à la naissance de votre père ? à votre naissance ? ») ne sont pas satisfaisantes car elles mêlent toutes deux la haine et l’amour, qui sont susceptibles de se détruire mutuellement, ce que montre l’opposition de termes « horreur / amour » « amour/sang » « viol/amour ». Nawal essaie de déjouer la notion de malédiction attachée à la naissance, à partir de la conjonction d’opposition « mais » (47) : elle enseigne à ses enfants qu’ils sont libres de construire leur histoire, parce qu’ils sont libres de se construire un point d’origine, qu’elle situe à la promesse faite à sa grand-mère (57). En redonnant une filiation à ses enfants, elle les intègre dans une famille, leur offre une nouvelle naissance, dans une phrase injonctive « lorsqu’on vous demandera votre histoire, dites que… ». Elle les intègre définitivement à cette histoire en leur proposant de reproduire son propre geste des années auparavant : graver une épitaphe.
  20.  
  21. Conclusion : la quête des jumeaux est accomplie, et ce qui restait en suspens à la scène 1 peut désormais être réalisé : Nawal va être enterrée. Cette scène de clôture renoue tous les fils thématiques de la pièce : ceux qui ont accompli la quête sont récompensés, par une réintégration dans une filiation, qui leur permet d’échapper à l’horreur de leur naissance. Wajdi Mouawad termine sa pièce en donnant une valeur essentielle aux mots : Nawal a fait la promesse à sa grand-mère d’apprendre à lire et à écrire, elle parle ici, par le biais d’une lettre, à ses enfants, et elle leur demande enfin de graver une épitaphe sur sa tombe. La­ maîtrise du langage permet donc de s’affranchir de la malédiction et de la colère.
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