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Jan 22nd, 2020
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  1. Aux sources mathématiques des inégalités de richesse
  2. https://www.pourlascience.fr/sd/economie/aux-sources-mathematiques-des-inegalites-de-richesse-18601.php
  3.  
  4. Aux sources mathématiques des inégalités de richesse
  5. Un modèle mathématique simple décrit la répartition de la richesse dans les économies modernes avec une précision
  6. sans précédent. Et remet en question quelques idées reçues sur le libre marché.
  7. BRUCE BOGHOSIAN | 19 décembre 2019
  8.  
  9. | POUR LA SCIENCE N° 507
  10.  
  11. |
  12.  
  13. Auteur
  14. Bruce M. Boghosian
  15. Bruce M. Boghosian est professeur de mathématiques à l’université Tufts, aux ÉtatsUnis. Il étudie les systèmes dynamiques appliqués et les applications de la théorie des probabilités.
  16.  
  17. L'essentiel
  18. L’inégalité en matière de richesse s’accroît à un rythme alarmant dans de nombreux
  19. pays, en particulier aux États-Unis.
  20. Un modèle simple de répartition de la richesse conçu par des physiciens et des
  21. mathématiciens rend compte des inégalités de richesse dans un grand nombre de pays
  22. avec une précision sans précédent.
  23. Plusieurs modèles mathématiques du libre marché présentent des comportements
  24. analogues à ceux de systèmes physiques complexes tels que les matériaux
  25. ferromagnétiques.
  26.  
  27. © Hanna Barczyk
  28.  
  29. L’inégalité en matière de richesse s’accroît à un
  30. rythme alarmant non seulement aux États-Unis et
  31. en Europe, mais aussi dans des pays aussi divers que la
  32. Russie, l’Inde et le Brésil. Selon la banque
  33. d’investissement Crédit Suisse, la part du patrimoine
  34. global des ménages détenue par le 1 % le plus riche de la
  35. population mondiale est passée de 42,5 à 47,2 % entre la
  36. crise financière de 2008 et 2018. Pour le dire autrement,
  37. en 2010, 388 individus détenaient autant de richesses
  38. que la moitié la plus pauvre de la population mondiale,
  39. soit environ 3,5 milliards de personnes ; aujourd’hui,
  40. l’organisation non gouvernementale Oxfam estime ce
  41. nombre à 26. Et les statistiques de presque tous les pays
  42. qui mesurent la richesse dans leurs enquêtes sur les
  43. ménages indiquent qu’elle est de plus en plus
  44. concentrée.
  45. Bien que les origines des inégalités de richesse fassent
  46. l’objet de vifs débats, une approche élaborée par des
  47. physiciens et des mathématiciens, dont mon groupe à
  48. l’université Tufts, aux États-Unis, suggère qu’elles se
  49. trouvent depuis longtemps sous nos yeux – dans une
  50. bizarrerie arithmétique bien connue. Cette méthode
  51. utilise des modèles de répartition de richesse à base
  52. d’agents, fondés sur des transactions deux à deux entre
  53. agents ou acteurs économiques, dont chacun cherche à
  54. optimiser ses propres résultats financiers. Dans le
  55. monde moderne, rien ne peut sembler plus juste ou plus
  56. naturel que deux personnes qui décident d’échanger des
  57. biens, de s’entendre sur un prix et de se serrer la main.
  58. En effet, la stabilité apparente d’un système économique
  59. résultant de cet équilibre de l’offre et de la demande
  60. entre les différents acteurs est considérée comme un
  61. sommet de la pensée des Lumières, à tel point que de
  62. nombreuses personnes en sont venues à associer le libre
  63. marché à la notion même de liberté. Nos modèles
  64. mathématiques, qui sont déroutants de simplicité et qui
  65. reposent sur des transactions volontaires, suggèrent
  66. cependant qu’il est temps de réexaminer sérieusement
  67. cette idée.
  68. En particulier, le « modèle affine de richesse » (nommé
  69. ainsi en raison de ses propriétés mathématiques) décrit
  70. avec une grande précision la répartition de la richesse
  71. entre les ménages dans divers pays développés, tout en
  72. révélant une asymétrie subtile qui tend à concentrer la
  73. richesse. À notre avis, cette approche purement
  74. analytique, qui ressemble à une radiographie en ce sens
  75. qu’elle n’est pas tant utilisée pour représenter le
  76. désordre du monde réel que pour le dépouiller et en
  77. révéler le squelette sous-jacent, permet de mieux
  78. comprendre les facteurs qui accroissent aujourd’hui la
  79. pauvreté et les inégalités.
  80.  
  81. Inexorable oligarchie
  82.  
  83. En 1986, le sociologue et statisticien américain John
  84. Angle décrivait pour la première fois les flux et la
  85. répartition des richesses comme le résultat de
  86. transactions effectuées par des paires d’agents
  87. économiques, qui peuvent être des individus, des
  88. ménages, des entreprises, des fonds ou d’autres entités.
  89. Au tournant du siècle, les physiciens Slava Ispolatov,
  90. Pavel Krapivsky et Sidney Redner, à l’université de
  91. Boston, ainsi qu’Adrian Dragulescu, maintenant au
  92. Constellation Energy Group, et Victor Yakovenko, de
  93. l’université du Maryland, ont montré que l’on pouvait
  94. analyser les modèles de ce type avec les outils de la
  95. physique statistique. Il s’avère que dans beaucoup de ces
  96. modèles, la richesse se déplace inexorablement d’un
  97. agent à l’autre même s’ils sont fondés sur des échanges
  98. équitables entre acteurs égaux.
  99.  
  100. En 2002, Anirban Chakraborti, à l’institut Saha de
  101. physique nucléaire de Calcutta, en Inde, a introduit ce
  102. qui est devenu le « modèle du vide-grenier », ainsi
  103. nommé parce qu’il présente certaines caractéristiques de
  104. transactions économiques réelles entre deux individus.
  105. Il a également utilisé des simulations numériques pour
  106. montrer que dans ce modèle, la richesse se concentre
  107. inexorablement dans les mains de quelques-uns et fait
  108. émerger une oligarchie.
  109.  
  110. Le modèle du vide-grenier, un modèle simple développé par le
  111. physicien Anirban Chakraborti, suppose que la richesse se déplace
  112. d’une personne à l’autre lorsque la première commet une « erreur »
  113. dans un échange économique. Si le montant payé pour un bien est
  114. exactement égal à ce que celui-ci vaut, aucune richesse ne change
  115. de mains. Mais si une personne paie trop cher ou si l’autre accepte
  116. moins que la valeur de l’article, une part de richesse est transférée.
  117. Comme personne ne veut risquer d’être ruiné, Anirban Chakraborti
  118. a supposé que le montant qui peut potentiellement être perdu est
  119. une fraction de la richesse de la personne la plus pauvre. Il a
  120. constaté que même si l’on choisit au hasard, par un tirage à pile ou
  121. face, le résultat de chaque transaction, la multiplication de ces
  122. ventes et achats entraîne inévitablement la concentration de toute
  123. la richesse dans les mains d’une seule personne, une situation
  124. d’inégalité extrême.
  125.  
  126. Pour comprendre comment cela se produit, supposons
  127. que vous soyez invité à jouer à un jeu au casino. Vous
  128. devez miser sur la table une certaine somme, disons
  129. 100 euros, puis on tire une pièce à pile ou face. Si le
  130. résultat est face, le casino vous paie 20 % de ce que vous
  131. avez misé, et vous disposerez alors de 120 euros sur la
  132. table. Si le résultat est pile, le casino prend 17 % de votre
  133. mise et il vous restera donc 83 euros. Vous pouvez jouer
  134. autant de fois que vous le souhaitez. À chaque fois, vous
  135. gagnez 20 % de ce qui est sur la table si le tirage donne
  136. face, et vous en perdez 17 % si le tirage donne pile.
  137. Devriez-vous accepter de jouer à ce jeu ?
  138.  
  139. Vous pourriez faire deux raisonnements, tous deux
  140. plutôt convaincants, pour vous aider à prendre la bonne
  141. décision. Vous pouvez penser : « La probabilité de gagner
  142. 20 euros est de ½, et la probabilité de perdre 17 euros
  143. est de ½. Mon espérance de gain au premier tirage est
  144. donc :
  145.  
  146. ½ × (+ 20 €) + ½ × (− 17 €) = 1,50 €.
  147.  
  148. Cette espérance est positive. En d’autres termes, mes
  149. chances de gagner et de perdre sont égales, mais la
  150. somme récoltée si je gagne sera supérieure à celle
  151. perdue dans le cas contraire. » De ce point de vue, il
  152. semble avantageux de jouer à ce jeu.
  153.  
  154. Ou bien, comme un joueur d’échecs, vous pourriez
  155. anticiper plusieurs coups : « Et si je jouais à ce jeu
  156. 10 parties successives de pile ou face ? Un résultat
  157. vraisemblable est qu’il y aura 5 ‘‘pile’’ et 5 ‘‘face’’. Or
  158. chaque fois qu’un ‘‘face’’ apparaît, ma mise est
  159. multipliée par 1,2, tandis que chaque fois que c’est
  160. ‘‘pile’’, ma mise est multipliée par 0,83. Après 5 victoires
  161. et 5 défaites, dans n’importe quel ordre, le montant dont
  162. je disposerai sur la table sera donc :
  163.  
  164. 1,2 × 1,2 × 1,2 × 1,2 × 1,2 × 0,83 × 0,83 × 0,83 × 0,83 ×
  165. 0,83 × 100 € = 98,02 €.
  166.  
  167. Autrement dit, je perdrai environ 2 € de ma mise initiale
  168. de 100 €. » Avec un peu plus de calculs, on pourrait voir
  169. qu’il faut environ 93 victoires pour compenser 91 pertes.
  170. De ce point de vue, il semble désavantageux de jouer à ce
  171. jeu.
  172.  
  173. La contradiction entre les deux arguments présentés ici
  174. peut paraître surprenante à première vue, mais elle est
  175. bien connue en théorie des probabilités et en finance.
  176. Son lien avec les inégalités de richesse l’est toutefois
  177. moins. Pour étendre la métaphore du casino aux
  178. mouvements des richesses dans une économie
  179. (excessivement simplifiée), imaginons un système de
  180. 1 000 individus qui s’engagent dans des échanges deux à
  181. deux. Supposons que chacun détienne une certaine
  182. somme initiale (qui pourrait être exactement la même
  183. pour tous). Choisissons deux agents au hasard et
  184. demandons-leur d’effectuer des transactions, puis
  185. faisons de même avec deux autres agents, et ainsi de
  186. suite. En d’autres termes, ce modèle suppose des
  187. transactions séquentielles entre des paires d’agents
  188. choisies au hasard. Notre plan est d’effectuer des
  189. millions ou des milliards de transactions de ce genre
  190. dans notre groupe de 1 000 personnes et de voir
  191. comment la richesse sera finalement distribuée.
  192.  
  193. À quoi ressemble une transaction entre deux agents ?
  194. Comme les gens évitent naturellement d’être ruinés,
  195. nous supposons que le montant en jeu, que nous
  196. noterons Δw (se prononce « delta w »), ne représente
  197. qu’une fraction fixe de la richesse de la personne la plus
  198. pauvre, Shauna. De cette façon, même si Shauna perd
  199. dans une transaction avec la personne la plus riche,
  200. appelons-la Éric, la somme perdue restera toujours
  201. inférieure à sa propre fortune totale. Cette hypothèse
  202. n’est pas déraisonnable et, en fait, elle tient compte
  203. d’une limite que la plupart des gens s’imposent
  204. instinctivement dans leur vie économique.
  205. Pour commencer – juste parce que ces chiffres nous sont
  206. familiers –, supposons que Δw représente 20 % de la
  207. richesse w de Shauna si elle gagne, et – 17 % de w si elle
  208. perd. En fait, notre modèle suppose que les
  209. pourcentages de gain et de perte sont égaux, mais cela
  210. ne modifie pas le résultat général (cela découle du fait
  211. que (1 + a) (1 – a) = 1 – a2, qui est strictement inférieur
  212. à 1 pour tout nombre réel a non nul censé représenter la
  213. fraction de gain, par exemple 0,2 pour Δw = 20 %). De
  214. plus, une valeur de Δw supérieure ou inférieure ne fera
  215. que déformer l’échelle de temps, de sorte qu’il faudra
  216. plus ou moins de transactions avant d’être en mesure de
  217. voir le résultat final, lequel restera inchangé.
  218.  
  219. Puisque notre objectif est de modéliser une économie de
  220. marché équitable et stable, commençons par supposer
  221. que personne n’a d’avantage d’aucune sorte. Pour
  222. déterminer la direction dans laquelle Δw est déplacé,
  223. tirons donc simplement à pile ou face. Si c’est face,
  224. Shauna récolte d’Éric 20 % du montant qu’elle détenait ;
  225. si c’est pile, elle doit en donner 17 % à Éric. Ensuite, on
  226. choisit au hasard une autre paire d’agents parmi les
  227. 1 000 et l’on recommence. Faisons-le 1 million ou 1
  228. milliard de fois. Que se passe-t-il ?
  229.  
  230. Si l’on simule cette économie, qui est une variante du
  231. modèle de vide-grenier, on obtient un résultat
  232. remarquable : après un grand nombre de transactions,
  233. l’un des agents finit par devenir un « oligarque » qui
  234. détient pratiquement toute la richesse, et les 999 autres
  235. se retrouvent avec pratiquement rien. Peu importe
  236. quelle était la richesse initiale de chacun. Peu importe
  237. que tous les tirages à pile ou face aient été ou non
  238. absolument équitables. Il importe peu que l’espérance de
  239. gain de l’agent le plus pauvre soit positive dans chaque
  240. transaction, alors que celle de l’agent le plus riche est
  241. négative. N’importe quel agent de cette économie peut
  242. devenir l’oligarque – en fait, tous ont la même chance de
  243. le devenir si leur richesse initiale est la même. En ce
  244. sens, il y a égalité des chances. Mais un seul d’entre eux
  245. devient l’oligarque, et tous les autres voient leur richesse
  246. moyenne décroître vers zéro à mesure que les
  247. transactions se multiplient. Et pour couronner le tout,
  248. plus le rang de richesse d’une personne est bas, plus la
  249. diminution est rapide.
  250.  
  251. Ce résultat est d’autant plus surprenant qu’il est valable
  252. même si tous les agents ont une richesse initiale
  253. identique et sont traités de façon symétrique. Les
  254. physiciens décrivent les phénomènes de ce type comme
  255. des « brisures de symétrie ». Le tout premier tirage à pile
  256. ou face transfère de l’argent d’un agent à l’autre, ce qui
  257. crée un déséquilibre entre les deux. Et une fois que l’on a
  258. des disparités de richesse, aussi petites soient-elles, les
  259. transactions successives enrichiront peu à peu les agents
  260. les plus riches au détriment des plus pauvres, amplifiant
  261. ainsi les inégalités jusqu’à ce que le système devienne
  262. oligarchique.
  263.  
  264. Si des inégalités sont présentes dès le départ, la richesse
  265. de l’agent le plus pauvre diminuera probablement le plus
  266. rapidement. Au profit de qui ? Elle doit aller à des agents
  267. plus riches, puisqu’il n’y a pas d’agents plus pauvres. La
  268. situation n’est pas bien meilleure pour le deuxième
  269. agent le plus pauvre. À long terme, tous les participants
  270. à cette économie, sauf les plus riches, verront leur
  271. richesse décroître exponentiellement. Dans des articles
  272. indépendants parus en 2015, mes collègues et moi, à
  273. l’université Tufts, et Christophe Chorro, de l’université
  274. Panthéon-Sorbonne, à Paris, ont prouvé
  275. mathématiquement ce que les simulations d’Anirban
  276. Chakraborti avaient découvert, à savoir que le modèle de
  277. vide-grenier déplace la richesse inexorablement d’un
  278. côté à l’autre.
  279.  
  280. Cela signifie-t-il que les agents les plus pauvres ne
  281. gagnent jamais ou que les agents les plus riches ne
  282. perdent jamais ? Pas du tout. Encore une fois, la
  283. configuration ressemble à celle d’un casino : tantôt on
  284. perd, tantôt on gagne, mais plus on reste longtemps
  285. dans le casino, plus on risque de perdre. Le libre marché
  286. est, pour l’essentiel, un casino que l’on ne peut jamais
  287. quitter. Lorsque le petit flux de richesse décrit plus haut,
  288. qui passe du pauvre au riche dans chaque transaction,
  289. est multiplié par les 7,7 milliards d’individus de la
  290. population mondiale et par le très grand nombre de
  291. transactions qu’ils font, le petit flux devient un torrent,
  292. et l’inégalité de richesse s’accentue inévitablement.
  293.  
  294. Quand la richesse se condense
  295.  
  296. On pourrait bien sûr se demander si ce modèle, même
  297. s’il est mathématiquement exact, a quelque chose à voir
  298. avec la réalité. Après tout, il décrit une économie
  299. totalement instable qui dégénère inévitablement en une
  300. oligarchie extrême, et une telle oligarchie n’existe pas
  301. dans le monde réel. Effectivement, le modèle de videgrenier ne permet pas à lui seul d’expliquer la répartition
  302. empirique de la richesse. Pour pallier ce défaut,
  303. plusieurs collègues, à l’université Tufts, et moi l’avons
  304. affiné de trois façons pour le rendre plus réaliste.
  305. Dans un article publié en 2017, nous avons incorporé au
  306. modèle une redistribution de la richesse. Pour qu’il reste
  307. suffisamment simple, nous avons imposé que chaque
  308. agent fasse, après chaque transaction, un pas vers la
  309. richesse individuelle moyenne. La taille de ce pas était
  310. une fraction, notée χ (la lettre grecque chi), de la
  311. différence entre la richesse de l’agent et la richesse
  312. moyenne. Cela équivaut à un impôt sur la fortune pour
  313. les riches (le taux d’imposition par unité de temps est χ)
  314. et à une subvention complémentaire pour les pauvres.
  315. L’effet est de transférer de la richesse de ceux qui sont
  316. au-dessus de la moyenne à ceux qui sont au-dessous.
  317. Nous avons constaté que cette simple modification
  318. stabilise la répartition des richesses et empêche
  319. l’apparition d’une oligarchie. Étonnamment, cela a
  320. permis à notre modèle d’être en accord à mieux que 2 %
  321. près avec les données empiriques sur la répartition de la
  322. richesse aux États-Unis et en Europe entre 1989 et 2016.
  323. Le paramètre unique χ semble résumer l’effet d’une
  324. multitude d’impôts ou taxes et de subventions qu’il
  325. serait beaucoup trop difficile de prendre en compte
  326. séparément dans un modèle aussi schématique que
  327. celui-ci.
  328.  
  329. En outre, il est bien documenté que les riches
  330. bénéficient d’avantages économiques systémiques, tels
  331. que des taux d’intérêt plus bas sur les prêts et de
  332. meilleurs conseils financiers, alors que les pauvres
  333. souffrent de désavantages économiques systémiques tels
  334. que les prêts sur salaire et le manque de temps pour faire
  335. des achats aux meilleurs prix. Comme l’écrivain James
  336. Baldwin l’a dit un jour : « Quiconque a déjà lutté contre
  337. la pauvreté sait à quel point il est coûteux d’être
  338. pauvre. »
  339.  
  340. Par conséquent, dans le même article de 2017
  341. mentionné ci-dessus, nous avons aussi tenu compte de
  342. ce que nous appelons l’avantage lié à la richesse. Nous
  343. avons biaisé le tirage à pile ou face en faveur de
  344. l’individu le plus riche d’une quantité proportionnelle à
  345. un nouveau paramètre ζ (la lettre grecque zêta),
  346. multiplié par le rapport entre la différence de richesse
  347. des deux agents et la richesse moyenne. Ce raffinement
  348. assez simple, qui représente et résume une multitude de
  349. biais en faveur des riches, améliore l’accord entre le
  350. modèle et la partie supérieure des distributions de
  351. richesse constatées.
  352.  
  353. L’inclusion du biais lié à la richesse reproduit le
  354. phénomène d’oligarchie partielle et en donne aussi une
  355. définition mathématique précise. Chaque fois que l’effet
  356. de l’avantage lié à la richesse obtenue dépasse celui de la
  357. redistribution (plus précisément, chaque fois que ζ est
  358. supérieur à χ), une fraction infinitésimale de la
  359. population détient une proportion non nulle, égale à
  360. 1 – χ/ζ, de la richesse de la société. L’apparition de
  361. l’oligarchie partielle est en fait une transition de phase
  362. pour un autre modèle de transactions économiques,
  363. comme l’ont décrit pour la première fois en 2000 les
  364. physiciens Jean-Philippe Bouchaud, président de la
  365. société Capital Fund Management et professeur à l’École
  366. polytechnique, à Palaiseau, et Marc Mézard, de l’École
  367. normale supérieure, à Paris. Dans notre modèle, quand ζ
  368. est inférieur à χ, le système n’a qu’un seul état stable,
  369. dépourvu d’oligarchie ; lorsque ζ est supérieur à χ, un
  370. nouvel état, oligarchique, apparaît et devient l’état
  371. stable (voir l’encadré 3). Le modèle du vide-grenier à
  372. deux paramètres (χ et ζ) ainsi obtenu est capable de
  373. reproduire à 1 ou 2 % près les données empiriques sur la
  374. répartition de la richesse aux États-Unis et en Europe
  375. entre 1989 et 2016.
  376.  
  377. Une telle transition de phase a peut-être joué un rôle
  378. crucial dans la concentration de richesse qui a suivi
  379. l’éclatement de l’Union soviétique en 1991. L’imposition
  380. aux anciens États de l’URSS d’une « thérapie de choc »,
  381. comme on a surnommé cette stratégie économique, a
  382. entraîné une forte diminution de la redistribution de la
  383. richesse (c’est-à-dire une diminution de χ) par leurs
  384. gouvernements et un bond concomitant de l’avantage lié
  385. à la richesse (augmentation de ζ) sous l’effet combiné
  386. des soudaines privatisations et déréglementations. La
  387. baisse de « température » χ/ζ qui en a résulté a provoqué,
  388. dans les anciens pays communistes, une concentration
  389. de la richesse, et ces pays sont devenus oligarchiques
  390. presque du jour au lendemain. À ce jour, on peut
  391. qualifier d’oligarchies au moins 10 des 15 anciennes
  392. républiques soviétiques.
  393.  
  394. Une troisième amélioration de notre modèle, en 2019, a
  395. consisté à y inclure la richesse négative – l’un des
  396. aspects les plus inquiétants des économies modernes. En
  397. 2016, par exemple, environ 10,5 % de la population
  398. étatsunienne était endettée en raison de prêts
  399. hypothécaires, de prêts étudiants et autres. Nous avons
  400. donc introduit un troisième paramètre, noté κ (la lettre
  401. grecque kappa), qui décale la distribution de richesse
  402. vers le bas et qui prend donc en compte la richesse
  403. négative. Nous avons supposé que la richesse la plus
  404. faible que l’agent le plus pauvre pouvait détenir à tout
  405. moment était – S, où S est égal à κ fois la richesse
  406. moyenne par individu. Avant chaque transaction, nous
  407. avons prêté de la richesse S aux deux agents afin que
  408. chacun ait une richesse positive. Ils ont ensuite effectué
  409. leurs transactions selon le modèle de vide-grenier
  410. étendu, décrit plus haut, après quoi ils ont tous les deux
  411. remboursé leur dette S.
  412.  
  413. Le modèle à trois paramètres (χ, ζ, κ) ainsi obtenu,
  414. nommé « modèle affine de richesse », est en mesure de
  415. s’accorder avec les données empiriques sur la répartition
  416. de la richesse aux États-Unis à moins de 0,15 % près sur
  417. une période de trois décennies. Avec les données
  418. européennes pour 2010, l’accord est généralement
  419. meilleur qu'à 0,35-0,5 % près.
  420.  
  421. Pour effectuer ces comparaisons avec les données
  422. réelles, nous avons dû résoudre le « problème inverse ».
  423. En d’autres termes, la répartition empirique de la
  424. richesse étant donnée, il nous a fallu déterminer les
  425. valeurs de χ, ζ et κ pour lesquelles les résultats du
  426. modèle sont les plus proches des données. À titre
  427. d’exemple, pour décrire la distribution de richesse des
  428. ménages américains en 2016, les paramètres optimaux
  429. sont χ = 0,036, ζ = 0,050 et κ = 0,058. Nous avons
  430. confronté le modèle affine de richesse à des données
  431. empiriques provenant de nombreux pays et époques. À
  432. notre connaissance, il décrit les données sur la
  433. répartition de la richesse avec plus de précision que tout
  434. autre modèle existant.
  435.  
  436. Ruissellement vers le haut
  437.  
  438. Il est remarquable que le modèle de répartition de la
  439. richesse qui s’ajuste le mieux aux données empiriques
  440. soit un modèle qui serait complètement instable sans
  441. redistribution, plutôt qu’un modèle fondé sur un
  442. supposé équilibre des forces du marché. En fait, ces
  443. modèles mathématiques démontrent que, loin de
  444. « ruisseler » vers les pauvres, la tendance naturelle de la
  445. richesse est de s’écouler vers le haut, de sorte que la
  446. répartition « naturelle » de la richesse dans une
  447. économie de marché correspond à une oligarchie totale.
  448. Seule la redistribution fixe des limites à l’inégalité.
  449. Les modèles mathématiques attirent également
  450. l’attention sur l’influence énorme qu’ont la rupture de
  451. symétrie, le hasard et les avantages préalables (dus par
  452. exemple aux héritages) sur la distribution de la richesse.
  453. Et la présence d’une rupture de symétrie va à l’encontre
  454. des arguments qui justifient les inégalités de richesse
  455. par l’idée que les individus portent l’entière
  456. responsabilité de leurs résultats économiques
  457. simplement parce qu’ils effectuent des transactions
  458. volontairement ou par l’idée que l’accumulation de
  459. richesses résulte de l’intelligence et des efforts investis.
  460. Il est vrai que la position d’un individu sur le spectre de
  461. la richesse est corrélée dans une certaine mesure à ces
  462. attributs, mais la forme globale de ce spectre peut
  463. s’expliquer à mieux que 0,33 % près par un modèle
  464. statistique qui les ignore complètement. Le hasard joue
  465. un rôle beaucoup plus important que celui qu’on lui
  466. attribue d’habitude ; aussi, la glorification dont
  467. bénéficient généralement les riches dans les sociétés
  468. modernes et, inversement, la stigmatisation des pauvres
  469. sont totalement injustifiées.
  470.  
  471. Qui plus est, seul un mécanisme de redistribution
  472. soigneusement conçu est en mesure de compenser, dans
  473. une économie de marché, la tendance naturelle des
  474. richesses à passer des pauvres aux riches. On confond
  475. souvent redistribution et impôts, mais les deux notions
  476. doivent rester bien distinctes. Les citoyens versent des
  477. impôts à leur gouvernement pour financer les activités
  478. de ce dernier. Quant à la redistribution, les
  479. gouvernements peuvent la mettre en œuvre, mais il est
  480. préférable de la considérer comme un flux de richesses
  481. entre personnes destiné à compenser les injustices
  482. inhérentes à l’économie de marché. Dans un système de
  483. redistribution uniforme, tous ceux dont la richesse est
  484. inférieure à la moyenne recevraient des fonds nets,
  485. tandis que tous ceux plus riches que la moyenne
  486. paieraient. Et c’est précisément parce que les niveaux
  487. actuels d’inégalité sont si extrêmes que les bénéficiaires
  488. seraient beaucoup plus nombreux que les payeurs.
  489. Étant donné la complexité des économies réelles, nous
  490. trouvons gratifiant qu’une approche analytique simple
  491. développée par des physiciens et des mathématiciens
  492. décrive les distributions réelles de richesse de plusieurs
  493. pays avec une aussi grande précision. Il est également
  494. assez curieux de constater que ces distributions
  495. présentent des caractéristiques subtiles mais essentielles
  496. de systèmes physiques complexes. Et surtout, le fait
  497. qu’une esquisse aussi simple et plausible du libre marché
  498. fasse apparaître qu’il est tout sauf libre et équitable
  499. devrait être à la fois un motif d’inquiétude et un appel à
  500. l’action.
  501.  
  502. Article paru dans
  503. Pour la Science n°507 - Janvier 2020
  504.  
  505. En savoir plus
  506. Jie Li et al., The affine wealth model : An agent-based model of asset exchange that
  507. allows for negative-wealth agents and its empirical validation, Physica A, vol. 516,
  508. pp. 423-442, 2019.
  509. A. Devitt-Lee et al., A nonstandard description of wealth concentration in large-scale
  510. economies, SIAM Journal on Applied Mathematics, vol. 78(2), pp. 996-1008, 2018.
  511. J.-P. Bouchaud et M. Mézard, Wealth condensation in a simple model of
  512. economy, Physica A, vol. 282, pp. 536-545, 2000.
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