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- Aux sources mathématiques des inégalités de richesse
- https://www.pourlascience.fr/sd/economie/aux-sources-mathematiques-des-inegalites-de-richesse-18601.php
- Aux sources mathématiques des inégalités de richesse
- Un modèle mathématique simple décrit la répartition de la richesse dans les économies modernes avec une précision
- sans précédent. Et remet en question quelques idées reçues sur le libre marché.
- BRUCE BOGHOSIAN | 19 décembre 2019
- | POUR LA SCIENCE N° 507
- |
- Auteur
- Bruce M. Boghosian
- Bruce M. Boghosian est professeur de mathématiques à l’université Tufts, aux ÉtatsUnis. Il étudie les systèmes dynamiques appliqués et les applications de la théorie des probabilités.
- L'essentiel
- L’inégalité en matière de richesse s’accroît à un rythme alarmant dans de nombreux
- pays, en particulier aux États-Unis.
- Un modèle simple de répartition de la richesse conçu par des physiciens et des
- mathématiciens rend compte des inégalités de richesse dans un grand nombre de pays
- avec une précision sans précédent.
- Plusieurs modèles mathématiques du libre marché présentent des comportements
- analogues à ceux de systèmes physiques complexes tels que les matériaux
- ferromagnétiques.
- © Hanna Barczyk
- L’inégalité en matière de richesse s’accroît à un
- rythme alarmant non seulement aux États-Unis et
- en Europe, mais aussi dans des pays aussi divers que la
- Russie, l’Inde et le Brésil. Selon la banque
- d’investissement Crédit Suisse, la part du patrimoine
- global des ménages détenue par le 1 % le plus riche de la
- population mondiale est passée de 42,5 à 47,2 % entre la
- crise financière de 2008 et 2018. Pour le dire autrement,
- en 2010, 388 individus détenaient autant de richesses
- que la moitié la plus pauvre de la population mondiale,
- soit environ 3,5 milliards de personnes ; aujourd’hui,
- l’organisation non gouvernementale Oxfam estime ce
- nombre à 26. Et les statistiques de presque tous les pays
- qui mesurent la richesse dans leurs enquêtes sur les
- ménages indiquent qu’elle est de plus en plus
- concentrée.
- Bien que les origines des inégalités de richesse fassent
- l’objet de vifs débats, une approche élaborée par des
- physiciens et des mathématiciens, dont mon groupe à
- l’université Tufts, aux États-Unis, suggère qu’elles se
- trouvent depuis longtemps sous nos yeux – dans une
- bizarrerie arithmétique bien connue. Cette méthode
- utilise des modèles de répartition de richesse à base
- d’agents, fondés sur des transactions deux à deux entre
- agents ou acteurs économiques, dont chacun cherche à
- optimiser ses propres résultats financiers. Dans le
- monde moderne, rien ne peut sembler plus juste ou plus
- naturel que deux personnes qui décident d’échanger des
- biens, de s’entendre sur un prix et de se serrer la main.
- En effet, la stabilité apparente d’un système économique
- résultant de cet équilibre de l’offre et de la demande
- entre les différents acteurs est considérée comme un
- sommet de la pensée des Lumières, à tel point que de
- nombreuses personnes en sont venues à associer le libre
- marché à la notion même de liberté. Nos modèles
- mathématiques, qui sont déroutants de simplicité et qui
- reposent sur des transactions volontaires, suggèrent
- cependant qu’il est temps de réexaminer sérieusement
- cette idée.
- En particulier, le « modèle affine de richesse » (nommé
- ainsi en raison de ses propriétés mathématiques) décrit
- avec une grande précision la répartition de la richesse
- entre les ménages dans divers pays développés, tout en
- révélant une asymétrie subtile qui tend à concentrer la
- richesse. À notre avis, cette approche purement
- analytique, qui ressemble à une radiographie en ce sens
- qu’elle n’est pas tant utilisée pour représenter le
- désordre du monde réel que pour le dépouiller et en
- révéler le squelette sous-jacent, permet de mieux
- comprendre les facteurs qui accroissent aujourd’hui la
- pauvreté et les inégalités.
- Inexorable oligarchie
- En 1986, le sociologue et statisticien américain John
- Angle décrivait pour la première fois les flux et la
- répartition des richesses comme le résultat de
- transactions effectuées par des paires d’agents
- économiques, qui peuvent être des individus, des
- ménages, des entreprises, des fonds ou d’autres entités.
- Au tournant du siècle, les physiciens Slava Ispolatov,
- Pavel Krapivsky et Sidney Redner, à l’université de
- Boston, ainsi qu’Adrian Dragulescu, maintenant au
- Constellation Energy Group, et Victor Yakovenko, de
- l’université du Maryland, ont montré que l’on pouvait
- analyser les modèles de ce type avec les outils de la
- physique statistique. Il s’avère que dans beaucoup de ces
- modèles, la richesse se déplace inexorablement d’un
- agent à l’autre même s’ils sont fondés sur des échanges
- équitables entre acteurs égaux.
- En 2002, Anirban Chakraborti, à l’institut Saha de
- physique nucléaire de Calcutta, en Inde, a introduit ce
- qui est devenu le « modèle du vide-grenier », ainsi
- nommé parce qu’il présente certaines caractéristiques de
- transactions économiques réelles entre deux individus.
- Il a également utilisé des simulations numériques pour
- montrer que dans ce modèle, la richesse se concentre
- inexorablement dans les mains de quelques-uns et fait
- émerger une oligarchie.
- Le modèle du vide-grenier, un modèle simple développé par le
- physicien Anirban Chakraborti, suppose que la richesse se déplace
- d’une personne à l’autre lorsque la première commet une « erreur »
- dans un échange économique. Si le montant payé pour un bien est
- exactement égal à ce que celui-ci vaut, aucune richesse ne change
- de mains. Mais si une personne paie trop cher ou si l’autre accepte
- moins que la valeur de l’article, une part de richesse est transférée.
- Comme personne ne veut risquer d’être ruiné, Anirban Chakraborti
- a supposé que le montant qui peut potentiellement être perdu est
- une fraction de la richesse de la personne la plus pauvre. Il a
- constaté que même si l’on choisit au hasard, par un tirage à pile ou
- face, le résultat de chaque transaction, la multiplication de ces
- ventes et achats entraîne inévitablement la concentration de toute
- la richesse dans les mains d’une seule personne, une situation
- d’inégalité extrême.
- Pour comprendre comment cela se produit, supposons
- que vous soyez invité à jouer à un jeu au casino. Vous
- devez miser sur la table une certaine somme, disons
- 100 euros, puis on tire une pièce à pile ou face. Si le
- résultat est face, le casino vous paie 20 % de ce que vous
- avez misé, et vous disposerez alors de 120 euros sur la
- table. Si le résultat est pile, le casino prend 17 % de votre
- mise et il vous restera donc 83 euros. Vous pouvez jouer
- autant de fois que vous le souhaitez. À chaque fois, vous
- gagnez 20 % de ce qui est sur la table si le tirage donne
- face, et vous en perdez 17 % si le tirage donne pile.
- Devriez-vous accepter de jouer à ce jeu ?
- Vous pourriez faire deux raisonnements, tous deux
- plutôt convaincants, pour vous aider à prendre la bonne
- décision. Vous pouvez penser : « La probabilité de gagner
- 20 euros est de ½, et la probabilité de perdre 17 euros
- est de ½. Mon espérance de gain au premier tirage est
- donc :
- ½ × (+ 20 €) + ½ × (− 17 €) = 1,50 €.
- Cette espérance est positive. En d’autres termes, mes
- chances de gagner et de perdre sont égales, mais la
- somme récoltée si je gagne sera supérieure à celle
- perdue dans le cas contraire. » De ce point de vue, il
- semble avantageux de jouer à ce jeu.
- Ou bien, comme un joueur d’échecs, vous pourriez
- anticiper plusieurs coups : « Et si je jouais à ce jeu
- 10 parties successives de pile ou face ? Un résultat
- vraisemblable est qu’il y aura 5 ‘‘pile’’ et 5 ‘‘face’’. Or
- chaque fois qu’un ‘‘face’’ apparaît, ma mise est
- multipliée par 1,2, tandis que chaque fois que c’est
- ‘‘pile’’, ma mise est multipliée par 0,83. Après 5 victoires
- et 5 défaites, dans n’importe quel ordre, le montant dont
- je disposerai sur la table sera donc :
- 1,2 × 1,2 × 1,2 × 1,2 × 1,2 × 0,83 × 0,83 × 0,83 × 0,83 ×
- 0,83 × 100 € = 98,02 €.
- Autrement dit, je perdrai environ 2 € de ma mise initiale
- de 100 €. » Avec un peu plus de calculs, on pourrait voir
- qu’il faut environ 93 victoires pour compenser 91 pertes.
- De ce point de vue, il semble désavantageux de jouer à ce
- jeu.
- La contradiction entre les deux arguments présentés ici
- peut paraître surprenante à première vue, mais elle est
- bien connue en théorie des probabilités et en finance.
- Son lien avec les inégalités de richesse l’est toutefois
- moins. Pour étendre la métaphore du casino aux
- mouvements des richesses dans une économie
- (excessivement simplifiée), imaginons un système de
- 1 000 individus qui s’engagent dans des échanges deux à
- deux. Supposons que chacun détienne une certaine
- somme initiale (qui pourrait être exactement la même
- pour tous). Choisissons deux agents au hasard et
- demandons-leur d’effectuer des transactions, puis
- faisons de même avec deux autres agents, et ainsi de
- suite. En d’autres termes, ce modèle suppose des
- transactions séquentielles entre des paires d’agents
- choisies au hasard. Notre plan est d’effectuer des
- millions ou des milliards de transactions de ce genre
- dans notre groupe de 1 000 personnes et de voir
- comment la richesse sera finalement distribuée.
- À quoi ressemble une transaction entre deux agents ?
- Comme les gens évitent naturellement d’être ruinés,
- nous supposons que le montant en jeu, que nous
- noterons Δw (se prononce « delta w »), ne représente
- qu’une fraction fixe de la richesse de la personne la plus
- pauvre, Shauna. De cette façon, même si Shauna perd
- dans une transaction avec la personne la plus riche,
- appelons-la Éric, la somme perdue restera toujours
- inférieure à sa propre fortune totale. Cette hypothèse
- n’est pas déraisonnable et, en fait, elle tient compte
- d’une limite que la plupart des gens s’imposent
- instinctivement dans leur vie économique.
- Pour commencer – juste parce que ces chiffres nous sont
- familiers –, supposons que Δw représente 20 % de la
- richesse w de Shauna si elle gagne, et – 17 % de w si elle
- perd. En fait, notre modèle suppose que les
- pourcentages de gain et de perte sont égaux, mais cela
- ne modifie pas le résultat général (cela découle du fait
- que (1 + a) (1 – a) = 1 – a2, qui est strictement inférieur
- à 1 pour tout nombre réel a non nul censé représenter la
- fraction de gain, par exemple 0,2 pour Δw = 20 %). De
- plus, une valeur de Δw supérieure ou inférieure ne fera
- que déformer l’échelle de temps, de sorte qu’il faudra
- plus ou moins de transactions avant d’être en mesure de
- voir le résultat final, lequel restera inchangé.
- Puisque notre objectif est de modéliser une économie de
- marché équitable et stable, commençons par supposer
- que personne n’a d’avantage d’aucune sorte. Pour
- déterminer la direction dans laquelle Δw est déplacé,
- tirons donc simplement à pile ou face. Si c’est face,
- Shauna récolte d’Éric 20 % du montant qu’elle détenait ;
- si c’est pile, elle doit en donner 17 % à Éric. Ensuite, on
- choisit au hasard une autre paire d’agents parmi les
- 1 000 et l’on recommence. Faisons-le 1 million ou 1
- milliard de fois. Que se passe-t-il ?
- Si l’on simule cette économie, qui est une variante du
- modèle de vide-grenier, on obtient un résultat
- remarquable : après un grand nombre de transactions,
- l’un des agents finit par devenir un « oligarque » qui
- détient pratiquement toute la richesse, et les 999 autres
- se retrouvent avec pratiquement rien. Peu importe
- quelle était la richesse initiale de chacun. Peu importe
- que tous les tirages à pile ou face aient été ou non
- absolument équitables. Il importe peu que l’espérance de
- gain de l’agent le plus pauvre soit positive dans chaque
- transaction, alors que celle de l’agent le plus riche est
- négative. N’importe quel agent de cette économie peut
- devenir l’oligarque – en fait, tous ont la même chance de
- le devenir si leur richesse initiale est la même. En ce
- sens, il y a égalité des chances. Mais un seul d’entre eux
- devient l’oligarque, et tous les autres voient leur richesse
- moyenne décroître vers zéro à mesure que les
- transactions se multiplient. Et pour couronner le tout,
- plus le rang de richesse d’une personne est bas, plus la
- diminution est rapide.
- Ce résultat est d’autant plus surprenant qu’il est valable
- même si tous les agents ont une richesse initiale
- identique et sont traités de façon symétrique. Les
- physiciens décrivent les phénomènes de ce type comme
- des « brisures de symétrie ». Le tout premier tirage à pile
- ou face transfère de l’argent d’un agent à l’autre, ce qui
- crée un déséquilibre entre les deux. Et une fois que l’on a
- des disparités de richesse, aussi petites soient-elles, les
- transactions successives enrichiront peu à peu les agents
- les plus riches au détriment des plus pauvres, amplifiant
- ainsi les inégalités jusqu’à ce que le système devienne
- oligarchique.
- Si des inégalités sont présentes dès le départ, la richesse
- de l’agent le plus pauvre diminuera probablement le plus
- rapidement. Au profit de qui ? Elle doit aller à des agents
- plus riches, puisqu’il n’y a pas d’agents plus pauvres. La
- situation n’est pas bien meilleure pour le deuxième
- agent le plus pauvre. À long terme, tous les participants
- à cette économie, sauf les plus riches, verront leur
- richesse décroître exponentiellement. Dans des articles
- indépendants parus en 2015, mes collègues et moi, à
- l’université Tufts, et Christophe Chorro, de l’université
- Panthéon-Sorbonne, à Paris, ont prouvé
- mathématiquement ce que les simulations d’Anirban
- Chakraborti avaient découvert, à savoir que le modèle de
- vide-grenier déplace la richesse inexorablement d’un
- côté à l’autre.
- Cela signifie-t-il que les agents les plus pauvres ne
- gagnent jamais ou que les agents les plus riches ne
- perdent jamais ? Pas du tout. Encore une fois, la
- configuration ressemble à celle d’un casino : tantôt on
- perd, tantôt on gagne, mais plus on reste longtemps
- dans le casino, plus on risque de perdre. Le libre marché
- est, pour l’essentiel, un casino que l’on ne peut jamais
- quitter. Lorsque le petit flux de richesse décrit plus haut,
- qui passe du pauvre au riche dans chaque transaction,
- est multiplié par les 7,7 milliards d’individus de la
- population mondiale et par le très grand nombre de
- transactions qu’ils font, le petit flux devient un torrent,
- et l’inégalité de richesse s’accentue inévitablement.
- Quand la richesse se condense
- On pourrait bien sûr se demander si ce modèle, même
- s’il est mathématiquement exact, a quelque chose à voir
- avec la réalité. Après tout, il décrit une économie
- totalement instable qui dégénère inévitablement en une
- oligarchie extrême, et une telle oligarchie n’existe pas
- dans le monde réel. Effectivement, le modèle de videgrenier ne permet pas à lui seul d’expliquer la répartition
- empirique de la richesse. Pour pallier ce défaut,
- plusieurs collègues, à l’université Tufts, et moi l’avons
- affiné de trois façons pour le rendre plus réaliste.
- Dans un article publié en 2017, nous avons incorporé au
- modèle une redistribution de la richesse. Pour qu’il reste
- suffisamment simple, nous avons imposé que chaque
- agent fasse, après chaque transaction, un pas vers la
- richesse individuelle moyenne. La taille de ce pas était
- une fraction, notée χ (la lettre grecque chi), de la
- différence entre la richesse de l’agent et la richesse
- moyenne. Cela équivaut à un impôt sur la fortune pour
- les riches (le taux d’imposition par unité de temps est χ)
- et à une subvention complémentaire pour les pauvres.
- L’effet est de transférer de la richesse de ceux qui sont
- au-dessus de la moyenne à ceux qui sont au-dessous.
- Nous avons constaté que cette simple modification
- stabilise la répartition des richesses et empêche
- l’apparition d’une oligarchie. Étonnamment, cela a
- permis à notre modèle d’être en accord à mieux que 2 %
- près avec les données empiriques sur la répartition de la
- richesse aux États-Unis et en Europe entre 1989 et 2016.
- Le paramètre unique χ semble résumer l’effet d’une
- multitude d’impôts ou taxes et de subventions qu’il
- serait beaucoup trop difficile de prendre en compte
- séparément dans un modèle aussi schématique que
- celui-ci.
- En outre, il est bien documenté que les riches
- bénéficient d’avantages économiques systémiques, tels
- que des taux d’intérêt plus bas sur les prêts et de
- meilleurs conseils financiers, alors que les pauvres
- souffrent de désavantages économiques systémiques tels
- que les prêts sur salaire et le manque de temps pour faire
- des achats aux meilleurs prix. Comme l’écrivain James
- Baldwin l’a dit un jour : « Quiconque a déjà lutté contre
- la pauvreté sait à quel point il est coûteux d’être
- pauvre. »
- Par conséquent, dans le même article de 2017
- mentionné ci-dessus, nous avons aussi tenu compte de
- ce que nous appelons l’avantage lié à la richesse. Nous
- avons biaisé le tirage à pile ou face en faveur de
- l’individu le plus riche d’une quantité proportionnelle à
- un nouveau paramètre ζ (la lettre grecque zêta),
- multiplié par le rapport entre la différence de richesse
- des deux agents et la richesse moyenne. Ce raffinement
- assez simple, qui représente et résume une multitude de
- biais en faveur des riches, améliore l’accord entre le
- modèle et la partie supérieure des distributions de
- richesse constatées.
- L’inclusion du biais lié à la richesse reproduit le
- phénomène d’oligarchie partielle et en donne aussi une
- définition mathématique précise. Chaque fois que l’effet
- de l’avantage lié à la richesse obtenue dépasse celui de la
- redistribution (plus précisément, chaque fois que ζ est
- supérieur à χ), une fraction infinitésimale de la
- population détient une proportion non nulle, égale à
- 1 – χ/ζ, de la richesse de la société. L’apparition de
- l’oligarchie partielle est en fait une transition de phase
- pour un autre modèle de transactions économiques,
- comme l’ont décrit pour la première fois en 2000 les
- physiciens Jean-Philippe Bouchaud, président de la
- société Capital Fund Management et professeur à l’École
- polytechnique, à Palaiseau, et Marc Mézard, de l’École
- normale supérieure, à Paris. Dans notre modèle, quand ζ
- est inférieur à χ, le système n’a qu’un seul état stable,
- dépourvu d’oligarchie ; lorsque ζ est supérieur à χ, un
- nouvel état, oligarchique, apparaît et devient l’état
- stable (voir l’encadré 3). Le modèle du vide-grenier à
- deux paramètres (χ et ζ) ainsi obtenu est capable de
- reproduire à 1 ou 2 % près les données empiriques sur la
- répartition de la richesse aux États-Unis et en Europe
- entre 1989 et 2016.
- Une telle transition de phase a peut-être joué un rôle
- crucial dans la concentration de richesse qui a suivi
- l’éclatement de l’Union soviétique en 1991. L’imposition
- aux anciens États de l’URSS d’une « thérapie de choc »,
- comme on a surnommé cette stratégie économique, a
- entraîné une forte diminution de la redistribution de la
- richesse (c’est-à-dire une diminution de χ) par leurs
- gouvernements et un bond concomitant de l’avantage lié
- à la richesse (augmentation de ζ) sous l’effet combiné
- des soudaines privatisations et déréglementations. La
- baisse de « température » χ/ζ qui en a résulté a provoqué,
- dans les anciens pays communistes, une concentration
- de la richesse, et ces pays sont devenus oligarchiques
- presque du jour au lendemain. À ce jour, on peut
- qualifier d’oligarchies au moins 10 des 15 anciennes
- républiques soviétiques.
- Une troisième amélioration de notre modèle, en 2019, a
- consisté à y inclure la richesse négative – l’un des
- aspects les plus inquiétants des économies modernes. En
- 2016, par exemple, environ 10,5 % de la population
- étatsunienne était endettée en raison de prêts
- hypothécaires, de prêts étudiants et autres. Nous avons
- donc introduit un troisième paramètre, noté κ (la lettre
- grecque kappa), qui décale la distribution de richesse
- vers le bas et qui prend donc en compte la richesse
- négative. Nous avons supposé que la richesse la plus
- faible que l’agent le plus pauvre pouvait détenir à tout
- moment était – S, où S est égal à κ fois la richesse
- moyenne par individu. Avant chaque transaction, nous
- avons prêté de la richesse S aux deux agents afin que
- chacun ait une richesse positive. Ils ont ensuite effectué
- leurs transactions selon le modèle de vide-grenier
- étendu, décrit plus haut, après quoi ils ont tous les deux
- remboursé leur dette S.
- Le modèle à trois paramètres (χ, ζ, κ) ainsi obtenu,
- nommé « modèle affine de richesse », est en mesure de
- s’accorder avec les données empiriques sur la répartition
- de la richesse aux États-Unis à moins de 0,15 % près sur
- une période de trois décennies. Avec les données
- européennes pour 2010, l’accord est généralement
- meilleur qu'à 0,35-0,5 % près.
- Pour effectuer ces comparaisons avec les données
- réelles, nous avons dû résoudre le « problème inverse ».
- En d’autres termes, la répartition empirique de la
- richesse étant donnée, il nous a fallu déterminer les
- valeurs de χ, ζ et κ pour lesquelles les résultats du
- modèle sont les plus proches des données. À titre
- d’exemple, pour décrire la distribution de richesse des
- ménages américains en 2016, les paramètres optimaux
- sont χ = 0,036, ζ = 0,050 et κ = 0,058. Nous avons
- confronté le modèle affine de richesse à des données
- empiriques provenant de nombreux pays et époques. À
- notre connaissance, il décrit les données sur la
- répartition de la richesse avec plus de précision que tout
- autre modèle existant.
- Ruissellement vers le haut
- Il est remarquable que le modèle de répartition de la
- richesse qui s’ajuste le mieux aux données empiriques
- soit un modèle qui serait complètement instable sans
- redistribution, plutôt qu’un modèle fondé sur un
- supposé équilibre des forces du marché. En fait, ces
- modèles mathématiques démontrent que, loin de
- « ruisseler » vers les pauvres, la tendance naturelle de la
- richesse est de s’écouler vers le haut, de sorte que la
- répartition « naturelle » de la richesse dans une
- économie de marché correspond à une oligarchie totale.
- Seule la redistribution fixe des limites à l’inégalité.
- Les modèles mathématiques attirent également
- l’attention sur l’influence énorme qu’ont la rupture de
- symétrie, le hasard et les avantages préalables (dus par
- exemple aux héritages) sur la distribution de la richesse.
- Et la présence d’une rupture de symétrie va à l’encontre
- des arguments qui justifient les inégalités de richesse
- par l’idée que les individus portent l’entière
- responsabilité de leurs résultats économiques
- simplement parce qu’ils effectuent des transactions
- volontairement ou par l’idée que l’accumulation de
- richesses résulte de l’intelligence et des efforts investis.
- Il est vrai que la position d’un individu sur le spectre de
- la richesse est corrélée dans une certaine mesure à ces
- attributs, mais la forme globale de ce spectre peut
- s’expliquer à mieux que 0,33 % près par un modèle
- statistique qui les ignore complètement. Le hasard joue
- un rôle beaucoup plus important que celui qu’on lui
- attribue d’habitude ; aussi, la glorification dont
- bénéficient généralement les riches dans les sociétés
- modernes et, inversement, la stigmatisation des pauvres
- sont totalement injustifiées.
- Qui plus est, seul un mécanisme de redistribution
- soigneusement conçu est en mesure de compenser, dans
- une économie de marché, la tendance naturelle des
- richesses à passer des pauvres aux riches. On confond
- souvent redistribution et impôts, mais les deux notions
- doivent rester bien distinctes. Les citoyens versent des
- impôts à leur gouvernement pour financer les activités
- de ce dernier. Quant à la redistribution, les
- gouvernements peuvent la mettre en œuvre, mais il est
- préférable de la considérer comme un flux de richesses
- entre personnes destiné à compenser les injustices
- inhérentes à l’économie de marché. Dans un système de
- redistribution uniforme, tous ceux dont la richesse est
- inférieure à la moyenne recevraient des fonds nets,
- tandis que tous ceux plus riches que la moyenne
- paieraient. Et c’est précisément parce que les niveaux
- actuels d’inégalité sont si extrêmes que les bénéficiaires
- seraient beaucoup plus nombreux que les payeurs.
- Étant donné la complexité des économies réelles, nous
- trouvons gratifiant qu’une approche analytique simple
- développée par des physiciens et des mathématiciens
- décrive les distributions réelles de richesse de plusieurs
- pays avec une aussi grande précision. Il est également
- assez curieux de constater que ces distributions
- présentent des caractéristiques subtiles mais essentielles
- de systèmes physiques complexes. Et surtout, le fait
- qu’une esquisse aussi simple et plausible du libre marché
- fasse apparaître qu’il est tout sauf libre et équitable
- devrait être à la fois un motif d’inquiétude et un appel à
- l’action.
- Article paru dans
- Pour la Science n°507 - Janvier 2020
- En savoir plus
- Jie Li et al., The affine wealth model : An agent-based model of asset exchange that
- allows for negative-wealth agents and its empirical validation, Physica A, vol. 516,
- pp. 423-442, 2019.
- A. Devitt-Lee et al., A nonstandard description of wealth concentration in large-scale
- economies, SIAM Journal on Applied Mathematics, vol. 78(2), pp. 996-1008, 2018.
- J.-P. Bouchaud et M. Mézard, Wealth condensation in a simple model of
- economy, Physica A, vol. 282, pp. 536-545, 2000.
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