> Salut x,
>
> J'apprécie beaucoup que tu prennes toujours la peine de me faire
> parvenir tes nouvelles, mais je vais devoir être ingrat et même
> désagréable et te demander poliment de ne plus m'envoyer non pas de
> tes nouvelles, mais de ces nouvelles-là.
>
> Je confesse, je ne suis pas vraiment intéressé par tes récits de
> voyage, pire encore, la lecture pénible de tes itinéraires
> phineas-foggesques provoque en moi des sensations de haine, de
> dégoût, de tristesse, bref, toutes sortes d'affects tristes dont
> j'aimerais autant me passer et donc je crains qu'elles ne finissent
> réellement par provoquer en moi d'authentiques ulcères ou autres
> crises d'urticaires, n'ayant déjà plus grand-chose à perdre sur le
> plan capillaire.
>
> Nous avons déjà échangé au sujet de nos différends politiques et je
> crois pas que l'un ou l'autre ayons réellement changé d'avis depuis,
> et recevoir ce qui m'apparaît comme un compte-rendu tout
> pipou-woke-et-safe d'un type qui a le bilan carbone mensuel d'une
> région du Mozambique avec des coeurs et langage épicène ne fait
> qu'exacerber un certain mal-être personnel vis à vis à certains
> traits de l'air du temps, traits qui me semblent assez bien portés
> par le contenu de ces messages de nouvelles, à la fois personnels
> mais impersonnels (à qui sont-ils envoyés ?), à la fois superficiels
> et profonds, qui semblent certainement mettre en valeur ta vie.
>
> J'apprécie de te connaître et ce qu'on a pu vivre ensemble mais
> j'aimerais autant échanger ou discuter autrement qu'en lisant une
> liste de capitales en me disant que tu as pu les visiter et tirer
> toutes sortes de photos, sans doute splendides au demeurant, mais
> virtuellement impossibles à différencier de celles qu'on trouverait
> sur internet en cherchant tel ou tel lieu.
>
> Ma relation aux voyages est sans doute compliquée. J'ai dû me lasser
> des voyages vers 14-15 ans, au moment où Internet devenait
> essentiellement plus intéressant, exotique et grisant que n'importe
> quelle destination terrestre aussi lointaine soit-elle, sans doute
> un privilège de gosse de riche. Mais le voyage a définitivement
> perdu son lustre depuis. Je n'ai aucune envie de voyager. Je ne vais
> au Maroc que pour voir ma famille parce que mon père vit mal que je
> n'y aille pas. Je conçois aisément que ton rapport au voyage soit
> différent, sans doute que tu vis une certaine revanche sociale, une
> espèce de happy-ending qui viendrait couronner une belle ascension
> méritocratique où à la fin de l'histoire, les efforts des uns sont
> reconnus et adéquatement récompensés. À la limite, je pense que si
> nos rôles étaient échangés, nous ferions l'un et l'autre ce que
> l'autre fait actuellement. Mais ce qui m'ennuie, c'est le décalage
> entre le ton très sympathique au demeurant, très safe, bienveillant
> machin bidule, et puis à côté les images qui se précipitent dans ma
> tête quand j'imagine le ciel, incessamment zebré de vols
> long courriers, remplis de touristes impatients à l'idée de débarquer
> enfin dans le lieu du désir, mais aussi des articles relativement
> préoccupants.
>
> https://www.independent.co.uk/environment/climate-crisis-glaciers-melting-collapse-thwaites-hole-western-antarctic-a9320766.html
>
> https://www.wired.com/story/abrupt-permafrost-thaw/
>
> Le souci, c'est que je peux pas ne pas voir les boucles de
> rétroaction qui ont lieu, je ne peux pas ne pas imaginer le
> permafrost sibérien fondre, je ne peux pas concevoir que la
> libération de milliards de tonnes de méthane ne provoquera pas un
> emballement du réchauffement climatique parce que je ne peux pas
> concevoir que le CO2 n'absorbe pas dans l'infrarouge, parce que je
> ne peux pas concevoir que le méthane ne soit pas un gaz 84 fois plus
> efficace que le CO2 en termes d'effet de serre, parce que je ne peux
> pas concevoir que les lois de la nature cessent de s'appliquer parce
> qu'on est sympas, qu'on a de bonnes intentions etc. Je ne peux pas
> concevoir que l'océan soit exempté d'effet de dilatation thermique,
> que l'albédo ne puisse descendre, je ne peux pas ne pas voir tous
> les mécanismes de feedback qui font qu'un déséquilibre infime finira
> nécessairement par rendre l'océan acide au point où les catastrophes
> en cascades deviendront irréversibles.
>
> https://amp.cnn.com/cnn/2020/01/13/world/climate-change-oceans-heat-intl/index.html
>
> Je ne peux pas ne pas voir ça. Alors je fais comme je peux. J'essaie
> de ne pas y penser, ou au contraire, j'essaie d'y penser sur le mode
> de l'action politique, ou sur le mode relativement impersonnel du
> problème philosophique, de l'enjeu multiséculaire, structural,
> historique, économique, politique, culturel et existentiel. J'essaie
> de me battre, à mon niveau, j'essaie d'écrire un livre de
> philosophie. J'essaie. Du mieux que je peux. Mais quand je reçois
> tes mails, ben je n'y arrive plus. Tout ce contre quoi je passe mon
> temps à mon battre, tous ces fantômes qui me retournent les
> entrailles, l'exorcisme cesse instantanément et tout revient,
> associé à l'image béate d'une petite centaine de touristes blands,
> rondouillards, bien nourris, wokes, contents dans leur petit avion
> avec ses petits réacteurs, d'aller passer leurs petites vacances et
> de prendre leurs petites photos et de revenir, satisfaits d'avoir vu
> une fois de plus que le monde, même loin, restait le même buffet à
> volonté obscène qui, sans pudeur aucune, s'offre à nous pour être
> consommé.
>
> Enfin bref, j'espère que tu ne prendras pas mal tout ça, ça fait un
> moment que je voulais le dire, mais au début je pensais que j'étais
> juste aigri, mais à force de recevoir les mails un peu toujours
> structurés pareils, j'ai fini par me dire par effet de répétition
> que peut-être que je devrais le dire. En tout cas, ça ne veut
> absolument pas dire que je ne souhaite pas rester en contact avec
> toi, mais pas vraiment sur ce mode.
>
> Sincèrement,
y