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Mar 3rd, 2015
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  1. La Cour des comptes, cerbère de l’austérité
  2. A mesure que s’érodait le crédit des néolibéraux réclamant une nouvelle purge sociale, l’influence d’une institution créée par l’Empire et jugée au-dessus de la mêlée, la Cour des comptes, s’y est substituée. Ses magistrats prestigieux et son médiatique président s’emploient donc désormais, non sans succès, à offrir un vernis de respectabilité aux politiques d’austérité les plus rigoureuses.
  3. par Sébastien Rolland, novembre 2013
  4. Turpitudes de la déroute du Crédit lyonnais en 1995, frasques des responsables de l’Association pour la recherche sur le cancer (ARC) en 1996, etc. : longtemps, la Cour des comptes a « épinglé ». Désormais, elle « exige des économies ». Légat de l’orthodoxie financière élaborée à Bruxelles ou au Fonds monétaire international (FMI), son premier président, M. Didier Migaud, est vénéré par les médias français. Le 27 juin 2013, sa présentation du rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques (RSPFP) mobilisait le direct des chaînes d’information. Le soir même, l’ancien député socialiste (par ailleurs ancien président de la commission des finances de l’Assemblée nationale) accordait des entretiens au Monde, à La Chaîne info (LCI), à « Soir 3 », puis, le lendemain, à Europe 1 et à BFM Business. « C’est Migaud qu’il faut comme premier ministre », concluait Le Figaro une semaine plus tard.
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  6. S’agirait-il vraiment d’une promotion ? Les premiers budgets du gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault ont été élaborés sur la base des « cadrages » de la Cour : 33 milliards d’euros d’économies à réaliser en 2013, 28 milliards en 2014 et en 2015. Non pas tant parce que M. François Hollande en serait issu : l’actuel président de la République a très peu travaillé au sein d’une institution qu’il a même moquée publiquement. Ce ne sont pas non plus les talents particuliers de M. Migaud qui expliquent le pouvoir de l’instance qu’il dirige : en interne, la comparaison avec certains de ses prédécesseurs — M. Pierre Joxe (premier président de 1993 à 2001) ou Philippe Séguin (de 2004 à 2010) — le dessert. Les réformes conduites depuis les années 1990 expliquent davantage la transformation de la Cour. Quand M. Migaud en prend la direction, en 2010, nommé par le président Nicolas Sarkozy, la mutation est déjà très avancée.
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  8. Président de la commission des finances de l’Assemblée nationale entre 2007 et 2010, l’homme est par ailleurs souvent présenté comme le « père de la LOLF [loi organique relative aux lois de finances] ». De 1998 à 2001, au Parlement, il conduit le projet, qui décline les préconisations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour améliorer les « performances » de la dépense publique. Il a l’appui de la Cour des comptes, dont les magistrats les plus modernisateurs militent depuis longtemps en faveur d’une révision de la « constitution budgétaire ». Celle-ci a été défendue en 1995 par M. Jean Picq, conseiller maître à la Cour, dans son rapport « L’Etat en France : servir une nation ouverte sur le monde ». En 1989 déjà, le Club Cambon lui avait consacré un colloque. Ce cercle de réflexion, composé de magistrats de la Cour et baptisé du nom de la rue parisienne où elle a son siège, se caractérise par sa béatitude devant le modèle d’évaluation du Government Accountability Office (GAO) américain. L’institution accompagne donc une réforme qui la réinvente en lui permettant de casser son image d’archaïsme (la fonction juridictionnelle qu’elle remplit date du XIVe siècle), d’inutilité (ses publications formulent alors des généralités sans incidence concrète) et d’improductivité (ses magistrats la fréquentent surtout comme une sorte de club).
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  10. Sous couvert d’information des citoyens
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  12. Elle contribue à la réflexion parlementaire en se référant au modèle du National Audit Office (NAO). Créé en 1983 par Margaret Thatcher pour passer les dépenses publiques au crible du rapport coût/efficacité, celui-ci use de méthodes proches de celles des cabinets privés. Au Royaume-Uni, ses conclusions alimentent les travaux du comité des comptes publics de la Chambre des communes, qui formule des recommandations auxquelles les administrations doivent donner suite. Dans un rapport déposé en 1999, M. Migaud explique vouloir lui aussi « s’inspirer de cette dynamique, afin de maîtriser la dépense publique » : le dispositif a contribué à faire baisser celle-ci de dix points de produit intérieur brut (PIB) lors du second mandat de Thatcher.
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  14. Adoptée en 2001, la réforme budgétaire française viserait ainsi à « graver dans le marbre des principes de déclin de la dépense publique », selon les mots de Mme Marie-Claude Beaudeau, alors sénatrice communiste. Plutôt qu’une avancée démocratique, le renforcement des liens entre le Parlement et la Cour des comptes se traduit d’abord par un alignement sur le modèle anglo-saxon : l’institution de contrôle intervient comme un « chien de garde » (watchdog) qui vérifie, grâce à des indicateurs de performance, l’« efficacité » de l’exécution budgétaire, politique publique par politique publique. Un chien méchant avec les fonctionnaires des ministères suspectés d’être dépensiers et de gaspiller, par vocation ou par incompétence.
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  16. Le dispositif impose également de nouvelles normes comptables : le recours délibéré à l’endettement et la montée en puissance du financement obligataire impliquent de procurer aux investisseurs les informations qu’ils exigent déjà des entreprises sur leurs engagements ou leurs situations patrimoniales. Depuis 2006, la Cour certifie la fiabilité de ces données auprès des marchés financiers, comme le fait un commissaire aux comptes à destination des actionnaires. Elle détourne ainsi des moyens importants pour garantir la « qualité de la signature française ». Les exigences spécifiques de la certification, et notamment l’application des normes d’audit internationales, l’obligent à employer des experts issus des cabinets d’audit privés : quarante en 2012, soit 10 % de ses effectifs dévolus aux contrôles.
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  18. Quand la loi organique entre en vigueur, en 2006, Séguin dirige la Cour des comptes depuis deux ans. L’ancien opposant au traité de Maastricht s’est alors rallié à la doxa économique, et donc à la réforme en cours. Conformément à son esprit, il obtient de M. Jacques Chirac à la fois l’autonomie budgétaire de la Cour vis-à-vis du ministère de l’économie et des finances et un droit de regard sur les suites apportées par les administrations à ses observations.
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  20. Mais il réussit surtout à faire de l’instance qu’il préside une référence obligée pour tout ce qui concerne les finances publiques. En décembre 2005, M. Michel Pébereau avait remis un rapport intitulé « Rompre avec la facilité de la dette publique », qui avait eu un retentissement considérable, imposant dans le débat pu-blic « l’image du bébé qui naît avec 20 000 euros de dette “sur le paletot” (1) ». Séguin décide donc que le rapport publié chaque année en février s’ouvrira dorénavant par un chapitre sur le même sujet. Il impose également la publication, en juin, d’un nouveau RSPFP. Servie par son bagou de « bon client » médiatique, cette double actualité annuelle assoit le nouveau rôle de la Cour en matière de finances publiques.
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  22. Le bicentenaire de l’institution, en 2007, et la révision constitutionnelle de 2008 donnent l’occasion de célébrer ces évolutions — et d’en proposer de nouvelles. Le 5 novembre 2007, M. Sarkozy vient rue Cambon annoncer aux magistrats la transformation de la Cour en un « grand organisme d’audit et d’évaluation des politiques publiques ». Le 23 juillet 2008, le président de la République obtient du Parlement réuni en congrès l’inscription dans la Constitution d’un nouvel article (47-2) qui confie à la Cour cette mission d’évaluation. M. Migaud s’y consacrera après le décès de Séguin en janvier 2010.
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  24. L’évaluation implique de recourir à des experts issus des cabinets de conseil ou des instituts de sondage. Et elle impose aux fonctionnaires des méthodes inspirées de l’entreprise privée (2). Publié par la Cour des comptes en février 2012, le rapport d’évaluation « Les relations de l’administration fiscale avec les particuliers et les entreprises » préconise par exemple de « concevoir, piloter et mettre en œuvre une stratégie d’accueil multicanal optimisant l’efficience globale du dispositif d’information, de renseignement, d’accueil et de traitement des démarches des contribuables par la segmentation appropriée des publics et la rationalisation de l’utilisation des différents vecteurs », puis d’« établir de réels indicateurs de productivité mettant en regard l’évolution des effectifs et des coûts et celle des prestations rendues, mesurées en termes quantitatifs et qualitatifs ».
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  26. Consacrés en droit sous M. Sarkozy, les efforts de modernisation de la Cour seront récompensés politiquement par M. Hollande : à partir de 2012, ses magistrats dirigent plusieurs cabinets ministériels. M. Jérôme Filippini, conseiller maître, est nommé secrétaire général pour la modernisation de l’action publique (MAP), version socialiste de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Surtout, dès le début du quinquennat, l’institution se voit confier le copilotage de la politique budgétaire. Le 18 mai 2012, le premier ministre lui commande un audit des finances publiques dont les conclusions, inclues dans le RSPFP 2012, justifieront l’austérité. Les « efforts » supplémentaires imposés dans le budget 2014 (3) sont aussi justifiés par le rapport 2013 : « Ce que dit la Cour des comptes est vrai », déclare ainsi M. Ayrault le jour de sa publication.
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  28. Vraiment ? L’économiste Henri Sterdyniak objecte pourtant que « les magistrats de la Cour des comptes ne sont pas a priori des experts en macroéconomie (4) ». Pour remédier à cette lacune, les rapports, et notamment le RSPFP, s’appuient systématiquement sur les analyses d’autres institutions, comme le FMI quand il s’agit d’affirmer que mieux vaut réduire les dépenses qu’augmenter les impôts. Ils nourrissent ainsi la circulation circulaire de l’expertise libérale. Sous couvert d’« information des citoyens » — un objectif constitutionnel de la Cour depuis la révision de 2008 —, ils contribuent à la saturation du débat public : il faut « maîtriser » la dépense publique, rabâchent les évangélistes de Washington, de Bruxelles… et de la rue Cambon.
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  30. Le RSPFP 2013 innove en déclinant ce message sous forme de préconisations précises. Parmi celles-ci, l’augmentation de la durée de travail des fonctionnaires (p. 169), la diminution de leur salaire (p. 170) et la suppression de dix mille emplois dans l’administration (p. 172). Dans le même rapport, la Cour se montre attentionnée envers les fraudeurs : elle propose en effet de réduire le « coût de gestion de l’impôt » par la « modernisation des méthodes du contrôle fiscal » (p. 184) (5). Les magistrats de la Cour ont peut-être de la sympathie pour les redevables de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou de l’impôt sur le revenu calculé au taux marginal : le niveau moyen de rémunération d’un conseiller maître dépasse 7 000 euros net par mois.
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  32. La noblesse d’Etat peut donc se dispenser des services publics dont elle préconise le démantèlement. Elle sait aussi accaparer les positions de pouvoir qui justifient son existence et renforcent son influence. M. Migaud a ainsi obtenu de M. Hollande la présidence du Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Quatre magistrats de la Cour des comptes siègent avec lui parmi les onze membres de cette instance mise en place en 2013, dans le cadre des traités européens, pour chaperonner l’exécutif.
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  34. Alors que la Cour doit encore se contenter de recommandations, le HCFP pourra, lui, tordre le bras d’un gouvernement qui s’écarterait des objectifs fixés par la Commission européenne. Après la gestion par la performance imposée par la réforme de 2001 (LOLF), après la certification et l’évaluation, il s’agit d’une nouvelle atteinte à l’autonomie du pouvoir politique en matière financière.
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  36. Sébastien Rolland
  37. Journaliste.
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